Journal d’une communarde

Éliane MICHALON

Honorine Malland, déportée en Nouvelle Calédonie

1er Mai 1872 : Nous arrivons à Rochefort. Depuis Saint-Martin-de-Ré un léger crachin nous a accompagnées et a mouillé nos vêtements. J’ai froid. On nous fait monter sur le bateau. Une voix dure crie « Dépêchez-vous, dépêchez-vous » !

4 Mai 1872 : Première promenade sur le pont. Le soleil me réchauffe les os. Je respire fort. Trois jours sans voir le ciel. La lumière m’éblouit. La mer est calme, juste des petites vagues aux crêtes blanches, une légère ondulation, des mouettes passent en criant, je connais ces volatiles j’en ai vu parfois sur la Seine. Deux oiseaux immenses volent au-dessus du navire, une prisonnière dit que ce sont des albatros. Je revis, je lève mon visage vers le ciel pour sentir le soleil lécher mes joues, quel plaisir ! Des officiers, des femmes de fonctionnaires nous observent, ils se repaissent de ce spectacle, de notre défaite. Malgré le beau temps une odeur d’humidité imprègne mes vêtements.

6 Mai 1872 : Pas d’extérieur aujourd’hui nous sommes punies. Nous restons enfermées. Bouger me rend malade dans cette pièce sombre et encombrée. Je reste dans mon hamac qui par chance est près d’un hublot, je peux humer les embruns, essayer d’oublier les odeurs de transpiration, les relents de cuisine. J’avais gardé trois brins de menthe dans une poche de ma robe je les passe sous mes narines. Toute cette promiscuité ! Marie me berce avec ses chants bretons, sa voix est chaude et douce. Peut-être arriverai-je à dormir ?

7 Mai 1872 : Punition levée. A l’heure de la promenade je me précipite pour arriver dans les premières afin de pouvoir m’accouder au bastingage. A l’air libre il me semble que le vaisseau tangue moins. Comment font-ils ces marins pour grimper dans les cordages, grimper aux mâts, moi j’ai déjà du mal à marcher sur ce plancher savonneux. La vigie crie « Dauphins à tribord » un banc de poissons se rapproche, ils nous suivent en bondissant hors de l’eau, ils claquent joyeusement leur queue sur l’onde, ils nous accompagnent, je regarde leurs ventres blancs s’enfoncer dans les vagues vertes et ressortir un peu plus loin. Le spectacle dure plus d’une heure, puis les cétacés s’éloignent de nous. Louise dessine.

8 Mai 1872 : Je ne vis que pour cette bouffée d’air à l’extérieur, sans ce moment je crois que je me laisserais mourir. Pourtant cette immensité verte m’angoisse, quand reverrai-je la terre ? Aujourd’hui la mer est calme, transparente, infinie, pas de mouvement, le bateau semble immobile, le bois de la coque craque. Une brise légère serait la bienvenue. Le ciel est d’un bleu désespérant sans nuage .Deux hommes chantent une chanson de marins en enroulant des cordages. Les autres passagers se sont lassés de nous regarder comme des bêtes curieuses, ils nous évitent et nous ignorent.

9 Mai 1872 : Toujours cette absence de vent et cette mer létale. Nous n’avançons pas. La tension est palpable chez les membres de l’équipage comme chez les déportées. Le temps de sortie est réduit, il nous faut redescendre dans notre carré. Quelques livres circulent que nous lisons chacune à notre tour. J’ai terminé le mien. Allongée dans mon hamac gris j’écoute Noémie nous parler de l’anarchie. Mon couchage se balance doucement.

10 Mai 1872 : Enfin le vent s’est levé dans la nuit. Nous avons ouvert tous les hublots pour permettre à l’air de circuler et essayer de chasser ces odeurs répugnantes. L’humidité gluante colle à nos habits. Nous ne sommes autorisées à monter sur le pont qu’en fin d’après-midi. La journée se traîne. Louise est souffrante, je suis inquiète. Courte promenade à l’air libre. Tout a changé de couleurs, au nord de gros nuages viennent vers nous sur une mer sombre. Les matelots parlent d’un gros grain.

11 Mai 1872 : Première tempête, je n’ai jamais connu rien de tel. Nos couchettes voltigent. Les camarades hurlent dans l’obscurité. Tous les objets sont ballotés de bâbord à tribord et inversement dans un grand bruit. Les tinettes se renversent. Louise est allongée sur le sol, avec Nathalie nous la soutenons de notre mieux, nous nous serrons les unes contre les autres. Par moments nous parviennent des voix, ordres transmis à l’équipage, brutalité et peur. Nous percevons les pas précipités des hommes, le frottement des cordages au-dessus de nos têtes. Nous chantons pour avoir moins peur.

12 Mai 1872 : Je suis malade comme d’autres transportées. La tempête s’est calmée, mais un vent violent souffle encore agitant la frégate. A l’étage au-dessus on s’active sans doute pour réparer les dégâts. Je passe la journée couchée sur le plancher. Ma couverture est souillée. Je somnole. Noémie m’a donné un biscuit qu’elle a dû voler je ne sais où. Malgré les hublots ouverts on respire mal.

13 Mai 1872 : Nous voguons vers l’Afrique, le mauvais temps a disparu mais la chaleur augmente, et bientôt sera un nouveau tourment pour nous. Je vais mieux, le bateau tangue moins. L’eau est transparente, une tortue, très grosse nage un moment près de la frégate, rien à voir avec celles de nos campagnes. Le ciel est sans nuage, oppressant, il fait chaud sur le pont, alors dans cette pièce qui nous sert de dortoir nous étouffons.

14 Mai 1872 : Il fait beau. .Des signes annoncent la terre pour bientôt, les matelots astiquent gaiement le plancher en sifflotant, les mouettes de plus en plus nombreuses tournoient au-dessus du vaisseau en ricanant. Nous nous sentons plus légères, l’espoir renaît. .Je sais que c’est la première partie du voyage. Mais rien que l’idée de revoir la terre me met en joie. Des passagers se préparent à nous quitter.

15 Mai 1872 : Tôt ce matin un fracas de chaînes nous a réveillées .Je me précipite vers la lucarne. La terre, j’aperçois la terre ! Nous sommes à Dakar. .Une ville blanche se détache au-dessus des flots. Déjà je distingue des êtres qui s’affairent sur les quais, des chaloupes sont mises à la mer. Un lieutenant descend jusqu’à nous, il nous informe que le bâtiment va rester dix jours au mouillage à Dakar mais interdiction aux déportées de descendre à terre .J’avais oublié que j’étais prisonnière. Je suis anéantie, plus rien ne m’intéresse. Je ferme mon hublot.

La poterne des peupliers

Éliane MICHALON

Au début ils ne venaient que l’été          dès septembre après la vogue          ils redescendaient dans la ville          rue Romarin          au cinquième étage sans ascenseur          Marie peinait de plus en plus dans cet escalier aux  fossiles incrustés dans les marches          Louis portait les bagages          Une année après la récolte des noix          ils sont restés sur la colline          la maison, les pivoines, les iris          au fond du jardin une vigne          Louis aidé des voisins vendangeait          une piquette qui brulait l’estomac          de la rue Romarin ils n’ont gardé que les instruments de musique          les meubles ils les ont vendus          Marie chantait moins, la harpe prenait la poussière          longtemps elle restait assise dans la cuisine          sur le fourneau          dans une petite soupière blanche au motifs bleus          la soupe réchauffait          à la tombée de la nuit          elle appelait          Louis          il n’entendait pas toujours          il revenait vite de la cave          du fond du jardin          avec une salade, une bouteille d’Arquebuse          quelquefois le dimanche   après le repas          Marie chantait encore          les voisins l’entendaient          s’accompagnant de sa harpe          la semaine, l’hiver surtout          elle ne quittait guère la cuisine          elle  se déplaçait          difficilement          devant la table          ses pieds enflés posés sur un petit banc          elle épluchait les légumes ou cousait          elle était habile          toute une saison elle crochetait          pour réaliser un dessus de lit blanc          la petite fille des voisins venait les voir          avec un morceau de potiron une poignée de cerises          ils l’attendaient          Louis racontait la guerre          les tranchées          ses pieds qui n’avaient pas gelés grâce au papier journal dont il les avait entourés          l’enfant  assise sur le petit banc de Marie          n’écoutait pas vraiment          Marie brodait          l’un des deux presque toujours Louis ouvrait le grand placard sortait le bocal          plein de pastilles au ton pastel          qui fondaient          voluptueusement dans la bouche          la petite fille profitait de l’absence de Louis          elle pénétrait  dans le salon          tant d’objets la fascinaient          elle regardait avec envie          la dînette en porcelaine pour poupée          la harpe blanche          en cachette          d’un doigt elle effleurait les cordes          elle repartait toujours avec un présent          des bonbons, des noix          une robe pour sa poupée          une rose pour sa mère          tu reviendras          Promis.

Le voyage en train

Ana SURRET

Buffet de la gare

Caroline consulte sa montre : 19h50, son train part à 21h25. Elle laisse échapper un grand soupir d’aise, elle va enfin pouvoir se poser, s’accorder un peu de répit, ne plus penser au boulot et se mettre en condition pour apprécier ce énième voyage en train.

D’un pas décidé, traînant sa valise, elle s’approche de la gare qu’elle ne connaît pas.

Une grande curiosité l’anime. La pluie incessante jusqu’en fin d’après–midi a nimbé toutes choses d’une humidité tenace et elle ne distingue rien du décor du buffet à travers la buée qui adoucit juste un peu l’éclairage du lieu.

Elle doit pousser fort la porte retenue par un bloom puissant, pour que la porte s’ouvre enfin. Un mélange d’odeurs caractéristiques l’assaille. Au moins elle n’est pas dépaysée. Elle reconnaît celle des frites, de la choucroute et plus subtil, le relent du vin finissant de sécher au fonds des verres qui attendent sur les tables et le comptoir avant d’être lavés. C’est toujours comme ça après les repas du midi et du soir. Pour celui du midi il y a en plus l’arôme du café qui plane, s’évanouit pour mieux revenir l’envelopper lorsqu’on lui amène sa tasse. Elle peut classer les gares selon la qualité du café. Elle dit même qu’elle ne veut plus mettre les pieds dans certaines gares tant le café qu’elle a bu au comptoir de leur buffet est mauvais.

Derrière elle la porte se referme dans un grand déplacement d’air.

Ses lunettes sont embuées. Juste un instant elle s’amuse de cette vision filtrée comme à travers du verre dépoli. Elle ôte ses lunettes pour mieux embrasser le décor où elle va attendre son train en se restaurant.

Elle avise une table ronde le long du mur, en face du bar. Deux chaises sont placées de part et d’autre. Sur l’une elle pose son manteau, son sac et la sacoche de l’ordinateur, elle s’assied sur l’autre et tire sa valise entre les deux.

Une cimaise court le long du mur, au–dessus trois miroirs disposés à égale distance les uns des autres renvoient en trois exemplaires presque identiques, l’image de la salle qui n’est pas très grande. Caroline compte la présence de moins de trois douzaines de tables, la plupart de même taille que celle qu’elle a choisie, c’est–à–dire que l’on y tient à trois ou quatre personnes autour et encore en se serrant bien et pour ne prendre qu’une boisson.

Deux tables rectangulaires parallèles au mur de la porte par où elle est arrivée sont là pour les familles, les groupes de copains en partance pour un matche de l’AC Milan ou un départ en vacances. D’un coté une banquette en simili cuir d’un rouge passé et de l’autre des chaises, du même modèle que celle où elle a posé son céans, encadrent ces tables dignes d’un réfectoire.

Le bar en demi cercle est dupliqué par les miroirs qui multiplient les verres, les bouteilles, la fontaine à bière et le percolateur. Derrière le zinc, car le plateau est en zinc, vestige d’une époque où le formica n’avait pas encore détrôné les matériaux d’antan, un homme, cinquante ans, peut–être moins, les cheveux déjà rares et coupés courts, s’affaire à servir quelques clients paraissant seuls au monde.

Quel con, il a failli me faire rater le train

Porte 18, la voilà. Houa ! ça s’modernise à la SNCF, ils parfument les cabines !

Quel empoté, pouvait pas fermer sa valise comme il faut, j’ai failli tomber en marchant sur sa bombe de mousse à raser.

Me v’là tranquille pour au moins trois paires d’heures.

– Le wagon bar s’il vous plaît ?

– Voiture 12 Madame, de ce côté–ci

Il est bien aimable celui–là, pas comme le contrôleur hier soir.

– Je vous remercie Monsieur, bonne journée.

– A vous aussi Madame et bon séjour en Italie.

Ah, ces Italiens, dès qu’ils abordent une femme, ils draguent !

Aïe, c’est bondé.

– Pardon, pardon.

Un tabouret libre.

– Un thé au lait et deux croissants s’il vous plaît.

J’ai une faim de loup.

– Si Signorina.

– Bonjour, seriez–vous une compatriote ? Je suis de Dijon et vous ?

– Bonjour.

Plutôt directe celui–là.

– Je suis Française en effet.

Pas mal, pas mal, un peu bedonnant quand même.

– Je me présente, je m’appelle Gérard Richmont, je suis commercial dans les machines outils. Je vais à la foire de Milan où nous avons un stand. Vous aussi, vous allez à la foire ?

– Désolée, je ne vais pas à la foire.

Vite mon plus beau sourire de princesse dédaigneuse.

– Dommage, nous aurions pu nous croiser et boire un café ensemble.

– Oui, dommage en effet.

Quelle hypocrite je suis !

– Je n’aime pas être seul à l’étranger et le collègue qui devait m’accompagner s’est cassé la jambe au ski.

– C’est regrettable pour lui et je suis sûre que vous trouverez d’autres français à la foire, elle est très prisée des entreprises hexagonales.

– Vous avez raison. C’est que… je ne parle presque pas italien… Enfin, je verrai bien.

– Je vous souhaite une bonne réussite dans vos affaires. Au revoir Monsieur.

Plutôt collant celui–là

– Maguy !

– Caroline !

– Toi ici ?

– Si j’m’attendais à te trouver là.

– Et moi donc.

– T’as dormi dans l’train ?

– Evidemment, et toi ?

– J’suis à la 18 et toi ?

– A la 14.

– Tu vas à la foire de Milan, comme le grand benêt bedonnant qui m’a fait du gring au bar.

– Non, je vais voir ma tante Elisa, tu sais la sœur de ma mère. Et toi que vas–tu faire à Milan ?

– Je vais présenter à des investisseurs, un gros projet immobilier sur la cote basque.

– Ben mazette, tu vas devoir leur en mettre plein la vue car les Italiens sont plutôt retors en affaires.

– Je sais. Surtout que le boss qui devait venir avec moi, ne sera pas là, il a été contraint de rester à Paris. Tu imagines si je flippe.

– T’en fais pas, je connais ton talent, je suis sûre que tu sauras vendre ce projet.

– On fait notre valise en vitesse et on se retrouve au bar.

Le café fume dans les tasses.

– Maguy, tu peux pas savoir le plaisir que ça me fait de te voir.

– C’est réciproque et je regrette de ne pas t’avoir dit dans mon dernier courriel que je projetais d’aller en Italie. Nous aurions pu coordonner notre emploi du temps pour faire des choses ensembles.

– Tout n’est pas perdu, je ne rentre que dimanche. Mon rendez–vous avec les Italiens est aujourd’hui en fin d’après–midi. Avant je voulais faire les magasins. Demain je serai au salon de l’immobilier de montagne pour glaner des idées intéressantes sur le plan architectural et en ce qui concerne les aménagements intérieurs. Et samedi, je n’ai rien de prévu.

– C’est super, nous pourrons nous voir samedi. Je peux même te servir de guide pour une visite privée et insolite de Milan. Je te ferai découvrir plein de choses amusantes.

– D’accord, mais pour la tenue, ce sera jeans, baskets et doudoune, comme lorsque nous étions étudiantes, histoire d’oublier le boulot.

– Et nous draguerons les garçons, puis les laisserons plantés là !

Le tunnel

Zut, manquait plus qu’ça.

Où sont les boutons ?

Les v’là. Chauffage, non lumière.

Mais ça marche pas. Juste dans ce foutu tunnel qui n’en finit pas.

Qu’est–ce que j’ai fait tomber ?

Mon téléphone s’éteint. J’suis nulle, j’ai oublié de le recharger hier.

Qu’est–ce qu’ils foutent à coté ? Y s’battent ou ils se cognent partout.

À tâtons, je recense les objets autour de moi, trouve mon sac qu’une secousse plus forte que les autres met à terre avant de l’avoir empoigné. Aux bruits, je sais qu’il s’est renversé : cliquetis des clefs, son plus feutré des stylos et roulement doux dans la cadence du train de la mini bombe de laque. Le roulement s’arrête, la bombe a du se coincer quelque part. En déplaçant mon pied droit, je rencontre une bosse. Ma main suit ma jambe, frôle ma cheville et s’arrête sur mon portefeuille échappé lui aussi de mon sac.

Avec ma main gauche, je balaye le vide de plus en plus bas, jusqu’à tapoter le sol du bout des doigts. Deux stylos, mon poudrier, des feuillets que je mets un moment à identifier – sans eux je ne pourrai justifier la réservation de ma chambre d’hôtel, c’est un sésame ô combien précieux en cette période d’affluence de visiteurs à Milan.

J’ai l’impression de participer à une chasse aux trésors. Je sens ma bouche s’étirer dans un sourire et mes yeux se plisser de plaisir et me mets à genoux. Me revoilà toute petite fille, pas encore sûre de ses jambes, partant à l’exploration de l’univers des grands et mes parents riant de me voir me déplacer aussi vite sur les genoux.

Aïe ! Fais attention ma belle, cette cabine n’est pas ton salon. Tiens voilà ma laque et mon sac ! Ma main droite reconnaît la douceur de l’agneau de ma besace.

Je me redresse, un cahot m’envoie m’asseoir au fond de la banquette, tandis qu’un long grincement vrillant mes oreilles accompagne un ralentissement prononcé. Le train va si doucement que je peux compter le raccordement des rails. De mon exploration à ras le sol, je garde une odeur de poussière chaude dans le nez. C’est la même que dans mes souvenirs de voyage, l’hiver, pour aller chez ma grand–mère.

Finit quand ce tunnel ?

  • C’est où les toilettes ?

Sont fous ceux–là de se déplacer dans le noir ! Et comment vont–ils faire une fois aux toilettes ? Vont mettre la main dans la cuvette pour savoir si c’est pas le lavabo ?

  • Y–a quelqu’un ? dit une voix par l’entrebâillement de la porte
  • Oui !

Je claque la porte et mets le loquet. Une onde de chaleur et quelques frissons parcourent mon dos et mes mains deviennent de glace.

J’ai soif, mais je n’ose bouger. Dans le couloir, des frôlements de vêtements, des échanges à voix basse. Des talons frappent le sol dans le staccato lent du train, j’imagine une silhouette lourde se balançant du coté fenêtre puis du coté des cabines. Je perçois des voix mêlées venues de loin.

Et le train avance toujours avec la même lenteur.

J’aimerais mettre en parallèle son « tacata » avec le tic–tac d’une horloge et pourquoi pas aussi, calculer sa vitesse actuelle. Ouais, mais je ne connais pas la longueur des rails. Est–elle égale pour tous les morceaux ? Ça ressemble aux problèmes d’autrefois.

L’odeur de la poussière chaude n’est plus seule. Un doux parfum – que je connais bien puisque c’est le mien – arrive à mes narines. Y’aura plus besoin de désodorisant dans cette cabine, mais il y a à parier que je vais devoir trouver une parfumerie.

Quelle heure est–il ? Pourquoi je n’ai pas pris mon autre montre ?

La tête penchée vers la fenêtre, je scrute le noir uniforme. Il n’a pas une zébrure, on dirait même qu’il n’y a plus de vitre, le noir du dedans est égal à celui du dehors. Ou c’est le noir du dehors qui a envahi le dedans.

Debout, je plaque mes mains sur la vitre. Elle est froide et vibre sur toute sa largeur, sur toute sa hauteur. C’est ce que mes mains ont découvert en parcourant sa géographie.

J’écarte les doigts en éventail et laisse couler en moi les vibrations régulières. Elles rejoignent celles captées par mes pieds, je me sens en harmonie avec le train. Je me fonds dans le noir et j’accompagne le bruit du train d’une mélopée muette. Une lueur rouge balaie la vitre de droite à gauche à hauteur de mes mains. Tout aussi furtivement, une masse noire disparaît entre les doigts de ma main gauche. C’est la fin du tunnel.

Dans un noir ponctué de masses encore plus noires, des points lumineux se déplacent. Le train a repris de la vitesse. Je n’arrive plus à suivre son rythme. Je me rassois et j’attends, à l’écoute des bruits du wagon.

La fin du voyage

La lumière revenue, Caroline se rend au bar, elle a soif.

Tout en marchant elle se laisse distraire par le déséquilibre né du cahotement régulier du train et manque rentrer dans l’homme sorti juste devant elle, de la dernière cabine du wagon.

– Oh ! Pardon, j’vous avais pas vu.

– C’est moi qui m’excuse, je n’aurais pas dû sortir ainsi sans regarder.

Caroline a l’impression d’être passée au scanner par les yeux posés sur elle. Elle sent la chaleur lui monter aux joues.

Je vais au bar lui dit l’homme, je n’en peux plus de l’immobilité.

Elle s’entend répondre : moi aussi je vais au bar, faisons le chemin ensemble.

Il acquiesce d’un sourire et en trois enjambées il est déjà à la porte vitrée de l’autre wagon et se retourne.

– Alors, vous venez !

En courant elle le rejoint et reste dans ses pas, presqu’à le toucher. Il choisit une table et lui fait signe de s’asseoir face à lui.

Elle ose le regarder.

A sa taille – il la dépasse d’une tête – s’ajoute une élégance naturelle. Comme elle, il porte des lunettes. La rondeur des verres cerclés de fer lui donne une allure juvénile ; impression contredite par les mains solides qu’il a posées à plat sur la table.

Il commande deux cafés qu’ils boivent en silence en se regardant. Elle se perd dans l’iris presque aussi sombre que les cheveux bouclés de l’homme.

Il règle la note, lui prend la main et l’entraîne derrière lui. Elle se sent légère, une onde chaude monte dans ses entrailles.

Ils se plaquent côte à côte contre la vitre pour laisser passe un groupe. Le couloir vide, l’homme se tourne et pose sa main sur sa nuque. Une décharge électrique agace son épine dorsale.

Arrivés devant sa cabine, il la plaque contre la porte, fait écran de tout son corps et l’embrasse derrière l’oreille. Dans son dos sa main cherche la poignée, la porte s’ouvre, elle ne résiste pas, se laisse aller la bouche entrouverte, les yeux fermés. Une odeur de parfum d’homme, le bruit du loquet, quatre mains avides, deux corps enfiévrés, deux bouches ogresses…

Caroline est sagement assise sur le bord de la couchette de sa cabine et son stylo court à toute vitesse sur la feuille déjà emplie à demi de son écriture fine et serrée.

                        À Caroline

C’est incroyable ce qui m’arrive. Est–ce ça, que l’on appelle le coup de foudre ?

Il y a deux heures je ne savais même pas l’existence de ce garçon…

En relisant le début de la lettre, elle serre fort la carte de visite qu’il lui a donnée, au dos de laquelle il a écrit « je t’aime, marions–nous ».

C’est fou ça, raisonne ma fille. Bon, nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre, un moment de folie, d’égarement.

Demain j’irai faire le test du Sida, on ne sait jamais.

Pourquoi ai–je perdu la tête ?

C’est peut–être lui que j’attendais depuis si longtemps.

Rappelle–toi, il y a huit jours, tu disais à Virginie qui te proposait son ami Julien comme chevalier servant, que ton chevalier surgirait comme ça, de nulle part. Sans y croire évidemment.

Que vas–tu faire maintenant ? Il y a trente minutes il est descendu du train parce qu’il était arrivé à destination et il y a déjà un grand vide à coté de toi.

Réagis ma fille, oublie, ce n’était qu’un instant, une rencontre météore qui ne se reproduira plus jamais.

Contemplant les quelques mots qu’il a écrits, elle poursuit.

J’ai l’impression que ce sont des lettres de feu, je sens leur chaleur et j’ai encore sa voix dans l’oreille.

Zut, t’es complètement barjot, une histoire dans un train, ça peut pas avoir de suite.

Elle signe d’un paraphe rageur, arrache la feuille du bloc, attrape une enveloppe dans la sacoche de son ordinateur et libelle dessus son adresse à elle, avec application. Elle la postera tout à l’heure à l’arrivée en gare de Milan.

Elle ne veut pas savoir pourquoi elle fait ça.

Elle boucle ses bagages.

Dans le miroir du cabinet de toilette, elle contemple sa mine défraîchie, noircit ses cils, met du rouge sur ses joues, un joli rose sur ses lèvres, les pinces pour égaliser la couleur, chausse ses lunettes derrières lesquelles ses yeux brillent d’une larme retenue.

Une voix mécanique annonce l’entrée en gare. Elle enfile son manteau, jette un dernier coup d’œil pour s’assurer de ne rien oublier, agrippe ses bagages et sort dans le couloir.

Il y a déjà du monde se pressant pour descendre. Elle opte pour la porte sur sa droite, elle ne veut pas passer devant la cabine de l’autre bout du wagon. Elle suit le flot des voyageurs, se retrouve sur le quai, repère la sortie, avance et franchit les lourdes portes de la gare.

Du haut du parvis, les oreilles vrillées par la cacophonie des klaxons, elle contemple les vieux immeubles dominant l’habituelle et inextricable mêlée de voitures.

La Dame au Train

Ana SURRET

La Dame au Train

Marjorie se demande depuis un moment ce qui la gêne dans la scène qu’elle a devant les yeux.

Est-ce la mélancolie de la jeune femme blonde toute habillée de blanc, l’incongruité de cette fenêtre qui ne perce aucun mur et qui ouvre pourtant la vue sur une longue jetée habillée de planches disjointes ?

Ou encore, cette voie ferrée dont les rails s’en vont le long du rivage, en formant une grande boucle dominant le sable crémeux ?

Tout en réfléchissant à la composition du tableau, elle a détourné les yeux de la toile pour s’apercevoir que le public dispose de banquettes étroites pour s’asseoir et contempler plus à son aise les œuvres pendues aux cimaises. Des banquettes recouvertes de velours rouge en tous points semblables à celle de la toile qu’elle regardait  à l’instant.

Elle sourit et se retourne vers la peinture afin de s’assurer de l’exactitude de sa comparaison.

A n’en pas douter la banquette ne diffère en rien de celles occupant le centre de la grande pièce où elle se trouve seule.

Une envie de fou rire la prend soudain, qu’elle réprime vite, de peur d’ameuter les gardiens.

Elle se concentre sur la scène et passe au crible d’infimes détails. Son regard fixe les arbres, défeuillés et immenses, qui occupent le centre de la scène et éprouve un sentiment fugace et pénétrant : ces arbres sont-ils le cœur de l’énigme ?

Par-dessus la fenêtre sans murs, deux d’entre deux entremêlent leurs branches à un autre arbre, discret, peint en bordure du tableau.

Les cinq autres s’élèvent, presque en cercle ; leurs troncs, à peine renflés sous la naissance des branches maîtresses, s’évasent légèrement à leur base, suggérant que leurs racines puissantes s’enfoncent profondément dans le sol sablonneux.

Une notion de force se dégage de leur présence monumentale. Idée étayée par les ombres imposantes projetées jusqu’aux abords du ballast.

Le reste paraît fragile, les parois des wagons, les poteaux portant les lignes électriques, jusqu’aux roues des boggies, dont le diamètre ne peut être comparé avec celui des troncs majestueux.

Jusqu’à la mer, aux vagues modestes…

Les arbres n’ont qu’une seule rivale : la jeune femme blonde.

En cet instant, Marjorie découvre que sa fragilité n’est qu’apparente. « Assise, elle est grande, se dit-elle, si elle se dresse, elle domine les arbres »

Elle se sent soulagée, délivrée d’un poids.

C’est sa propre insignifiance qu’elle a cru voir. Elle n‘avait pas eu conscience de cet effet miroir.

Maintenant, elle goûte sans réserve le fruit de l’imagination de l’artiste, tout en se demandant quels motifs ont pu l’inspirer.

Amour perdu ? Création débridée, mêlant portrait et paysage incongru ?

Le saura-t-elle un jour ?

Approchant de la toile luisant doucement sous les spots, elle voit un cartel, grand comme une carte de visite, sur lequel elle lit : « La dame au train » anonyme, première moitié du XXe siècle.

Est-elle déçue ?

Non !

Elle va pouvoir continuer à rêver, se dire qu’un jour elle a posé pour un artiste dont elle n’a jamais voulu révéler le nom .

Pas plus qu’elle n’a dit, et ne dira, où elle s’est assise sur une banquette rouge, identique à celles en place derrière elle.

L’énigme demeure.

Est-elle la seule à en posséder la clef ?

Marjorie a quitté le musée en se promettant de revenir car cette toile de la « Dame au train » l’intrigue.

La jeune femme, aussi brune que l’héroïne de cette toile est blonde, se demande pourquoi elle a éprouvé la sensation que c’était elle qu’elle voyait. La couleur des cheveux, leur longueur – elle les porte très courts – n’ont rien de commun avec le personnage de cette œuvre…

Perdue dans ses pensées, elle se prend les pieds dans le support d’une immense ardoise annonçant le menu du jour – en une belle écriture cursive – d’un restaurant de l’avenue.

Une main ferme et charitable lui empoigne le bras avec vigueur, lui évitant de s’étaler de tout son long sur le trottoir.

Foutue ardoise, pense-t-elle, en laissant échapper un « aïe » sonore, avant de se retourner pour remercier la personne qui vient de lui éviter la chute.

Le bras encore tendu, un tout jeune homme porte sur elle un regard interrogateur.

Vous vous êtes fait mal ?

Marjorie s’empresse de lui dire que non, tout en grimaçant.

Avec autorité, son sauveur l’attrape par le coude et la conduit à l’une des tables de la terrasse du restaurant.

En quelques pas, claudicants pour Marjorie, ils sont à l’écart du flux des piétons, assez dense en ce samedi ensoleillé.

Confuse de tant de sollicitude, la jeune femme rosit et bredouille des remerciements.

Elle sourit au jeune homme qui lui fait face.

Quel âge peut-il avoir ? Vingt ans tout au plus ?

Il lui rend son sourire et insiste pour qu’elle vérifie qu’elle n’a rien de casser. D’une main elle palpe sa cheville douloureuse et conclut que le choc l’a seulement meurtrie. Afin de prouver la justesse de son diagnostic, elle se lève et piétine sur place en relevant le bas de son pantalon. Le comique de la situation les porte à rire et leur rire se transforme en fou rire.

Marjorie se rassied, retrouve son calme et annonce tout de go : je m’appelle Marjorie Zuber et vous ?

Moi ? C’est Quentin Rivière.

Heureusement que vous passiez par là !

Ho ! C’est le hasard.

Le restaurant ne faisant pas bar, Marjorie propose à son sauveur de traverser l’avenue pour aller boire un café à l’une des terrasses visibles par dessus le flot des voitures.

Volontiers, répond Quentin qui, sans demander son autorisation, accroche son bras au sien. Ils franchissent, bras dessus, bras dessous, en quelques enjambées chaloupées, le boulevard encombré.

J’espère que je n’abuse pas de votre temps

Pas du tout, je flânais sans but précis après avoir visité le musée.

Vous sortiez du musée ? Comme c’est drôle, j’en sortais aussi et sans cette ardoise, nous ne nous serions pas rencontrés.

Les musées, j’aime bien, surtout ceux peu courus, car on a le temps de regarder ce qu’ils exposent.

Alors vous vous êtes peut-être arrêté devant les mêmes toiles que moi ?

Je ne sais pas, qu’avez-vous admiré ?

« La Dame au train » ! Je suis restée plus d’une heure à la regarder. J’ai trouvé cette toile intéressante, mais bizarre. J’suis pas une spécialiste et ne peux expliquer pourquoi… Pour moi la peinture c’est histoire de feeling, de coup de cœur.

Et vous ?

Je l’ai vue, mais sans plus.

Que faites-vous, vous si jeune, pour traîner les musées un samedi après-midi ?

Je veux entrer aux Beaux-Arts ; je peins un peu, je dessine beaucoup. Ce qui me passionne, c’est le trait, l’équilibre entre les lignes directrices.

L’exposition sur Michel Ange doit vous plaire.

Oh oui ! Mais, j’ai renoncé à entrer car la file d’attente est si longue… J’ai découvert une partie de l’exposition sur Internet et j’ai aussi navigué sur les sites des expos de Londres et d’Amsterdam. C’est fabuleux ce qu’a produit cet homme.

Emportés par leur passion commune pour l’art pictural, Marjorie et Quentin ont laissé leur café refroidir. Quant ils s’en aperçoivent, ils rient.

Quand on pense que nous devons notre rencontre à une ardoise, un instrument pour écrire et dessiner ! s’esclaffe Marjorie. Vous conviendrez que tracer des lettres aussi bien faites, relève du dessin.

Je ne dirais pas le contraire, renchérit Quentin. Même, qu’au Moyen-Âge, certains moines copistes étaient considérés comme de vrais artistes.

Le soleil a décliné à l’horizon.

Ils ne s’en soucient pas.

Attablés devant un second café, qu’ils ont laissé refroidir lui aussi, ils sont, simplement, bien.

Ni Marjorie, ni Quentin n’éprouvent l’envie d’en savoir plus l’un de l’autre.

Le hasard les a réunis, ils s’en remettent à lui.

Il fait nuit lorsqu’ils quittent la terrasse de la brasserie.

Ils ont passé en revue toutes les expositions qu’ils ont visitées, ont parlé des musées, de ceux qu’ils connaissent, de ceux parfois lointains, qu’ils aimeraient découvrir…

Ils se disent au revoir en se serrant vigoureusement la main et se donnent un improbable rendez-vous devant la « Dame au train » ou ailleurs, face à une autre œuvre d’artiste anonyme ou célèbre…

Laissons faire le hasard disent-ils en chœur, avant de s’éloigner dans des directions opposées.

Marjorie a regagné son studio sous les toits, au 5e étage d’un immeuble dominant la ville, et se laisse aller à ses rêveries coutumières. Elle commente à voix haute, dans un long soupir : pour sûr, qu’une autre rencontre brutale avec une autre ardoise, ou quelconque obstacle, n’aura pas de suite aussi agréable que celle de l’après-midi !

Comme chaque fin de semaine, Marjorie appelle sa mère.

Allo ! Maman ? Comment vas-tu ?

Sa mère lui répond d’une voix claire, un « bien » tonique.

La mère et la fille narrent à tour de rôle ce qu’elles ont fait pendant la semaine et Marjorie en vient à conter l’épisode de l’ardoise.

Sa mère la taquine en lui disant que « ce » Quentin est peut-être son futur amoureux.

Marjorie se récrie, affirme que c’est impossible, qu’en dehors de leurs noms et prénoms et leur passion commune pour l’art pictural, ils ignorent tout l’un de l’autre.

L’air entendu de sa mère qui perce dans sa voix, l’agace, elle abrège la conversation prétextant des choses urgentes à faire.

Elle repose le combiné avec vigueur et reste là, debout au milieu de la pièce, décontenancée par sa réaction.

D’un haussement d’épaule, elle tente d’évacuer la gène qui l’a saisie lorsque sa mère lui a parlé d’amoureux.

Oh ! Elle sait bien que l’auteur de ses jours rêve d’être grande mère !

Mais elle n’est pas prête à aliéner sa liberté pour assouvir le désir de sa mère.

Elle n’a pas trente ans et sa vie de célibataire lui convient tout à fait.

Il est tard et elle a faim.

Plantée devant le frigo béant, elle se décide pour deux œufs au plat et un yaourt. Rien de gastronomique dans son menu, ni d’équilibré. Elle sourit en pensant aux commentaires que ferait Mariagnès, son amie diététicienne…

Moins d’un quart d’heure plus tard elle s’installe sur le canapé avec une pile de magazines à côté d’elle.

La sonnerie du téléphone la fait sursauter.

Qui peut appeler à cette heure ?

Je n’te dérange pas ? lui demande la voix joyeuse d’Amandine. Je sais qu’il est très tard, c’est même indécent d’appeler à cette heure, mais je suis sûre que ce que j’ai à te proposer, te plaira.

Marjorie n’a pas le temps de prononcer un mot, son amie enchaîne déjà. « Demain, nous sommes invités, Pascal, Gilles et moi à Consenvoye dans la Meuse, village charmant dont les habitants ont eu l’idée d’ouvrir des gîtes pour artistes. Nous avons pensé que cette escapade pourrait te séduire. Comme lundi est férié, nous passerons la nuit sur place à l’auberge. Je dois rappeler dans une demi-heure pour confirmer combien nous serons, je souhaite que tu sois des nôtres… 

Marjorie ne connaît pas ce village de la Meuse, mais sait en revanche, pour avoir passé d’autres week-ends  avec ce trio, que l’on ne s’ennuie jamais avec ces bons vivants.

Un silence.

Amandine insiste.

Marjorie accepte.

Nous passerons te prendre à 6 H 30 demain matin. Bises et bonne nuit.

Moi qui pensait faire la grasse matinée avant d’aller au marché, acheter de quoi remplir le frigo pour la semaine, et vivre le reste du week-end selon l’envie du moment. Me voilà prise dans le tourbillon du trio « Amandine and co »

Elle reconnaît qu’elle apprécie leur joie de vivre.

Laissant là les magazines éparpillés sur le canapé, elle s’attèle à la préparation de son sac.

Un Kway, un pull, un pantalon, un short, sait-on jamais, deux tee-shirts, un chemisier – elle a oublié de demander comment il fallait s’habiller à l’auberge – des chaussures légères, une écharpe, ses lunettes de soleil, il ne restera que sa trousse à toilette à enfourner dans son sac de grosse toile.

Elle prépare sa tenue de voyage : jean et pull léger parce que les matinées sont encore fraîches.

Consenvoye, c’est un nom marrant, je ne sais pas à quoi ce village, qui accueille des artistes, peut ressembler. J’espère que nous verrons des choses intéressantes, qu’il n’y aura pas trop de « croûtes »

Ces observations l’ont accompagnée pendant sa toilette. Elle sort de la salle de bain, hirsute. Le souffle puissant du sèche-cheveux remet de l’ordre  dans sa coiffure.

Marjorie jette un dernier regard sur son bagage, règle son réveil et se couche heureuse à l’idée des moments plaisants qui s’annoncent.

A l’heure dite, ses amis l’appellent à l’interphone. Elle dévale à vive allure ses cinq étages et embrasse les trois compères.

Gilles, qui conduit – il a pris sa voiture, plus confortable que celle de Pascal – ne perd pas de temps pour sortir de la ville. Très vite la campagne remplace les zones pavillonnaires. Le trafic est fluide, la majeure partie des automobilistes se dirige plutôt vers le sud, alors qu’eux filent plein Est.

Quelque trois heures plus tard, Gilles se gare en douceur sur la place du village. Chacun descend en étirant bras et jambes.

Marjorie cherche des yeux l’auberge où ils vont loger.

T’inquiète pas, dit Amandine en examinant le plan au dos de l’invitation, c’est par là, à deux pas, poursuit-elle, en montrant la rue qui débute au droit de la mairie.

Et les artistes, où sont-ils ? S’enquiert Marjorie. Quelle impatience, répond Pascal, tu les verras tout à l’heure.

La petite troupe, riant et plaisantant, arrive devant l’auberge, à la pimpante façade.

Marjorie en franchit la première le seuil.

Deux pas, elle s’arrête sidérée par ce qu’elle découvre sur le mur à gauche de l’escalier qui monte à l’étage : une fenêtre sans mur ouverte sur la mer et, devant, une jeune femme aux longs cheveux blonds, mélancolique, occupent le centre d’une toile de grande dimension…

Ses amis la regardent, sans comprendre cette immobilité soudaine.

C’est incroyable,  parvient à dire Marjorie.

Quoi, quoi, qu’est-ce qu’il a d’incroyable ?

Cette toile, c’est la « Dame au train » devant laquelle je suis restée plantée pendant plus d’une heure hier au musée !

Et alors ! Rétorque en chœur le trio qui s’étonne de sa réaction, sans deviner l’intense émotion qui l’a submergée.

C’est pas une raison pour rester planter là, dit Gilles en la poussant dans le dos.

Pascal d’un ton sentencieux ajoute : je te rappelle que nous sommes dans un village qui s’est donné pour vocation d’accueillir des artistes, dans ce contexte, il me semble tout à fait normal que des toiles soient accrochées un peu partout, y compris dans cette auberge.

Peintures, sculptures et autres créations, nous en verrons dans toutes les maisons dont les occupants participent à cette opération, renchérit Gilles.

Je suis d’accord, mais je ne m’attendais pas à trouver ici la jumelle de l’héroïne qui m’a émue hier. La différence avec la peinture du musée, c’est que le train et les grands arbres ont disparu ; mais elle est assise sur la même banquette de velours rouge, pareilles à celles que l’on trouve dans de nombreux musées.

S’approchant de la toile elle cherche une signature. L’aubergiste qui observait la scène depuis son comptoir s’approche et dit : cherchez pas, la toile était déjà là lorsque j’ai repris l’auberge il y a douze ans et personne n’a pu me dire qui a peint ce portrait. Mon prédécesseur m’a seulement affirmé que cette toile est très ancienne et qu’elle a toujours été accrochée dans cette pièce.

Vous n’avez jamais souhaité en savoir plus ? Questionne Marjorie.

Non, ce qui compte c’est que j’l’aime bien.

Marjorie a du mal à maîtriser son émoi.

Abandonnant la dame blonde et l’aubergiste, elle se tourne vers ses amis. Leur air malheureux la porte à rire, et pour les faire rire eux aussi, elle décide de leur rapporter l’épisode de l’ardoise.

Au fond de la salle, attablé devant des cafés fumants, le groupe, qui fait penser à une joyeuse fratrie, dévore des croissants odorants en écoutant Marjorie narrer par le menu son aplat manqué, grâce à la présence et à la vivacité de réaction d’un jeune homme. Elle passe sous silence le temps passé avec lui…

Restauré et ragaillardi par cette pause, Amandine jouant le guide, le quatuor débute sa visite des lieux d’exposition du village. Marjorie suit, mais son esprit est ailleurs. Avec la dame au train, avec son double à l’auberge…

Avec Quentin…

Elle s’intéresse quand même aux œuvres découvertes. Elle ne peut faire autrement, ses amis comptent sur ses connaissances artistiques et ses explications pour apprécier ce qu’ils voient.

Retour à l’auberge pour le repas de midi et c’est en voiture qu’ils repartent, par les petites routes menant aux hameaux éloignés du bourg.

Les haltes sont plus ou moins longues selon l’attrait des créations.

En sortant du gîte baptisé « La Mandragore » où ils sont restés plus qu’ailleurs, Marjorie clame enthousiaste : les dessins de ce CQM, quel drôle de nom pour un artiste, sont extraordinaires de finesse de justesse dans l’équilibre des sujets, dans les jeux d’ombres et de lumière. Oh, j’ai oublié de prendre sa carte, attendez-moi.

Elle se précipite et ressort aussitôt, brandissant une carte de visite ornée du portrait d’une jeune femme mélancolique…

Elle est blême, sans voix.

Sa main toujours tendue, elle regarde ses amis.

Gilles se précipite craignant de la voir défaillir.

Marjorie murmure «  c’est pas possible, pas trois fois ? »

Quoi, trois fois ? Questionne le garçon qui la fait asseoir sur le muret bordant la courette du gîte.

Amandine, Gilles et Pascal font cercle autour d’elle et attendent qu’elle explique ce qui se passe.

Elle finit par dire d’un ton véhément, qu’elle se sent poursuivie par cette dame au train… Par le portrait de cette femme qu’elle trouve trois fois sur sa route en moins de quarante huit heures…

Elle parle de la gêne ressentie la veille, devant la toile anonyme du musée, de l’impression éprouvée d’être à la place de cette dame au train, du choc à la vue de son double à l’auberge…

Ses amis, d’ordinaires prompts à se sortir de situations délicates par des boutades, sont muets.

Pascal rompt le silence, lui demande la carte de l’artiste et, sortant son téléphone portable de la poche de son blouson, compose le numéro lu sur le bristol.

Allo !

Vous êtes bien la personne qui signe ses œuvres avec les initiales CQM ?

Nous sommes à Consenvoye et avons été impressionnés par ce que vous exposez au gîte La Mandragore, je voulais savoir si vous résidez dans le village ou pas très loin d’ici ?

Ah bon !

Vous pouvez venir demain !

Vers quelle heure ? 17 heures !

C’est un peu tard, mais nous serons là, nous vous attendrons.

Merci, au revoir, à demain.

Marjorie a suivi la conversation, épatée par l’initiative de Pascal qui claironne : demain tu sauras, et nous aussi, qui est ce CQM et pourquoi il a choisi le portrait de cette femme pour illustrer sa carte de visite.

Nous devons aller le récupérer à la gare à 17 heures, il n’a pas de voiture et arrive en train de Metz.

Marjorie a retrouvé ses esprits et dit dans un souffle, il pourra peut-être nous parler de « La Dame au train »

Amandine ne lui laisse pas le temps d’ajouter un mot, elle lui prend les mains et l’entraîne en sonnant l’heure d’un départ  « en voiture » sans appel.

Jusqu’au soir, Marjorie a du mal à prêter attention à tout ce qu’ils voient. Ses amis ont tout fait pour la détourner de cette « Dame » mystérieuse, la convainquant même, après le dîner, d’aller entendre une chorale locale en concert dans l’église du village.

Avant de se séparer pour la nuit, Marjorie remercie ses amis de leur sollicitude et affirme qu’elle a apprécié la prestation des choristes.

Elle n’a guère dormi, ses compagnons s’en aperçoivent à ses yeux cernés. Elle chasse les pensées qui l’ont assaillie une partie de la nuit et annonce : je  suis en pleine forme, quel est le programme de la journée ?

Amandine, imitant un garde champêtre du cru, lit d’une voix joyeuse et tonitruante : mesdames et messieurs, aujourd’hui vous êtes invités à voter pour le meilleur peintre, le meilleur sculpteur, quoi, le meilleur créateur de cette opération « gîtes d’artistes » et à déposer votre bulletin dans l’urne installée dans le hall de la salle polyvalente, clôture du vote à 17 heures, proclamation des résultats à 18 heures en présence des artistes et vin d’honneur offert par la ville !

Sa prestation est saluée par une salve d’applaudissements ; à ses trois amis se sont joints d’autres pensionnaires de l’auberge, amusés par les mimiques de ce garde champêtre d’opérette.

Et que faisons-nous d’ici-là ? Demande Pascal.

Je crois que nous avons encore quelques lieux à visiter répond Gilles, qui ajoute, s’il nous reste du temps avant d’aller accueillir CQM à la gare, nous pourrions découvrir les alentours.

C’est ainsi que la journée se déroule. Marjorie, bien que préoccupée, n’en laisse rien paraître. Elle n’est pas la dernière à rire, ni à commenter ou à s’extasier, même à se récrier  d’horreur devant des objets auxquels elle ne reconnaît pas le statut de création artistique.

Plus on approche  de 17 heures, moins elle a envie de parler ; une sorte d’angoisse l’a saisie. Ses amis respectent son silence et reconnaissent dans des regards complices, qu’eux aussi ont hâte de connaître le fin mot de cette histoire qui leur paraît de plus en plus rocambolesque.

Ils arrivent sur l’esplanade de la gare alors que le train s’immobilise.

Sais-tu comment est ce CQM ? Demande Amandine.

Pas le moins du monde, affirme Pascal, je n’ai pas eu la présence d’esprit de l’interroger sur son aspect physique. Il ne doit pas y avoir tellement de voyageurs qui descendent à Consenvoye, nous devrions être fixés très vite, puisqu’il sait que nous sommes plusieurs à l’attendre.

Quatre paires d’yeux fixent la porte de la gare et voient sortir un couple avec deux enfants, deux dames d’un âge respectable, un petit groupe de jeunes, puis deux hommes. L’un traverse rapidement l’esplanade, tandis que le second balaie l’espace du regard et lève un bras à l’adresse du quatuor.

Pascal va au-devant de lui et se présente : Pascal, c’est moi qui vous ai appelé hier.

Je suis CQM, enfin Charles-Quentin Maréchal, l’auteur des dessins que vous avez eu l’amabilité d’apprécier.

L’homme, en jean et blouson de velours n’a pas d’âge. Cheveux grisonnant sur les tempes, yeux clairs, il a le teint hâlé de quelqu’un qui vit toujours dehors.

Marjorie le dévore des yeux et n’y tenant plus, lance : pourquoi cette femme sur votre carte de visite ?

L’homme se tourne vers elle et lui répond d’une voix grave : c’est une très longue histoire…

Qu’elle soit longue, ça ne fait rien, dites-nous, implore Marjorie.

Gilles, sentant son impatience, lui prend le bras et invite Charles-Quentin Maréchal à les suivre à l’auberge.

Sur le chemin, ils échangent des banalités, parlent de l’originalité de la manifestation de la cité meusoise…

L’arrivant pressent qu’il va devoir répondre à de nombreuses questions, mais ne peut se douter des conséquences de la narration qu’il s’apprête à faire.

Arrivés à l’auberge, ils entrent directement dans la salle à manger, Pascal commande cinq cafés et, péremptoire, installe Charles-Quentin Maréchal au bout de la table du fond, Marjorie s’assied à sa droite et ses amis face à elle.

Silence…

Charles-Quentin Maréchal ne sait par quoi commencer. Son hésitation est de courte durée.

Ce portrait de femme, je l’ai hérité de mon père. À l’origine ce n’est pas un dessin, mais la photo d’une toile…

Tout en parlant son regard s’est porté au loin et s’arrête sur la toile accrochée au bas de l’escalier, face à l’entrée de l’auberge. Il ne finit pas sa phrase, subjugué par cette vision inattendue.

Attendez, dit-il en se levant précipitamment. Marjorie et ses amis interloqués se lèvent à leur tour et rejoignent l’artiste planté devant la jeune femme blonde mélancolique.

Vous savez qui c’est ? Demande Marjorie.

Oh oui ! Répond l’homme. Je m’apprêtais à vous dire que mon père m’avait donné la photo d’une toile peinte par son propre père, que mon grand père avait été très amoureux de cette jeune femme blonde qui avait posé pour lui. Je ne savais pas que cette toile existait encore, d’où mon étonnement en la découvrant.

Il dévore des yeux l’œuvre qu’il croyait disparue depuis très longtemps.

Peintre amateur, mon grand père n’a pas vécu de son art, mais du métier de comptable qu’il a exercé dans une mine en Lorraine, alors allemande. Après la Grande Guerre, mon père n’a rien retrouvé des toiles de son père, il ne lui est resté que cette photo à laquelle il tenait beaucoup.

Et la jeune femme blonde, comment s’appelait-elle ? Qu’est-elle devenue ? Questionne Marjorie.

Je ne sais que son prénom Mathilde, mais ignore ce qu’elle est devenue. Mon grand père a épousé une amie d’enfance : Antoinette qui lui a donné trois enfants dont mon père.

Savez-vous qu’il existe un autre portrait de cette jeune femme blonde, exposé à Paris au musée Cognacq-Jay, il a pour titre « La dame au train » et est signalé pour être d’un auteur anonyme de la première moitié du XXe siècle.

Que dites-vous là ?

Je l’ai vu pas plus tard que samedi et suis restée plus d’une heure devant…

Amandine, Pascal et Gilles se gardent d’interrompre le dialogue entre Marjorie et « CQM », mais ont hâte d’en savoir un peu plus.

Alors, il se pourrait que mon grand-père ait fait plusieurs portraits de cette femme ?

Marjorie reprend en écho : il se pourrait en effet. Elle ajoute d’une voix éteinte : cela n’explique pas l’émotion ressentie devant ce visage.

Émotion, quelle émotion ? Cette femme qui a servi de modèle a vécu il y a bien longtemps et franchement, je ne vois pas de rapport avec vous.

Pourtant, j’ai l’impression qu’il existe un  lien entre elle et moi insiste la jeune femme.

S’adressant à elle plus qu’aux autres, elle énumère sa parenté : sa mère Christiane, son père Jean-Pierre, ses grands parents paternels Joséphine et Léon, ceux du coté de sa mère Sidonie et Antoine et la propre mère d’Antoine, Mathilde…

Les yeux ronds, elle lance à l’artiste et à ses compagnons, et si c’était la même Mathilde dont j’ignore le nom de l’époux ?

Pascal, prête-moi ton téléphone. Fébrilement elle compose un numéro.

Allo, maman ?

Oui tout va bien.

Dis-moi ? Comment s’appelait l’époux de Mathilde, la mère de mon grand-père Antoine ?

Ah ! Tu n’as jamais su, tu crois qu’elle n’a jamais été mariée.

As-tu des photos d’elle avec son fils ?

Tu vas chercher.

Nous rentrons très tard ce soir, je te rappelle demain à l’heure du repas.

Elle tend le téléphone à Pascal et lâche, je crois que nous allons rester en contact Monsieur Maréchal.

Ses amis ne savent que dire.

Au terme d’un long silence, Gilles prend la parole, tout ceci est bien gentil, mais nos cafés refroidissent et nous ne savons toujours pas comment et pourquoi M. Maréchal a choisi le dessin pour s’exprimer.

Alors là, c’est tout simple, très jeune, mon plaisir était déjà de dessiner tout et n’importe quoi. J’avais sans doute hérité d’un peu du talent de mon grand-père. A l’âge de dix ans, mes parents m’ont inscrit à des cours dispensés aux Beaux-Arts à Metz. Comme mon aïeul, je suis un artiste amateur, je travaille dans une entreprise de négoce en matériels agricoles.

Avez-vous des enfants ? S’enquiert marjorie.

Oui, trois, deux filles et un garçon qui a hérité du bon coup de crayon ancestral.

Le cœur de Marjorie fait un bond dans sa poitrine. Se pourrait-il ?

Mais non, idiote, il ne porte pas le même nom…

Elle hésite, et lâche d’un ton qu’elle voudrait indifférent, dernièrement, j’ai rencontré un jeune homme passionné de dessin, il porte l’un de vos prénoms : Quentin. Mais son patronyme est Rivière.

Quentin Rivière ? Vous avez rencontré Quentin Rivière ? Décidément cette fin de journée s’avère pleine de surprises. Si c’est celui auquel je pense, c’est mon neveu, le fils de ma sœur cadette, il se prénomme Quentin parce que je suis son parrain.

Oh, là, là ! S’esclaffe Amandine, voilà Marjorie qui se trouve une nouvelle famille !

Sentant la rougeur lui monter aux joues, Marjorie pique du nez sur sa tasse. Un espoir fou l’inonde. Elle pourra peut-être revoir Quentin Rivière ?

Charles-Quentin Maréchal rit.

Moi qui, en venant ce soir, croyait simplement rencontrer des gens intéressés par mes dessins, non seulement je suis presque sûr d’avoir retrouvé l’une des œuvres de mon grand-père, mais peut-être vais-je repartir avec l’adresse d’une descendante de son modèle.

Tout en parlant, il a observé Marjorie avec grande attention. Son œil de dessinateur avait enregistré son visage, ses expressions, ses attitudes, ses gestes et son propos tomba comme une sentence, mettant Marjorie mal à l’aise.

Ses amis rient sans méchanceté de son embarras. Ils la chahutent un peu, façon de lui dire qu’ils sont là, qu’elle peut compter sur eux.

Et si nous allions à la salle polyvalente pour découvrir qui a remporté le prix de cette manifestation, propose Gilles.

C’est une bonne idée, répond Amandine, qui, se levant, invite tout le monde à la suivre.

Ana Surret

À la campagne

Ana SURRET

Du bas de la route, la ferme apparaît couchée sur la butte.

Seul le portail de la grange troue la façade au septentrion. Le montoir de terre enherbé forme une grosse bosse ; le bâtiment fait le gros dos pour résister au rude vent de l’hiver.

Sur le seuil de la grange éclairée par les lucarnes des pignons, Jean-Marie, le chef de famille, contemple les bottes de foin entassées à toucher le toit.

Je n’aurais pas cru que nous en aurions autant. Les vaches ne manqueront pas de nourriture cet hiver.

Me voilà bien heureux de cette récolte.

Et les blés s’annoncent pas mal non plus. S’il y pas pas d’orage pour les ravager, nous allons faire quelques quintaux qui feront de la belle farine pour les vaches et les cochons, sans compter la paille pour leur litière.

Jean-Marie, le bleu empoussiéré du foin odorant, une main dans une poche, l’autre, repoussant sa casquette raidie de sueur et de crasse, découvre la blancheur d’une peau de porcelaine à la lisière des cheveux gris. Ses yeux bleus rient de bonheur dans son visage immobile buriné par le soleil, le vent, le froid.

La façade au midi est percée de la porte d’entrée et de deux fenêtres au rez-de-chaussée, de trois fenêtres à l’étage et de trois fenestrons au grenier.

La maison est toute entière bâtie en granite de pays dont les grains fins, blonds et gris, captent la moindre lumière. Le bâtiment est massif et frustre. Des rideaux de dentelle blanche et des roses grimpant jusqu’au toit à la belle saison, la rendent accueillante.

A l’intérieur, dans la pièce commune, un immense buffet occupe tout le mur du fond, entre la porte ouvrant sur la cave et celle donnant accès à l’escalier menant aux chambres de l’étage. Une odeur de soupe et de lait caillé et des relents venus de l’étable emplissent l’air.

La Marie, la mère de Jean-Marie, s’affaire. Elle se déplace à petits pas, trainant les pieds. Un tablier de toile bleue enveloppe sa frêle silhouette. Ses cheveux pas encore blanc sont tirés et retenus en un maigre chignon. Sa peau parcheminée a la couleur du pain rassis. Ses doigts noueux s’activent, tournent les fromages, épluchent les légumes, rechargent le foyer de la cuisinière de bois fendu menu.

C’est heureux d’avoir du foin, j’ai trop prié pour que l’Bon Dieu ne m’entende pas !

Et le Jean-Marie récolte aussi le fruit de tout mon travail. Mon mari mort, mon fils prisonnier pendant quatre ans, j’ai tout fait toute seule : labouré avec les vaches, semé, récolté. On a toujours eu du blé, des pommes de terre, des raves et des choux, et du lait avec les vaches et des œufs avec les poules !

On n’en avait pas autant qu’aujourd’hui, mais suffisamment pour ne pas mourir de faim.

Avec une longue cuillère de bois, elle touille la soupe cuisant sur le coin du feu.

Le chemin creux s’enfonce dans le vallon entre des prairies tout juste fauchées et le bois aux essences mêlées, dont le talus est tapissé de mousse.

L’air léger résonne du bourdonnement de mille insectes. Un rapace plane haut dans le ciel. La Ménie, l’épouse du Jean-Marie sait juste en regardant la longueur des ombres qu’elle va devoir rentrer avec les vaches pour le déjeuner de midi. Elle serre son ouvrage dans son sac et appelle ses chiens.

Dolly va chercher : Fric ramène !

Depuis toute petite je fais ça. Sauf pendant les années où j’étais placée dans une famille de Saint-Etienne.

Lui, c’était un industriel, dans son usine on fabriquait des rubans.

Je portais une robe noire avec un col blanc, j’avais aussi des souliers noirs et un tablier blanc.

Je faisais plein de choses, mais ce qui m’occupait le plus c’est le service à table.

Au début je n’y connaissais rien, mais j’ai très vite appris. A la fin, juste avant que je me marie, j’avais l’impression de faire partie de la famille. Ils m’emmenaient en vacances ; avec eux j’ai découvert la mer, c’est grand et ça bouge tout le temps. Et j’avais aussi un cadeau à Noël.

Lorsque je les ai quittés pour me marier, j’ai été très triste, eux aussi. Monsieur m’a remis une enveloppe en plus de mes gages. Madame m’a embrassée et j’ai bien vu qu’elle avait des larmes dans les yeux, et les enfants ne voulaient pas me lâcher. D’ailleurs ils m’ont accompagnée jusqu’à la gare, Firmin le chauffeur a veillé sur eux pour leur retour.

Une ombre voile ses yeux bleus, les chiens ont rassemblé les vaches qui s’engagent docilement sur le chemin.

Bernadette, jeune fille en short et les bras nus, aux cheveux blonds coupés court, assise sur un morceau de toile, laisse ses chiens surveiller le troupeau. Elle est toute entière absorbée par la musique sortie du transistor. Elle savoure ce moment de solitude.

C’est les vacances et j’en profite !

Je fais comme ma mère et sans doute ma grand-mère autrefois, mais je sais que ce ne sera pas toute ma vie.

J’aime bien garder les vaches ; avec un livre et de la musique le temps passe vite.

J’ai de la chance, il fait beau. A la rentrée mes copines vont croire que je suis allée à la plage et je ne dirai pas non…

Plus tard je veux être infirmière, alors je travaille dur à l’école.

Le Fleuve

Ana SURRET

           TUMULTE

1 – Rendez–vous sur la passerelle

– Comment veux–tu que je m’en sorte si tu ne m’aides pas ? Questionna Mathilde.

– Pourquoi est–ce que je t’aiderai ? Si tu te trouves dans cette situation, c’est bien que tu l’as voulue, rétorqua Marc en regardant l’eau couler sous la passerelle.

– Ce n’est pas vrai, je ne suis pour rien ans toute cette histoire, j’ai seulement dit à Josiane que je pouvais l’héberger une nuit ou deux et voilà deux mois qu’elle vit à la maison, qu’elle ne veut plus entendre parler de toi. Pourtant vous êtes toujours mariés que je sache ?

– Hélas, oui, nous sommes toujours mariés.

– Alors pourquoi refuses–tu de l’appeler. Je sais, elle risque de te raccrocher au nez, mais si tu ne tentes rien, si tu ne lui dit pas que tu l’attends, qu’elle peut revenir chez vous, elle ne va pas partir et je n’aurai jamais le cœur et la force de la mettre à la rue. Tu me vois la poussant dehors et jetant sa valise par la fenêtre ? Non, il faut que tu fasses quelque chose et vite, car la cohabitation avec mes deux filles devient de plus en plus difficile.

– Quoi ? Je croyais que tes filles adoraient Josiane, répliqua Marc en lui faisant face.

– Oui, reconnaît Mathilde, mais c’était avant. Avant qu’elle ne s’installe chez nous. Aujourd’hui ce n’est plus pareil et j’en suis à me demander si moi aussi, j’ai toujours autant d’amitié pour elle ?

Marc se laissant bercer par le balancement de la passerelle, répond à voix basse.

– Nous sommes toujours mariés. Elle a le droit de revenir dans la maison qui m’appartient, mais il s’est passé tant de choses durant ces deux mois.

– Tu m’as appelée presque tous les jours pour avoir de ses nouvelles, est–ce que ces coups de téléphone constituent ce « tant de choses » ?

– Non. J’étais inquiet, elle est partie en claquant la porte après une grosse dispute à cause d’une broutille.

Après un silence, il poursuit.

– Ce tant de choses, c’est une image. Je devrais dire, il s’est passé une chose…

– Laquelle ?

– Pendant ces deux mois, je n’ai pas fait le fier et j’ai beaucoup réfléchi.

– Réfléchi ! Toi ! On n’en serait… Ou plutôt je n’en serais pas à me demander comment faire partir Josiane sans la mettre à la rue, si tu avais vraiment réfléchi, lâcha Mathilde d’un ton sarcastique.

– Toi, quand tu as décidé de ne pas comprendre ! Si, j’ai réfléchi, et c’est bien pour ça que j’ai accepté ton rendez–vous. Tu aurais seulement pu choisir un lieu plus confortable que cette passerelle balayée par les vents.

– C’est un lieu comme un autre et seules les mouettes peuvent entendre ce que nous disons.

– Oui, les mouettes, les passants, l’eau qui coule sous nos pieds ; tient, le pilote de la péniche qui approche…

– Vas–tu enfin en venir aux conclusions de ta réflexion, je ne peux passer tout l’après–midi ici à attendre ton bon vouloir, dans une heure il faut que je sois au travail.

– Le travail, la famille, de quoi demain sera fait, le sais–tu ?

– Tu m’agaces à la fin, avec tes réponses sans queue ni tête, cria Mathilde.

– Ne te fâche pas, si je dis tout et n’importe quoi, c’est que je ne sais pas comment te faire part de la conclusion à laquelle je suis arrivé.

– C’est bien la première fois que tu serais gêné pour m’annoncer quelque chose de désagréable, car cela ne peut–être que désagréable, n’est–ce pas ?

– Oui et non.

– Alors jette–toi à l’eau !

Marc amorce le geste de passer la jambe par dessus le parapet.

– Mathilde lui hurle, ne fais pas ça !

– Rassure–toi, je ne vais pas sauter, mais je me jette quand même à l’eau pour te dire : j’aime Josiane à la folie, mais je ne veux plus vivre avec elle.

Mathilde, d’une voix atone, je ne comprends pas.

– Moi non plus, je ne comprends pas.

– J’espérais que tu allais m’annoncer que tu viendrais la chercher.

– Non, je ne viendrai pas.

Les dents serrées, Mathilde lui lance à la figure,

– Je t’ai toujours estimé, je t’ai cru généreux et là je me trouve face à un égoïste comme j’en ai rarement rencontré. Monsieur aime sa femme mais ne veut plus vivre avec elle. Monsieur s’en fout de savoir que dans le foyer où elle s’est réfugiée, sa présence est devenue pesante, c’est même un élément perturbateur pour deux adolescentes et leur mère. Monsieur ne veut pas bouger le petit doigt pour assainir une situation difficile. Alors quoi, vas–tu redescendre sur terre ?

Muet, Marc tourne les talons, sans au–revoir, laissant Mathilde sidérée…

2 – Le moulin

Je retourne à la maison, mais avant d’en pousser la lourde porte, je m’arrête pour écouter les bruits familiers. Jamais ils ne me sont apparus aussi importants. Je me rends compte qu’ils habitent ma vie, qu’ils m’imprègnent à un point que je n’imaginais pas.

Le chant des oiseaux, le bruissement des feuilles des bambous, des saules, des aulnes, des trembles… Le froissement des vorgines, le clapotis des vaguelettes venant mourir sur les galets, se développent sur le fond sonore du fleuve, une voix grave venue du fond des âges.

De temps à autres, lorsque l’envie m’en prend, j’ajoute à cette harmonie le bruit de la roue du moulin, fait du grincement de son axe et du jaillissement de l’eau dans les augets.

C’est ma fierté d’avoir remis en état la roue de ce moulin où mes aïeux ont écrasé le blé pour les hommes et d’autres graines pour les animaux.

Cela n’a pas été simple, car j’ai dû obtenir une autorisation spéciale pour que l’eau du Giralmon coule à nouveau par le bief pour emplir l’écluse. Des techniciens sont venus de Paris s’assurer du bien–fondé de ma demande. J’ai mis en avant le patrimoine ancestral, l’intérêt, pour les jeunes générations, de la découverte du fonctionnement des moulins bâtis sur les rives du grand fleuve.

Pourquoi ai–je eu cette idée ?

Parce que le fleuve, son chant, sa lumière argentée, sa force coulent en mes veines.

Je renonce à entrer et vais m’asseoir sur le muret qui domine l’écluse.

L’eau calme reflète le ciel, des vairons folâtrent au pied du mur ensoleillé.

Je contemple la maison qui a traversé les siècles. Ses murs épais d’un bon granit de pays s’élèvent sur deux étages. Une voûte traverse la bâtisse, c’est là que l’eau s’engouffre lorsque j’ouvre la vanne…

Une vague de souvenirs…

J’ai froid.

A grands pas je fais le tour de la maison et en franchis le seuil.

Je me laisse tomber sur le fauteuil face à la cheminée.

L’idée de Josiane me taraude et je repense à ma conversation avec Mathilde.

Mathilde qui m’a passé un vrai savon tout à l’heure. Une fois de plus elle a mis le doigt où ça fait mal. C’est bien dans son caractère d’aller droit au but.

Mathilde, l’amie d’enfance, ma confidente, avec qui je suis parti si souvent à la conquête du Giralmon.

C’est le plus souvent moi qui prenais la barque et allais la rejoindre sur l’autre rive. J’apportais les cannes et elle fournissait les vers de terre.

Et nous pêchions côte à côte en racontant nos journées d’école, puis de collège. Le lycée à interrompu nos escapades au bord du fleuve parce que l’un et l’autre sommes partis en pension dans la grande ville de notre département.

Le Giralmon constitue une frontière administrative, alors nous nous sommes écrit.

Je revis ces instants de bonheur lorsque l’on m’appelait pour me remettre une enveloppe de couleur. Mathilde n’aime pas le papier blanc.

C’est par elle que j’ai rencontré Josiane dont je suis devenu fou amoureux. Je n’osais pas le lui dire. Mathilde, la brune amie fidèle aux yeux pétillants, a usé d’un stratagème pour que je me déclare. Lorsque j’ai appris qu’elle était l’auteur de cette manigance, j’ai ri.

J’ai toujours considéré Mathilde comme une sœur. Sa franchise m’a souvent poussé à sortir de ma réserve, à laisser parler mon émotion.

Pourtant ce petit bout de femme, qui, malgré ses deux grossesses, a gardé la sveltesse de sa jeunesse, m’arrive tout juste à l’épaule. Moi le grand costaud, je me sens tout petit à ses côtés.

Lorsque j’ai appris le décès accidentel de son mari, j’ai été très triste de son chagrin, mais c’est Josiane, mon épouse, qui a su l’aider à remonter la pente…

Le soleil rasant embrase le fleuve et la lumière rougeoyante pénétrant par la baie se pose un instant sur moi, elle m’éblouit.

3 – Lecture au bord de l’eau

C’est dimanche, il fait beau, les feuillages roux et dorés se détachent sur le ciel bleu pâle, je n’ai pas envie de rester enfermé, j’aime mieux aller lire au bord du fleuve.

J’emprunte le sentier qui part du moulin et va jusqu’à la digue qui domine l’eau de plus de deux mètres depuis la mise en service du barrage.

Les oiseaux sont encore nombreux à voleter ici et là.

Je ne suis pas très attentif aux aventures des personnages du livre ouvert sur mes genoux. J’abandonne ma lecture pour observer la nature qui m’entoure.

Des canards colvert barbotent à quelque distance. Ils s’élancent traînant derrière eux de grandes éclaboussures irisées par le soleil. Leurs battements d’ailes puissants les emmènent sur l’autre rive du Giralmon. Je les suis des yeux, regrettant de n’avoir pas pris mes jumelles plutôt qu’un livre.

Le scintillement de l’eau me fait plisser les yeux, mais je ne lâche pas les canards du regard.

En vol plané, ils se posent les pattes en avant, sur l’eau calme de la crique juste en face.

Comme avalés par l’ombre, je devine plus que ne vois leurs silhouettes aller et venir sur l’onde. J’attends qu’ils reviennent de ce côté–ci, car là–bas, pas de plage, le rocher tombe à pic dans le fleuve. Une phrase me revient en mémoire : « La bordure orientale du Massif Central conduit le Giralmon jusqu’à la mer… », c’est ce que l’on nous disait en classe.

Les canards n’ont cure de ce qui se passe au–dessus d’eux.

Plissant un peu plus les yeux, je tente de voir si des promeneurs sont sur l’étroit sentier qui serpente sur la rive droite.

Avec l’arrivée de l’automne, des trouées se sont formées dans les feuillages. Pas un souffle d’air, les frondaisons sont immobiles.

Pourtant j’aperçois des branches qui s’inclinent. J’ai envie de crier « Ohé de l’autre côté », mais je sais qu’il est inutile que je m’époumone, le grand fleuve aura éteint ma voix avant qu’elle ne parvienne sur l’autre rive.

Je ne fais pas un geste, je ne veux pas signaler ma présence. Avec mes vêtements tirant sur le gris et le beige, je suis assez caméléon pour me fondre dans la masse de la digue.

Là–bas ça s’agite plutôt pas mal ! Je souris et pense qu’un couple a trouvé l’endroit approprié pour une rencontre discrète.

Soudain des taches de couleur, probablement des vêtements, s’élèvent dans les branchages, un point rouge reste accroché. On dirait un fanal, comme ceux fixés aux portes des maisons closes ! Mais là, il manque le toit, la porte, les fenêtres, un lit et tout le reste. Heureusement l’herbe est encore drue…

Je reste les yeux rivés sur le point rouge. Je n’ai même pas vu l’envol des canards. Ma tension visuelle est telle que deux larmes se sont formées, je les essuie du revers de ma manche.

Je ne me connaissais pas voyeur et pourtant c’est sans état d’âme que je poursuis mon observation.

Qui peut venir en ce lieu désert un dimanche après–midi ?

Il faut savoir que le sentier débute derrière la cabane de Pierre, l’ancien pêcheur professionnel, qui a établi son jardin entre la voie ferrée et le fleuve. Les jeunes d’aujourd’hui ne viennent pas par ici, comme nous le faisions à leur âge.

Sous la tache rouge les végétaux sont animés d’un balancement régulier.

Lorsque nous partions à l’aventure sur ce sentier mangé par les vorgines et les jeunes saules, il y avait Mathilde et toute la bande… Nous étions une douzaine de garçons et filles à nous prendre pour des Robinsons Crusoë. Combien de nuits à la belle étoile avons–nous passées ? À refaire le monde, à rêver notre avenir… A dévorer à belles dents les casse–croûtes apportés dans le sac à dos, enfouis dans nos duvets pour ne pas être mangés par les moustiques…

Le balancement a cessé.

Le point rouge n’a pas quitté sa branche. Soudainement celle–ci s’agite en tous sens et lâche sa proie, son fanal.

Un ultime soubresaut de la végétation évoque un profond soupir d’aise. Et fait monter en moi un soupir de tristesse. La maison close végétale s’est évanouie.

Les ombres s’étirent plus longues, le soleil a transformé le Giralmon en fleuve d’argent.

Un frisson parcourt mon épine dorsale.

Je quitte mon observatoire et fais s’envoler les canards dans la lumière du soir.

4 – Un autre monde

Le soleil printanier anime d’une couleur douce les pierres du cloître et fait ressortir le vert tendre des feuillages naissants.

Mathilde et Marc marchent côte à côte sous les voûtes séculaires.

Ils sont seuls.

Par intermittence, leurs silhouettes projètent des ombres fugitives sur les murs.

L’une, longiligne, donne de Marc – dont la robe de bure descend jusqu’à ses pieds – une image épurée à l’extrême.

L’autre agitée, retranscrit l’émotion de Mathilde.

C’est par autorisation spéciale que celle–ci a pu franchir les portes du monastère. « Pour une heure seulement » a précisé le frère portier.

Le moine et la visiteuse sont conscients que c’est sans doute la dernière fois qu’ils se voient.

Dans le regard qu’ils ont échangé, ils ont mesuré le temps passé.

Mathilde rompt le silence la première.

– Lorsque nous nous sommes disputés sur la passerelle, il y a vingt–cinq ans, je ne me doutais pas de ce qui allait se passer ».

– Oui, ce jour–là je n’ai pas réussi à te dire la raison pour laquelle je ne voulais pas et ne pouvais pas revoir Josiane. Ton emportement, justifié, m’a figé dans ma timidité et je n’ai pas su faire autre chose que le pitre.

Deux mois après notre entrevue, j’avais réglé ma situation professionnelle et mis en ordre mes affaires personnelles. J’ai agi en sorte que Josiane ne soit lésée en aucune manière, mais elle n’a pas eu le moulin du bord du fleuve, il fallait qu’il reste dans la famille pour continuer à vivre ; ce sont mes neveux qui s’en occupent aujourd’hui.

– Lorsque j’ai reçu ta lettre, j’ai été abasourdie et, dans un premier temps, je n’ai pas cru un mot de ce que tu avais écrit. Le lendemain, Josiane qui, peu après notre rencontre sur la passerelle, avait emménagé dans un studio à l’autre bout de la ville, m’a appelée et en larmes, m’a dit que tu venais d’entrer chez les trappistes.

Elle se tait, puis poursuit :

–  Ainsi ce que j’avais lu était bien exact. Mais cette foi, immense, dont tu me parlais dans ta lettre, comment est–elle née. Et pourquoi n’en avoir jamais rien dit ?

–  Tu sais, c’est très difficile de parler de ces choses–là.

A cette époque, moi–même je me posais beaucoup de questions. Je crois que tout a commencé lors de notre voyage en Italie. Tu te souviens, que très vite après notre mariage, nous avons sillonné la région où Saint–François et Sainte–Claire ont vécu et ont rassemblé des disciples qui ont été les premiers Franciscains et premières Clarisses.

Nous avons  assisté à des offices religieux dans de modestes chapelles perdues dans la campagne durant lesquels régnait une grande ferveur. Je n’ai jamais oublié ces instants. Ils ont éveillé en moi des sentiments, fait grandir une spiritualité et naître des envies de retraite. Josiane m’a accompagné à Taizé, à l’abbaye de Hautecombe et en d’autres lieux. Peu à peu, ces temps de prière, de silence, de réflexion, d’oubli de soi, ont pris une place de plus en plus grande dans ma vie, dans notre vie de couple.

–  Et Josiane que disait–elle de tout ça ?

– Au début rien. Puis elle est devenue soupçonneuse. Elle souffrait et je ne parvenais pas à la rassurer, à lui dire ce qui m’arrivait, les sentiments qui m’écartelaient. Je n’ai pas réussi à trouver le chemin de son cœur. Les disputes ont été de plus en plus nombreuses, jusqu’au jour où elle a claqué la porte.

–  Et ça ne t’a rien fait ?

–  Oh si ! J’étais très triste, peiné, car comme je te l’ai dit, je l’aimais à la folie, mais j’en étais arrivé à un point où je devais choisir, m’engager dans un non retour.

Après notre rencontre sur la passerelle, je me suis d’abord enfermé au moulin, puis suis parti à Hautecombe. J’y suis resté une dizaine de jours. J’ai beaucoup parlé avec le prieur. Au terme de ces longues discussions, la conclusion s’est imposée, ma route était tracée : je devais quitter la vie civile et consacrer toute mon énergie à la prière.

Ne crois pas que l’on accepte du jour au lendemain un quidam qui dit qu’il veut se faire moine. Sept années se sont écoulées avant que je sois autorisé à prononcer mes vœux. Période au cours de laquelle j’ai eu des permissions pour assister à des fêtes de famille, une façon de nous mettre à l’épreuve. Ainsi j’étais présent au mariage de mes neveux ; par eux j’ai eu des nouvelles de Josiane, mais je ne l’ai jamais revue.

J’ai beaucoup prié pour elle et ce que tu m’apprends de ses derniers jours m’apaise, car tu me dis qu’elle m’a pardonné.

Marc questionne : et tes filles, que sont–elles devenues ?

                                                                                                                 – Elles sont mères de famille et m’ont faite grand–mère de trois adorables fillettes.

En silence, ils refont le tour du cloître

La cloche tinte.

Le moine portier apparaît et fait signe à la visiteuse.

L’heure s’est écoulée.

Un dernier sourire unit les deux amis.

La lourde porte se referme…

5 – J’irai voir le supérieur

Marc rejoint sa cellule, l’esprit léger, libéré par ce que Mathilde vient de lui rapporter.

Assis devant sa table étroite, il médite, le visage rayonnant. Puis empoigne le gros cahier qui l’accompagne depuis son départ du moulin et relit le dernier paragraphe de ce qu’il a écrit des années auparavant :

« Je tourne la page, je m’engage dans un inconnu qui m’effraie. Je me sens poussé et porté par une force que je ne maîtrise pas… »

Il sourit et d’une main ferme se met à écrire.

« Merci Seigneur, que ta volonté soit faite.

Demain j’irai voir le Supérieur.

Je lui dirai que ma foi doit maintenant m’aider à porter hors de ces murs le message du Christ.

Je lui dirai que je suis prêt à retourner dans le monde si c’est là que la volonté de Dieu m’appelle. Ce monde que j’ai fui parce qu’il me faisait peur.

Je lui dirai que je veux servir le Seigneur en étant utile à mes semblables.

Je pourrai me rendre en Afrique, ou en Asie, à moins que ce soit en Amérique latine.

J’apprendrai la langue des populations auprès desquelles je serai appelé à porter la Parole.

Serai–je capable de transmettre cette dernière ?

Demain je frapperai à la porte du Supérieur.

Je saurai le convaincre de ma capacité à témoigner par l’exemple si je ne peux le faire par les mots…

Humble serviteur je me ferai…

Demain…

Sur le fleuve Amazone et sur ses affluents, je me déplacerai en pirogue pour aller d’un village à l’autre.

Avant je troquerai ma robe de moine pour des vêtements plus appropriés. La croix de bois accrochée au cordon de cuir passé autour de mon cou dira mon appartenance à un ordre religieux et dévoilera ma mission.

Je mettrai mes compétences anciennes de conducteur de travaux, mes connaissances en matière de construction, à la disposition des habitants. Je pourrai les aider à rendre leurs cases sur pilotis plus solides, plus confortables. Je leurs expliquerai que je sais les dégâts provoqués par les colères d’un fleuve.

Pour gagner leur confiance, je construirai ma propre maison. Je leur démontrerai que je sais comment ne pas se laisser prendre au piège des remous et des rapides d’une rivière.

En Afrique, je voudrai, là aussi, vivre sur les bords d’un cours d’eau, ou d’un lac. De même en Asie.

Ici, aux alentours de la Trappe, j’apprendrai les torrents, je découvrirai comment est le Giralmon lorsqu’il dévale la montagne, fougueux et indompté.

Fougueux, c’est ce que j’essaierai d’être.

J’emprunterai aussi au fleuve sa permanence, sa régularité, sa fidélité aux gens qu’il a fait vivre.

Demain j’irai voir le Supérieur… »

Autoportrait au triangle

Emmanuelle GINESTE

Je suis un triangle plutôt isocèle équilatéral quand je grossis j’ai choisi d’être bleue un bleu turquoise sans trop de vert je n’ai qu’un bras plié comme une racine carrée en V comme la victoire un bras plié mais un bras levé au bout une main élégante sur laquelle s’envole ou se pose un cœur il est rouge à ma naissance il prend toutes les couleurs ensuite il disparaît parfois j’ai 9 ans je suis adulte depuis toujours j’ai deux jambes parallèles ah ça oui ! Il les faut bien pour grimper sur les tours et sur les toits de la ville où je finis mes nuits je suis gravée dans du siporex dessinée à la craie tracée à la bombe dans le métro, au coin des rues ou sur les ponts des tailles j’en ai des tas je vais du centimètre au mètre mais toujours sans bouche, sans un mot j’ai arrêté de parler il y a longtemps je préfère penser je pense avec mes yeux ronds aux cils qui mangent ma figure et dépassent de mon visage je suis une fille, j’ai des cheveux blonds et une couette majestueuse qui fait la gueule quand je fais le cochon pendu ou quand je verse des larmes noires assise dans un angle… pourvu qu’il y en ait trois.

Rue de Créqui

Marie-Agnès CHAVENT-MOREL

Rue de Créqui

Une boîte aux lettres sans clé. Un couloir où attend le Solex coincé entre la porte de la cave et l’arrière-cour. Trois étages et à droite l’énorme Porte, la sonnette si frêle en contradiction évidente avec le bois massif.

Une clé que l’on ne peut perdre. Son poids, son envergure.

Couloir commun. À droite la porte des Toilettes où nombre d’excès y verront leur zénith.

Puis nouvelle clé pour porte à gauche. C’est là. C’est l’Entrée carrelage rouge aux carreaux carrés, disloqués.

En face à droite la Cuisine et son Alcôve avec porte étroite donnant sur l’entrée aux carreaux carrés disjoints. Une salle LA Salle son chauffage au mazout. Son alcôve porte étroite donnant sur l’entrée aux carreaux carrés disjoints. Deux immenses placards avec à l’intérieur, dans le placard de gauche, les oublis des occupantes précédentes, des fringues, on les bazarde, des bouquins Walt Whitman. Hop ! dans la bibliothèque.

Rue de Créqui Premières amours Ouverture

Fierté

La vie prend des taches de rousseur Taches clairsemées sur l’adolescence

L’amour de Jeunesse

Le lit blanc

Le voilage

Les cafards

L’unique point d’eau où se déroule se dégragraisse se lave se nettoie se débarbouille s’ondifie se cascade se torrentise se fluidifie s’arrose se goutted’eautise se sublime se dissout se rafraîchît se sanctifie se renouvelle se baptise s’humecte l’Essentiel

Rue de Créqui la Vie

Rue de Créqui les colocataires

Les raviolis dans le placard

L’argent manque

La fumée

La danse sur le meuble plus haut que la fenêtre Non à hauteur de fenêtre

Rue de Créqui les Anglais Tom, John, Ray, un autre

Rue de Créqui sandwich au café d’en bas

Rue de Créqui tendue de toile de jute rouge

Rue de Créqui berceau de Rêves

Rue de Créqui cours d’anglais l’amie partie en secte

Rue de Créqui l’entrée du bas lieu de crime

Rue de Créqui Disparu le 42 !

Rue de Créqui. Nous ne vieillirons pas ensemble. Danse

Rue de Créqui, Lui, tabac manteau long et brun, Guitare, Lui.

L’ombre de Nous ne vieillirons pas ensemble. Danse

Rue de Créqui Rue de Créqui Rue de Créqui

Chambre oiseaux

Marie-Agnès CHAVENT-MOREL

Tu te recroquevilles entre l’armoire et le lit. On a clos les volets, pourtant la lumière coule entre les persiennes, blesse la conjonctive. Tes yeux brûlent. Les tenir fermés. Aucun apaisement, les paupières collent l’une à l’autre, gênent l’écoulement des larmes.

Dehors, les pépiements célèbrent le jour, l’été, l’éclat, le bonheur du soleil dans les arbres. Tu tentes de désolidariser ces paupières infernales. Impossible. Essai transformé en désarroi.

Solitude dans la douleur.

Tu ne sais d’où viendra le soulagement. Tu l’attends priante désordonnée. Tu te souviens dans la même pièce du râle de ton grand-père avant de mourir. Ton père y allongera son cancer en ses extrêmes douleurs.

Maisons, avez-vous chacune une pièce à souffrir ?

Recroquevillée tu attends le déploiement.

Secs les pas vers toi, secs et courts et inutiles et bruyants

La douleur nécessite le silence.

En zone de frontière

Marie-Agnès CHAVENT-MOREL

La maison a surgi à partir de tes propres plans, le long d’une sente menant à un moulin. Il manquera toujours ses mains d’homme à votre maison ensemble. Vous l’aviez voulue en zone de frontière afin que jamais une mer ne sépare longtemps vos deux pays.
Tu as empli la demeure de vos quatre cœurs de femmes. Un cœur à chaque point cardinal, créant une manière de boussole, dans une géographie où se tracerait, guidé, chacun de vos destins.
Après l’effondrement, vacillante, tu as construit en ses murs un chemin de quête, cherchant et recherchant, têtue, à l’aide d’un balancier sans cesse sous le vent, un équilibre qui maintienne la vie. Tu l’as trouvé.
Tu cimentes l’histoire de ta maison, tu en es la toute première strate, celle sur laquelle les habitants d’un futur sans toi, à leur tour, ajouteront leurs sédiments et d’autres ensuite. Tu es la première gardienne de rêves en ces lieux. D’autres rêves, à toi étrangers, la peupleront. Tu sais que la maison imprimera et gardera de toi, à jamais, ce que tu y auras placé.
Depuis peu, tu en observes les premières rides, la neuve et humide fragilité des fenêtres sur la mer du Nord, le plancher qui tangue, un trou dans la porte. Un visage se dessine, les plis d’une histoire se forment de-ci de-là, tu prends soin de les atténuer, de les adoucir, non de les effacer, tu connais la beauté du temps qui passe.
Pour un temps, ta maison, c’est l’île où tu t’arrimes après tes voyages, où tu poses tes essoufflements, où tu caresses, dans le jardin aux trois grands arbres, tes désirs de fleurs, de framboisiers en haut de la colline, tes désirs de soleil sur la peau.

Le toit ouvre sur le ciel.


Plus près de l’infini ?