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Les nouveaux mots qui entrent dans les dictionnaires appauvrissent-ils la langue française ?

Ouest-France
Chloé BENOIST.
Publié le 04/11/2022 à 08h30

Les éditions 2023 des dictionnaires sont, comme le veut la coutume, enrichis de nouveaux mots. Entre anglicismes et mots familiers, ils se veulent le reflet de l’usage de la société.

La langue de Molière est-elle en train de perdre de sa superbe ? Wokisme et NFT ont fait leur entrée dans les éditions 2023 du Larousse et du Petit Robert. Ce dernier a aussi intégré chiller, gênance, iel… Autant de mots qui ont fait leur apparition dans le langage ces dernières années, auxquels les lexicographes apportent des définitions. Faut-il s’en insurger ? On fait le point sur l’arrivée dans les dictionnaires de ces nouveaux mots, qui ne mettent pas tout le monde d’accord.

« Notre langue française fait naufrage », « C’est une catastrophe », « On s’américanise beaucoup trop »… À peine l’annonce des nouveaux mots qui entrent dans les dictionnaires faite, les internautes mécontents font entendre leurs contestations sur les réseaux sociaux.

Ces gros ouvrages ont tendance à être « sacralisés », pointe Mederic Gasquet-Cyrus, maître de conférences en sociolinguistique à l’Université Aix-Marseille. « C’est toute la confusion autour de l’objet même du dictionnaire », poursuit-il. Alors que « c’est avant tout un outil de référence pour connaître la définition des mots ».

« Les gens s’en servent comme d’un arbitre », ce qui donne de « la légitimité aux mots », renchérit la directrice éditoriale du Petit Robert, Géraldine Moinard. « Les mots familiers ou emprunts de l’anglais sont utilisés, donc on a besoin de les comprendre », argumente-t-elle. « Nous ne sommes pas là pour dire si c’est bien ou mal d’employer tel ou tel mot. »
À titre d’exemple, « les mots emprunts de l’anglais ne sont pas ajoutés aux dictionnaires pour les promouvoir », assure Jean Pruvost, lexicologue et historien de la langue française. D’autant que « des équivalents en français sont bien souvent proposés », fait-il remarquer.

En France, trois dictionnaires donnent chaque année leur interprétation de l’usage de la langue : Hachette, Larousse et le Petit Robert. « Les dictionnaires sont des photographies de l’usage », résume Jean Pruvost.
« L’objectif est d’offrir au public une description du langage, un ensemble d’outils pour mieux s’exprimer, quelles que soient les situations », détaille Géraldine Moinard. « L’usage est roi », insiste la directrice éditoriale du dictionnaire aux 300 000 mots.
En clair, le fait que le verbe « chiller » figure dans le Petit Robert ne signifie pas qu’il peut être employé lors d’un entretien d’embauche. « C’est comme le style vestimentaire, il faut s’adapter à la situation », explique-t-elle.
Pas d’offense, de dégradation, ni de perte de valeur
Inutile donc de penser que Molière se retournerait dans sa tombe s’il savait que « gênance » se trouve désormais face à « géliturbation ». « Il ne faut pas confondre le fait d’enregistrer un mot et de l’expliquer, avec le fait d’offenser la langue française », pointe Jean Pruvost.
Les dictionnaires comprennent en effet des mots appartenant à tous types de langages. « Ce n’est pas parce que ce sont des mots utilisés par les jeunes ou employés par des militants, qu’il ne faut pas les y faire figurer », estime Mederic Gasquet-Cyrus. L’objectif est de « donner des références » aux Français, ajoute le maître de conférences en sociolinguistique. « Il ne s’agit pas d’une dégradation ou d’une perte de valeur de notre langue. »

D’autant que ces mots, avant de faire leur entrée dans les dictionnaires, ont été validés par des professionnels « qui étudient leur pertinence et leur utilisation », détaille Mederic Gasquet-Cyrus.
Les lexicographes du Petit Robert prennent en compte trois critères lors de leur sélection : la durabilité du mot, sa fréquence et sa diffusion. « Le mot doit s’être installé dans le langage et avoir une diffusion large, au travers de plusieurs canaux pour toucher plusieurs publics », souligne Géraldine Moinard. Les NFT par exemple, peuvent être mentionnés dans un journal télévisé, un magazine, un documentaire. « Mamie a besoin de savoir ce que ça veut dire », affirme Mederic Gasquet-Cyrus.

Chaque dictionnaire a sa politique en la matière. Celui de l’Académie française se refuse à intégrer des mots jugés comme appartenant à un langage trop familier. Mais au Petit Robert, le choix a été fait, depuis sa création, d’accorder une place à tous les vocabulaires susceptibles d’être rencontrés.

L’emprunt à d’autres langues
S’il n’y a pas lieu de s’insurger, c’est aussi parce qu’il est normal que notre langue évolue. « La langue française ne mute pas, elle vit simplement sa vie de langue », explique Mederic Gasquet-Cyrus.
Une langue qui emprunte toutefois beaucoup à ses voisines. Mais « on ne peut pas empêcher l’usage de faire naître des emprunts, de récupérer des mots venant d’ailleurs », précise Jean Pruvost.
Et pour cause, cela a toujours existé. « Le verbe “scroller” par exemple vient initialement d’un verbe de l’ancien français, que les Anglais ont récupéré à leur compte, puis que nous avons à nouveau francisé », expose Géraldine Moinard.
« Toutes les langues du monde sont en contact depuis plusieurs siècles et s’empruntent des mots ou des structures les unes aux autres », ajoute Mederic Gasquet-Cyrus.

Un anglais de plus en plus abondant
Les réseaux sociaux et la rapidité de la propagation de l’information ont toutefois accéléré ce phénomène. « La part de mots empruntés à l’anglais est plus forte qu’à une époque », reconnaît la directrice éditoriale du Petit Robert. La difficulté est de ne pas se laisser « inonder » par ces mots anglais, soulève Jean Pruvost.
L’Académie française et la Direction générale à la langue française et aux langues de France sont là pour mettre des limites. Elles s’adonnent à un travail d’équilibriste pour continuer à laisser naître de nouveaux mots, sans en accepter de trop. Sinon, pointe le lexicologue, la langue « perd son âme ».