« Histoire d’une voix »

Vivi BERNARD

Je reçois un lien me permettant d’accéder à des vidéos enregistrées lors des noces d’or d’amis de longue date. Sur l’un de ces enregistrements, un drone transmet la prise de vue aérienne de notre groupe accompagnant nos mariés de 50 ans à la petite chapelle où ils se sont unis. Le sanctuaire de Saint-Genès se trouve sur le plateau du Larzac, perdu au milieu d’étendues âpres, piquées de rochers calcaires, au milieu d’immensités où règnent l’asphodèle et la cardabelle, dans un pays de rocaille, de genêts et de buis…
Je visionne la séquence. Soudain une voix jeune s’élève dans ce contexte tourmenté. L’inflexion de cette voix me fascine. Un Hallelujah brisé, d’une mélancolie absolue me prend aux tripes. C’est d’un timbre très pur qu’une adolescente livre une interprétation personnelle de cette musique traditionnelle*. Voix puisée dans la douleur, voix qui se tend, qui s’arrache du cœur de la jeune fille. Un accord majeur s’élève, en communion avec le cortège qui suit les époux vers leur Terre Promise, en accord avec leurs promesses d’alors. La musique prend possession de tout mon être. Les deux couplets, sublimes, ne traduisent pas la louange au Seigneur classique. Plus qu’un véritable sacerdoce, le chant résonne en moi comme un hymne universel dédié à l’Amour, une prière profane et cela, dans une allégresse totale. Au-delà de l’incantation mystique connue de nous tous, là, c’est une ode qui résonne, ode à la durée de cette union, à la fidélité d’un engagement ancien. Il y a 50 ans, les jeunes mariés sont venus en ce lieu loin de tout, ont marché sur ce sol aride.
Beau clin d’œil familial qui se termine par le survol d’une lavogne qu’une source alimente, le tout en accord avec le Causse à la végétation rabougrie mais ô combien résistante au temps…

La voix fraîche du chœur s’est tue…

24 juillet 2018-08-21 (* Hallelujah de Jeff Buckley, 1994)

2018 « Voix d’écriture… Quelle est ma voix ? »

LE cadre parfait!
Jolie Joliette, maison d’écriture…
Y chercher sa voix d’écriture.
L’y trouver.
Entendre celle des autres.
Encore un super stage!
Quelques photos, quelques textes.
Lisez le texte de Vivi Bernard « Histoire d’une voix » et envoyez les vôtres!
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Tard dans la nuit, refaire le monde…

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Quelle est ma voie?

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2017 « De lieu(x) en lieu(x). »

De l’escalier aux hétérotopies, du jardin à la scène, du hameau au carrefour… le lieu toujours se vit de manière subjective. Pour l’écriture, chaque jour une contrainte (usage du point-virgule, alternance des pronoms Je/On, écriture en bloc)

Michèle, derrière les barreaux

 

 

Michèle devant les barreaux

Michèle délivrée, libérée

Marie-Pierre, Vivi, François

Textes de 2017 et 2018

 


« FRONTIERE »
« JOUR DE MARCHÉ »
« JE LEZARDAIS »
de Marie COMARD-RENTZ

« LA GRUE »
« AU GRÉ DE MES RÊVES »
de Sylvette SIMON

« AUTOPORTRAIT BLEU CRAQUELÉ »
de Marie-Pierre STEVANT-LAUTIER

« PLAN RAPPROCHÉ POUR UNE RENCONTRE »
de Pierre PANISSET

« AUTOPORTRAIT »
de Emmanuelle GINESTE

« AUTOPORTRAIT »
de Paule GAILLARD

« MANIÈRE D’AUTOPORTRAIT »
de Sylvie M.


« FRONTIERE »
de Marie COMARD-RENTZ

Ô ! frontières,
entre blocage et passage
découverte et inconfort
boucs émissaires à rôtir
protection sans rire
vous rassurez les frites
enserrez les communautés.

Je me cogne et recogne
à mon noir
Dr Jekyll et Mr Hyde.

Sortir de notre zone de confort
détricoter le rosaire
freiner le carcan, le cadre, la case, le tiroir,
ouvrir les ornières
assez de morts.
Tous frères.
Tous rois reines sur nos trônes.
Dépassement des étoiles ce soir !

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« JOUR DE MARCHÉ »
de Marie COMARD-RENTZ

C’est jour de marché.

Tu vois des fesses en jean, en short… des fesses de toutes tailles, de toutes formes. C’est marrant les fesses.

Tu vois les jambes qui descendent des fesses, des jambes nues, bronzées, poilues, des jambes avec des pieds en sandales, aux ongles vernis, en tongs flap flap flap.

Tu vois les fesses de ta maman, surtout, ne pas les perdre de vue.

D’un stand à l’autre, tu entends les compliments – ah qu’elle est mignonne !, les offres imbattables – deux melons pour le prix d’un –, le chien qui aboie.

Peureuse, tu ne regardes pas dans sa direction.

Il y a peu de place pour circuler, les paniers frottent ta peau, le soleil la caresse, la main de maman est moite.

Tu respires les poulets rôtis, les fromages, les fraises, tu te bouches le nez chez le poissonnier.

Enfin enfin, le stand de bonbons. Sur la pointe des pieds, tu tends la main, Medhi sait. Une fraise tagada, vite, dans la bouche, c’est mou, ça pique, ça fond et tu auras la langue toute rouge, ça fera rire ton petit frère.

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« JE LEZARDAIS »
de Marie COMARD-RENTZ

Je lézardais à la frontière entre ombre et lumière.
Je lézardais entre pulsion et raisonnable.
Je lézardais entre les versets et l’autre versant.

Les nuages passaient, menaçant mon bronzage.
Les oiseaux chantaient, les rosiers rosaient, les enfants autour de la piscine se poursuivaient.
Le chlore chatouillait mes narines.
Le chlore tirait ma peau.
Le chlore, élément chimique de numéro atomique 17, symbole Cl. On rajoute un petit 2 en bas, ça donne du gaz toxique, d’odeur suffocante.

Tu ne tueras point. 5ème commandement.

Mettre cette envie dans une boîte, mettre cette boîte dans une autre boîte, mettre cette boîte… Enfouir la dernière boîte dans les abymes de mon cerveau, dans l’Antarctique de ma conscience, recouvrir de morale, de valeurs, de raison en plusieurs couches de béton, catégorie CEM-I.

Mon matériel de chimie est au grenier. Papa me l’a offert à 8 ans. Il en avait reçu un de son père au même âge. Bac S, mention très bien, 20/20 en chimie. Prépa, Grande École, recherche. Comme lui. Comme eux.

Tu honoreras ton père et ta mère. 4ème commandement.

Prendre une pelle, un bulldozer, faire valser les règles, les interdits, creuser, creuser, se débarrasser du regard des autres, écouter, chérir cette pulsion, cette envie, ne plus chercher à l’enfermer, à la cacher. Elle aussi a le droit de s’exprimer.

Je me levai.

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« LA GRUE »
de Sylvette SIMON

 

Sur le stade,
Le camion se gare
Et sa grue rouillée
Soulève un long paquet
Noir
Très noir
Et lentement
Très lentement
Le paquet
Se déplie
Se redresse…
Et l’enfer explose sur terre!
Au bout du paquet
Il y a une tête aux yeux bandés,
Aux lèvres amères
Et ce paquet,
C’est un jeune corps
Un corps que l’on pend,
Que l’on pend sur le stade,
Que l’on pend
Dans un sarcophage de tissu
Et qui maintenant
Se balance
.           Se balance
.                          Se balance…

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« AU GRÉ DE MES RÊVES »
de Sylvette Simon

Je suis seule dans des lieux nus

Seule sur les monts violets

La tête dans la lune

La lune dans les yeux

Les veines gorgées d’écume de lis

Et le cœur de coquelicot toquant dans sa cage­

Narquois

 

Les ailes de soie des papillons de ma mémoire

Sans cesse diffusent souvenirs et vibrations

 

Dans un grand vent sauvage

Je bois aux lèvres dures des sources

Je cueille l’âme des paysages

Je croque les perles de la grenade des couchants

 

Et je rêve

 

Je rêve de voir jaillir ma divine étincelle

D’écrire des vers

Puissants  Baroques  Originaux

 

Je rêve d’une mort cosmique

Peut-être disparaître

Sous l’écorce burinée d’un chêne

Ou enfouir mon corps

Dans l’humus à l’arôme fauve

Puis dans les cendres millénaires

Cachant le ténébreux tombeau

 

Ainsi va ma vie que passionnément

J’étreins

et respire

Comme du lilas           avant qu’il ne fane

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« AUTOPORTRAIT BLEU CRAQUELÉ »
de Marie-Pierre Stevant-Lautier

Bien choisir son matériau, non pour l’artifice, mais pour le rendu des choses.
La sous-couche donnera à l’ensemble une teinte bleue qui assurera une bonne humeur pérenne, parce que c’est le bleu qui l’emporte à la fin.
Le bleu se rétablit, même si temporairement le gris, le beige ou le rouge ont occupé l’espace, seulement un temps. Le bleu revient comme revient une tendance naturelle.

C’est le bleu de la résilience. Je pense être bâtie du côté de la résilience.
Je peux supporter d’être vent debout, de vaciller, de mordre la poussière, de tanguer et même d’être en ruines.
Je suis à la fin moi, verticale, le regard ouvert sur un horizon plus large qu ‘avant. Je demeure.

C’est le bleu de la non-violence.
Le bleu de la discrétion, peut-être d’une certaine pâleur de traits.
Le vif, l’incisif qui me plaisent tant chez certaines personnes brunes, aux peaux mates, il me faut les puiser au dedans. Qu’importe ma pâleur d’origine, l’encrier ne montre pas ce qu’il contient. C’est en écrivant que l’on crée la ligne. On peut feindre le noir, le cuivre.
Mais vivement le bleu du commencement, ma couleur primaire, ma couleur d’avant-tout.
Vivement la douceur.

C’est le bleu de l’après-coup.
Il évoque un apaisement, un retour au bien-être d’être soi. Un régulier retour.
On a vu d’autres nuances prendre la place, on a vu ce bleu perturbé tant de fois. Les croisades intimes, les intempéries, les destructions donnent une couleur au visage qui n’est pas naturelle. Le carmin, et le fauve me plaisent, j’en conviens, mais ce sont des teintes d’emprunt. Ma couleur de base est le bleu. Ma sécurité.
Attention, pas le bleu ciel de la Vierge Marie. Je le lui laisse. Chasse gardée.
Mon bleu est celui d’un lavis presque invisible, qui sied à mon visage parce que c’est le bleu qui permet la patience.

Pour finir, poser un vernis à effet craquelé.
Cela confère à l’ensemble un aspect « traversée du temps comme si de rien n’était ».
Des rides oui, mais çà ou là, dans un flou avantageux. Des rides revendiquées, placées au bon endroit, au coin de l’oeil qui s’émerveille, de la bouche qui rit et raconte enfin.
Des formes oui, enfin de la rondeur, on ne sait pas trop, tant mieux, le vernis donne droit à un supplément de corps, une courbe plus ou moins inventée par l’oeil, une joliesse un peu usurpée, coment savoir.
Des interstices, oui, du discontinu, où peuvent encore se loger des désirs, des passions, aussi bien que des attentions, des projets.
Des failles d’où jaillit une lumière.
Des manques, pour poursuivre une croissance que l’on avait interrompue, en en gommant désormais les raideurs .

Ne pas craindre la fêlure, l’ébréchure, puisqu’aussi bien on a su préserver le bleu de l’unité.

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« PLAN RAPPROCHÉ POUR UNE RENCONTRE ».
de Pierre PANISSET

La pointe des cheveux se rappelle nostalgique la blondeur qui fut. En remontant le long de la gaine capillaire, on peut se rendre compte de la teinte poivre et sel qui est.
Au-dessous, sans qu’on puisse espérer une conclusion définitive quant à l’intelligence, on découvre un front légèrement ridé. Une cicatrice en barre le côté droit. Ce front haut surmonte de petits yeux enchâssés comme pour mieux cacher les sentiments derrière d’épaisses paupières lasses. Des pupilles d’un bleu gris, caractéristique familiale paternelle, essayent tant bien que mal d’empêcher toute lecture des pensées.
Un nez sans relief excessif qui ne relève pas d’une esthétique olympienne, une bouche commune, fonctionnelle, délimitent deux pommettes, petites pommes rondes et rouges qui ne sont pas, ne vous y trompez pas, dues à une appétence éthylique mais à un trait génétique.
Rien de bien attirant à une époque, comme vous le savez, où tout se juge sur l’esthétique. En prenant la direction du sol, on trouve ce qu’on peut appeler une inversion des critères de beauté, tels que recherchés dans les revues de mode ou les pages de publicité. Ici les tablettes de chocolat ont été remplacées par des mottes de beurre. L’embonpoint en effet n’est pas une légende, mais un fait établi.
Ce qui est bien réussi, en contrepartie, ce sont les fesses. Elles sont fermes, bien dessinées et musclées. Mais cela ne suffira pas à sauver l’apparence globale. De la virilité du personnage, à cet endroit précis, on n’en dira rien. Chacune pourra à sa guise imaginer. En dessous de ce torse désolant, des jambes trop courtes pour être efficaces et des pieds plats pour finalement palmer l’affaire.
Mais à l’intérieur…! Si vous arrivez à pénétrer cet espace prohibé, à enfreindre les lois de la sphère privée, à enjamber les clôtures, à dépasser la simple visite, peut-être découvrirez-vous une âme, une souffle, une langueur amoureuse.
Ne vous fiez pas aux apparences! L’ensemble est cohérent comme un « crumble », gâteau raté à l’extérieur, mais de si bon goût si on s’y arrête

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« AUTOPORTRAIT »
de Emmanuelle GINESTE

Je suis un triangle, plutôt isocèle
équilatéral quand je grossis
j’ai choisi d’être bleue
un bleu turquoise sans trop de vert
je n’ai qu’un bras
plié comme une racine carrée
en V comme la victoire
un bras plié mais un bras levé
au bout une main élégante
sur laquelle s’envole ou se pose un cœur
il était rouge à ma naissance
ila pris toutes les couleurs ensuite
il disparaît parfois
j’ai 9 ans, je suis adulte depuis toujours
j’ai deux jambes parallèles
ah ça oui !
Il les faut bien pour grimper sur les tours
et sur les toits de la ville
où je finis mes nuits
je suis gravée dans du siporex
dessinée à la craie
tracée à la bombe
sans le métro, au coin des rues ou sur les ponts
des tailles, j’en ai des tas
je vais du centimètre au mètre
mais toujours sans bouche, sans un mot
j’ai arrêté de parler il y a longtemps
je préfère penser
je pense avec mes yeux ronds aux cils qui mangent ma figure
et dépassent de mon visage.
je suis une fille, j’ai des cheveux blonds et une couette majestueuse
qui fait la gueule quand je fais le cochon pendu
ou quand je verse des larmes noires
assise dans un angle…

pourvu qu’il y en ait trois.

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« AUTOPORTRAIT »
de Paule GAILLARD

Je suis une jeune fille. Grande, bien plus que la moyenne. Maigre, trop par rapport aux canons du lieu et de l’époque. Comme j’ai de grands abattis on me compare aux araignées : toute en pattes.
Mes membres étant très longs, j’ai des rallonges de tissus ou de laine tricotée au bout des manches et au bas des jupes pour « terminer » les habits de ma sœur ainée. Lorsque ma sœur me fait des vêtements neufs elle m’affuble de fronces aux épaules et à la taille pour cacher ma maigreur.
Mes mains frêles sont inadaptées aux durs travaux agricoles.
J’ai une petite tête pour mon long corps, un visage pâle ovale, des cheveux blonds cendrés raides que je laisse tomber devant mon visage pour le cacher, une bouche quelconque, un nez de bède(1)dit le voisin, pas de menton, un front haut déjà soucieux et des petits yeux myopes. Des lunettes bien sûr, que j’enlève en public pour ne pas voir qu’on me regarde. Pour palier ma stature de sauterelle, je me tiens voutée. Pour ne pas montrer ma timidité j’affiche dans les rues du village le style « princesse lointaine ».
Je n’ose pas parler parce que ma sœur dit que je suis bête.
Pourtant je sais que j’ai du potentiel, que j’ai de la valeur et, si peu que j’arrive un jour à quitter ce milieu qui m’étouffe, je sais que je saurai les faire éclore.

En attendant je lis beaucoup et j’écoute. Comme je parle peu les copains me font des confidences, certains que je ne répèterai pas. Ils me racontent notamment leurs expériences amoureuses, sexuelles, moi qui n’y connais rien. Mais j’emmagasine : ne pas coucher avec n’importe quel garçon, en prendre un qui te connait et t’épousera si tu tombes enceinte. Attention aux slips sales et aux soutien-gorge qui tiennent avec des épingles, ça fait mauvais genre. Ne pas harceler un copain avec qui tu as couché et qui ne veut plus de toi.

Jusqu’à son mariage ma sœur le dimanche m’oblige à l’accompagner à la grand’messe. Heureusement j’aime chanter et je rejoins le chœur de chant.
L’après-midi avec des copines je vais me promener vers la vierge et les coquines s’éclipsent sous les buissons avec leurs amoureux.
Si la vierge pouvait parler…
Mais elle est aussi mutique que moi.

(1)une bède : une betterave fourragère.

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« MANIÈRE D’AUTOPORTRAIT »
de Sylvie M.

Je suis blonde. Tout un programme….

Coiffée comme l’as de pique, horreur de passer des heures à m’apprêter devant un miroir. Un coup de sèche-cheveux, un coup de brosse et hop, me voilà présentable.

Je suis blonde aux yeux bleus. Aïe, quel cliché.

Bleu gris quand le temps est humide, la douceur invite à la confidence. Bleu bleu dans les zones de haute pression et d’hygrométrie basse, l’énergie est au rendez-vous. Bleu avec des points dorés quand je ris, des poussières d’étoiles qui brillent dans les yeux et transpirent la joie. Bleu sombre des mers agitées quand je suis en colère ; peu d’aventuriers osent se confronter aux passes hivernales des Quarantièmes Rugissants…Pas besoin d’interroger mon humeur, il suffit de croiser mon regard.

Il paraît que j’ai un regard d’aigle, perçant, magnétique. Longtemps mon regard a été ma force de frappe, mon outil imparable de séduction.

Mais quelle misère de constater que les ans pèsent sur mes paupières, étrécissant ce regard qui capte et fait passer tant de choses.

Deux options : me résigner à vieillir au naturel, telle Charlotte Rampling et son regard de chat à l’affût. Il y a pire me direz-vous. Et vous aurez raison. Quelle icône splendide, même si ce célèbre regard en fente donne l’impression qu’elle a convoqué les caméras au saut du lit…Ou bien sacrifier à l’autel de l’éternelle jeunesse en recourant aux services lourdement monnayés d’un chirurgien qui, de son bistouri, me rendra un regard de biche. Quel dilemme….

Et en plus, pour ne pas être victime de maux de tête à jouer la coquette, il me faut porter ces lunettes synonymes de progrès et me trouver chanceuse : le trois en un, qui me permet, selon l’opticien (quel menteur) de voir avec précision de près, à moyenne distance et de loin. En réalité j’ai l’impression d’avoir un appareil photo sur le nez, qui tente sans toujours y parvenir une mise au point nette, obligeant nerf optique et cerveau à produire des efforts incessants, source de…..maux de tête. Que vaut-il mieux : être élégante dans le flou permanent ou passe-partout avec quelques arrêts sur image nets ?

Mon magazine féminin préféré montre bien Adriana Karembeu vantant les mérites de certaine marque de lunettes. Bien qu’il soit considéré comme la référence de la mode, je le soupçonne de collusion financière et de désinformation : en effet, la célèbre pin up peut se payer le luxe de porter des lunettes et de rester jolie, elle. Et qu’on ne me prenne pas pour une idiote, jamais je n’ai vu de candidate à l’élection de Miss France portant des lunettes, ni même Claire Chazal ou Laurence Ferrari présentant le J.T. de 20 heures.

Mais revenons à ma dure réalité. C’est un comble quand le miroir grossissant (qui déjà ne masque aucun défaut de l’épiderme, le vil camarade) ne suffit plus pour me maquiller les yeux sans risquer le barbouillage. Je dois réussir la prouesse de poser ombre à paupière et mascara tout en portant mes lunettes de travers, assez près pour obtenir la précision du geste, assez loin pour que le pinceau ou la brosse puisse se déployer. Ceci faisant je tords les branches de mon précieux assistant, nuisant encore à la netteté des images. Heureusement, tout se passe à huis clos, la caméra cachée ne montrera  pas le sanctuaire de beauté d’une quinquagénaire; vous me direz, le ridicule ne tue pas.

Et si, dans l’impatience encore juvénile de mon caractère (quelle injustice, tout n’a pas vieilli à la même allure), vite coiffée, vite maquillée, je replace ces lunettes sur mon nez pour filer à de plus importantes occupations après avoir enduit mes mains de crème hydratante, ça ne manque pas, plaf ! le mascara encore humide se colle aux carreaux. Me voilà en retard, obligée de laver ces fichues lunettes avec des mains grasses.

C’est alors que je rêve d’être un homme… à mille lieues de toutes ces considérations futiles et désespérantes. Vieillir en conservant féminité et glamour, voilà qui n’est pas vendeur dans mon magazine de mode. Il me faut donc, telle une combattante des temps modernes, me battre seule (nos mères et grands-mères ont-elles renoncé ou existe-t-il une omerta sur le sex appeal des femmes mûres,  comme les appelle la presse féminine?). Il faut me résigner à ne plus lancer d’œillade coquine (et d’ailleurs c’est plus sage car si, en cédant à la parade de séduction, je ne porte pas mes lunettes, je risque de l’adresser à une autre personne qu’à celle visée ; imaginez la déconvenue une fois la vision nette retrouvée…). Renoncer avec élégance à la jeunesse, quel viatique stupide. Grandir en sagesse : le lot de consolation des femmes qui y voient encore assez clair pour s’apercevoir que les hommes regardent celles qui ont vingt ans de moins…Mais enfin, mon œil bleu pétille bien encore un peu et, malgré la gymnastique incessante dont il a besoin pour mettre au point, il est encore capable d’observer deux ou trois choses dans son champ de vision. Et mes neurones, n’ayant pas encore trop subi les outrages du temps, sauront bien en faire profit et ainsi damer le pion aux yeux de velours des belles écervelées….

 

 

 

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2016 « Le rêve : de l’illusion à la réalité »

PRENDRE LE TEMPS DE FLANER
de Michèle O’NEILL
LE REVE EVEILLE
de Vivi BERNARD
REVEUSE
de Marie-Pierre STEVANT-LAUTIER
LE CHEVALIER
de François SALOMON
PHILIP MORRIS PHILTRE
de Chouski MARICHAL


 

PRENDRE LE TEMPS DE FLANER
de Michèle O’NEILL
D’abord, avant le départ, s’arrêter à la source, écouter le chant de l’eau, suivre des yeux les gouttelettes qui sautillent sur le feuillage.
Puis descendre le sous-bois inconnu. En silence.
Enfouir sa peur dans la poche, le mouchoir par-dessus.
Découvrir que le silence est plein. C’est un immense orchestre. Vacarme de bourdonnements d’insectes ponctué du croassement de trois corbeaux, du ronflement crépitant d’une motocyclette, d’une porte qui grince derrière soi, de pépiements d’oiseaux, du cliquetis des crickets.
Le bruit des pas qui reprennent.
En contrebas, un moutonnement de vaches blanches autour d’un abreuvoir en ferraille. La danse de leurs queues et de leurs oreilles, comme si elles battaient la mesure.
Le clapotis de la bouteille d’eau sous le bras, un toussotement tout près. La scierie qui grince.
Sous les pieds, le sol change, parfois pierreux, parfois herbeux, parfois sableux, comme la vie avec ses duretés et ses douceurs.
Le corps immobile palpite de joie. La vie y tourbillonne comme elle tourbillonne au-dehors.
Je regarde les nuages et je retrouve mon âme d’enfant.
Ballet silencieux de papillons multicolores au-dessus des vagues immobiles de foin coupé.
Un arbre tranché à demi veille à l’entrée du champ d’orties protégé par une barrière de bois. A-t-on compris que ce légume au goût d’amande, si riche en vitamines, est plus précieux que tout champ de pétrole ? Au-dessus de lui, juste au-dessus, galope un dragon blanc. Et maintenant, c’est le visage au long nez d’un vieil homme étendu.
Une masse informe. Rien ne bouge. C’est un chien accroupi aux pattes allongées devant lui. Il ouvre la gueule. Chante-t-il ?
Soudain le sous-bois pentu semble s’arrêter, clos d’une barrière au niveau du troupeau de vaches aperçu tout à l’heure. De longues branches cassées dessinent des formes sur le versant du chemin, un rocher sculpté apparaît. Pourquoi le troupeau s’éloigne-t-il lorsque je l’approche ? Il quitte l’ombre. Quelques bêtes tracent un arc d’urine derrière elles ou un autre… plus noir. Seul, un veau continue de me regarder. Léger meuglement puis il rejoint les autres – Je pense à ma mère terrifiée par les vaches. Qui terrifie l’autre ?
Il n’y a pas de barrière mais un autre sentier. N’est-ce pas ainsi dans ma vie ? Des illusions de barrières qui s’évanouissent quand je viens au plus près ?
Je fais silence en moi. J’écoute.
Bruissement d’un nuage de mouches.
Ronronnement d’un avion.
Chuintement d’un ruisseau.
Il m’attire. Tout au long, des buissons de mûres encore vertes, quelques-unes en fleurs, promesse d’un régal d’automne.
Des papillons voltigent, indiquent la route du retour. Chemin de droite ou chemin de gauche ? Comme dans les contes. Le soleil brûle la peau.
Une mosaïque de chatons séchés calligraphie quelque message secret. Est-ce pour me dire qu’il faut garder espoir ? Coquelicots et bleuets ont repoussé sur les champs de la Somme. Le gingko biloba a survécu au déferlement atomique. La passion destructrice de l’homme n’a pas été la plus forte. Ne pas oublier les fleurs sauvages entre les pavés des rues. Monsanto et consorts ne détruiront pas la terre des petits-enfants.
A nouveau le chant de la source dissimulée sous le feuillage m’accueille. Elle dit la douceur de vivre. Ce cadeau.

Ecoche 2016

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LE REVE EVEILLE
de Vivi BERNARD
Bruit d’eau ininterrompu, continuité de la vie. Concert de bourdonnements, vibration furtive dans la haie…Le vent dans les branches, un gazouillis d’oiseau. Une corneille craille au loin. Un papillon blanc se pose sur une ronce. Il a une tache noire sur l’aile. Des cadeaux de la nature.
Mes pas crissent sur les cailloux du chemin de terre, herbeux en son centre. Seule sur ce sentier, j’ai conscience de faire corps avec l’univers qui m’entoure. En même temps, mon identité prend forme.
Les bourdonnements s’intensifient. Une palette de verts maintenant en offrande : l’émeraude des conifères, le vert jauni des prairies que parsèment de vert moyen quelques bouquets d’arbres. Tant de beauté pour moi, tant d’harmonie et de quiétude…
Je choisis où je pose mes pieds, évite la jeune pousse de la ronce en travers du chemin. J’ai de la chance de suivre ce chemin bordé de fougères vigoureuses.
Entre deux frênes, un bout de ciel, des nuages blancs, cotonneux…
Un grillon ? Son grésillement me transporte devant la maison familiale du Tarn. C’est le soir, après le repas. Nous sommes assis sur le banc de fer. Papa est à côté de moi.
Les mûres se préparent pour l’automne, le houx pour Noël.
Dans le lointain, une scierie. Un bruit de tronçonneuse rompt la quiétude ambiante. Premières feuilles jaunies, éparses sur le sol. Cycle perpétuel des saisons.
Le tube d’Amir s’échappe d’une radio de voiture. Il dérange la paix des lieux.
Le papillon m’a retrouvée. Des oies cacardent dans la cour d’une ferme. Je ferme les yeux. Gamine, avec une gaule, je conduis mon troupeau d’oies dans la parcelle de blé fraîchement moissonnée.
Odeur d’un troupeau de vaches. De race blanche, elles paissent, paisibles.
Je suis libre sur ce chemin. Je marche sans trop savoir où il me conduit. Je ne suis qu’un élément dans cette nature généreuse.
De jeunes orties…Pour la soupe ? Pour une friction à l’endroit de ma douleur ?
L’odeur du foin coupé me renvoie à mon enfance. Sur la râteleuse tirée par deux vaches, mon anxiété est toujours là, avec la crainte de ne pas déclencher au bon moment, l’appréhension que la quantité de foin ramassée ne soit pas en alignement avec l’herbe déjà encordée…
Le papillon blanc avec sa tache noire se pose sur une gueule de loup sauvage.
Petit ruisseau, fraîcheur sous les noisetiers…La sensation est forte : sur un autre chemin creux, je conduis mes six vaches vers le pré de Daourel. Là, je construis des barrages sur le filet d’eau.
Un papillon, brun cette fois, me précède. Des gousses de genêts éclatent au soleil.
Je suis sans contrainte. Je ne marche pas sur le Chemin de Compostelle. Je n’ai pas une distance précise à parcourir avant d’arriver au gîte d’étape réservé. Le sac à dos, mon compagnon de route, ne tire pas sur mes épaules. Des chaussures de marche n’emprisonnent pas mes pieds endoloris.
Je suis libre dans mes mouvements, libre dans ma tête.
Une toile d’araignée tendue entre les branches des genêts…J’en ai beaucoup photographiées, couvertes de rosée et de givre en quittant très tôt la maison d’hôtes en direction de Cahors.
La voûte de verdure m’entraîne toujours plus loin, trouée vers l’Infini…
Là encore, des vaches paissent tranquillement entre les fleurs de chardons. E lles n’entravent pas le Chemin comme sur l’Aubrac.
Les bourdonnements s’épaississent autour d’une bouse de vache. Sur le Chemin, j’y avais trouvé quantité de petits papillons bleus. L’odeur des bouses envahit le lieu, c’est une odeur que je connais bien, qui adhère à mon enfance.
Des touffes de gui sur un peuplier : Noëls d’autrefois…
La nature m’englobe, je ne maîtrise plus les souvenirs.
Un bruit d’eau m’appelle. Je localise la source entre les pierres moussues. Cette fraîcheur encore…Ces vergnes… Je suis à la pêche avec Papa au bord de l’Assou, derrière la maison familiale. Papa m’a préparé une canne plus courte sans trop de fil et m’entoure de ses conseils.
J’ai la chance d’être là, maintenant…Tout y est paisible.
Mes pensées se calquent sur le rythme de ma marche. Dans cet aquarium de verdure, je suis en accord avec ma nature profonde et mes aspirations intimes. J’ai ma place en ce monde. Je me laisse porter. Une paix intérieure m’envahit. La mise en mouvement de mes jambes induit ma pensée. J’ai la sensation d’être là où je dois être. Je vis pleinement le moment présent. J’oublie tout. J’arrête un moment le tourbillon de la vie. Je peux faire face à moi-même. J’ai confiance. Je crois à la beauté du monde. J’ai trouvé le silence intérieur, la communion avec la nature. Je me sens légère, emportée dans ce cycle établi. Je n’ai pas de préoccupations. Je pourrais aller plus loin. Ma marche s’est adaptée à un rythme qui me convient.
Je n’ai pas envie de revenir sur mes pas. Mais envie d’aller de l’avant, encore et encore, pour mieux me connaître, évaluer ma dose de fatigue, apprendre l’humilité.
Le souffle du vent caresse mon visage. Deux papillons me raccompagnent. Un seul se détache devant moi. Des traces de pas imprégnées dans le sable conduisent au vieux portail de bois.

J 28 juillet 2016

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REVEUSE
de Marie-Pierre STEVANT-LAUTIER

Avec les rêves, on peut se surprendre.
Nuits opaques. Pas de souvenirs de rêves la plupart du temps.
Un aplat dont j’ignore la couleur. Bleu- nuit peut-être.
Souvent, les rêves ont pour moi la douceur d’une couverture, ou le moelleux d’un chandail. C’est encore le réveil qui crée le mieux cette sensation.
Rêver, comme on improvise une recette de cuisine avec les moyens du bord. On ne sait pas à l’avance la saveur dominante.
Avec les rêves, on peut pleurer.
Rêver, comme une manière de vivre vite, en court-métrage, et sans être interrompu.
Rêves de couloirs, de labyrinthes, portes fermées, couloirs encore, portes béantes. La sortie n’est pas prévue, ça ne pose aucun problème, je ne la cherche pas. Je déambule.
Deux termes d’un même champ, « rêve » et « onirique ».
« Onirique » est joyeusement dissident, « rêve » est un acte tendre .
Avec les rêves, on peut croire.
Rêves de pluie, d’orage. J’entends les flic flic ploc. J’entends le tonnerre, j’entends les feuillages soumis. J’entends les cliquetis, le ruissellement, la claque du volet. J’entends le fin rideau de la pluie. Pas de visuel.
Je ne m’attache pas à mes rêves. Ils me le reprocheront un jour.
Rêve d’album-photo dont je tourne les pages. L’album est à moi, mais ce n’est pas moi, c’est une main inconnue. Les photos sont floutées.
A chaque page, des odeurs de talc, de poudre de riz, des couleurs sépia.
C’est l’album de mes ancêtres, je le sais, mais je ne vois pas leurs visages.
Avec les rêves, on peut jouer à cache-cache.
Rêve de poursuite. Angoisse. Je cours, je ne respire plus, toujours le corbeau à me surveiller et la femme en noir me rattrape, par à coups, je la sème, elle est encore là, noir corbeau, angoisse.
Avec les rêves, on peut être étranger.

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LE CHEVALIER
de François SALOMON
chevalier
La chevalerie, la voie droite, le château perché ?
Le laurier courbe s’élance vers le ciel, pose la question.
L’amour galant, le chemin sinueux, la maison ?

L’adoubement. Mes ancêtres me précédent sur la route ouvrant la carrière.
Mon père m’a donné l’armure et l’épée.
Le laurier tremble aux premières lueurs de l’aube.
L’amour galant déroule au chevalier une autre voie.
La belle m’a offert un bouquet de fleurs. J’ai orné mon casque d’une tresse de ses cheveux.

Sous le casque, ma tête si forte, si fragile,
seule sur le chemin, avec mon casque et mon armure,
elle chevauche jour et nuit, aspirant de sa quête.
Le laurier se redresse, me coupe en deux.
Sous ma chemise, mon cœur si gonflé, si vibrant,
il est endormi, bercé du beau souvenir,
il attend le retour de la belle. Elle le mettra à nu.

Mon corps guidé par ma tête, poursuivant son chemin glorieux,
sera l’arme de la Justice, la mort de ses ennemis,
Il rendra coup pour coup, défendra les faibles et les orphelins.
Le laurier vibre, ses feuilles tremblent.
Mon corps, animé par mon cœur, couché au creux du corps de ma belle,
restituera sa chaleur, caressera ses cheveux.
Il se donnera tout entier, apportera le bonheur à la femme et à l’enfant.

La coupure vaine est mortelle. Que peut être un chevalier sans cœur ?
Mon cœur, ma tête et mon corps se chercheraient, sans répit, jusqu’à la mort.
Le laurier oscille de droite et de gauche sous le souffle du vent.
La belle unité est source de vie et de paix. Que ferait ma belle d’un cœur sans tête ?
Mon corps, ma tête et mon cœur chevaucheraient ensemble.

L’aube se lève. Le soleil ouvrira mes paupières.
Le laurier se redresse droit, solide.
En m’allongeant au pied de l’arbre, n’avais-je pas déjà choisi ?

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PHILIP MORRIS PHILTRE
de Chouski MARICHAL

La journée se termine, Claire se détend. Elle aime la vie qu’elle mène, qui ne l’oblige pas à planifier tout de suite son avenir. Elle se sent utile, elle se sent adulte, en prise avec le présent.
Elle s’assied sur son lit et se cale contre les oreillers, allume une cigarette.
Elle pousse un petit soupir en laissant glisser son regard, comme par habitude, sur les photos au pied de son lit. Au travers des volutes de fumée, les visages semblent bouger, les expressions changent.
Elle ferme les yeux à demi, par jeu, et se laisse prendre au mirage du visage de sa mère qui la regarde et semble prête à parler, on dirait que des mots se forment sur ses lèvres. Eugène, lui, reste immobile dans son cadre, en déguisement de soldat, il regarde vers la fenêtre, ne sourit pas.

Claire laisse ses yeux se fermer. Un peu de lassitude.
Elle sait. Elle sait ce que sa mère veut lui dire :
« Quand vas-tu épouser Eugène ? »
Sa mère jette un regard vers Eugène, comme pour voir s’il a entendu.
Mais Eugène est toujours immobile, il regarde dehors, ce qui lui est d’autant plus facile que le mur s’est effacé, une grande porte fenêtre s’ouvre vers l’extérieur, donne sur la place.
Tout en pensant qu’elle n’avait jamais remarqué que la fenêtre pouvait s’ouvrir si grande et tout en trouvant que c’était bien agréable, Claire répondit :
— Maman, je ne veux pas épouser une photo.
Claire regarde Eugène qui, en plus d’être immobile, devient flou puis se dédouble.
Elle se sent un peu gênée de se trouver seule dans sa chambre en présence de ces deux hommes, d’autant qu’elle s’était dévêtue pour être à l’aise.
Elle leur dit poliment :
— S’il vous plaît, messieurs, puis-je vous demander de sortir de ma vie.
Les deux jeunes soldats, d’un même mouvement, se lèvent et se dirigent vers la rue.
Claire s’aperçoit qu’elle n’est en fait pas sur son lit, mais sur le parking, debout à côté de la fourgonnette-ambulance.
La place est pleine de soldats, en uniforme.
Un frisson glacé court le long de ses vertèbres, parce qu’ils se ressemblent tous.
Petits ou grands, blonds ou brun, minces ou trapus, ils ressemblent terriblement à Eugène.
Elle l’aime bien, mais quand même…
— Trop d’Eugène tue le gène, dit-elle à Sandra, sa collègue qui fume à côté d’elle.
— Toi qui voulais des enfants, lui répond la fille avant d’embrasser un des soldats.

Claire voit les soldats se ranger en file devant elle. Ils sont des dizaines.
Elle comprend qu’ils font la queue pour monter dans son ambulance.
Un par un, les soldats passent devant elle. Avant de monter, chacun lui fait un compliment et lui donne une rose rouge.
— Vous êtes belle mademoiselle.
Une rose.
— Vous avez de beaux yeux.
Une deuxième rose.
— Vous avez de beaux cheveux
— Vous avez des belles pommettes
— Comme vous avez de belles dents.
— Comme vous avez une belle bouche, on en mangerait.
Celui qui dit ça a les dents un peu pointues.
Il ajoute :
— J’aime votre cou.
Les roses forment un bouquet dont elle ne sait que faire, qu’elle tient au creux du bras et dont elle sent les épines. Les fleurs veloutées sont belles mais totalement inodores. Elle ne s’en étonne qu’à peine.
— J’aime vos épaules.
— J’adore le lobe de votre oreille droite.
Claire se sent détaillée, vendue au détail.
— Quelles jambes !
— Vous avez des seins magnifiques.
Claire jette brusquement le bouquet qui s’éparpille, les fleurs sont piétinées et se fanent instantanément.
— Ça suffit ! hurle-t-elle. Elle voit tous ces jeunes hommes de l’âge de son petit frère lui aussi soldat et réalise qu’ils ne la voient pas vraiment, ils ne voient que la femme, la sœur, l’amante, la mère, qui leur manque en ces années de guerre et de promiscuité virile.
Elle se retourne vers l’ambulance. Surprise elle voit une voiture de mariage, carrosse moderne, c’est la couleur blanche qui l’a trompée.
— L’amour, la mort, la couleur, la douleur… Même combat. Murmure-t-elle.
Sa mère est au volant, prête à démarrer, et lui dit :
— Tu dois épouser l’un d’eux, sinon, comment veux-tu que la guerre finisse ? Dépêche-toi, lequel choisis-tu ? On rentre à la maison.
— Mais, Maman, c’est tous les mêmes ! Comment choisir ?!
— Comment ça, tous les mêmes ? Que veux-tu dire ?
Claire regarde autour d’elle, et constate qu’ils ne se ressemblent pas tant que ça, finalement.
Ils ont l’air un peu déboussolés, abandonnés. Claire ressent un petit élan de tendresse envers toute cette belle jeunesse. Mais de là à se marier.
Sur le siège passager du grand véhicule blanc, Claire aperçoit sa valise et elle se sent prête, prête à partir. A côté du sac, une cartouche de cigarettes.
— Philip Morris filtres, lit-elle à haute voix sur la boîte cartonnée.
L’envie d’en griller une lui monte dans la gorge, mais elle craint de fumer en présence des soldats.
— Philip Morris filtres. Ce sont des filtres d’amour, et je ne peux pas prendre le risque qu’ils tombent tous amoureux.
Un soldat s’approche, un peu plus âgé que les autres. Ses traits sont fins, très nets, son visage est bien dessiné. Elle se raidit, redoutant le compliment. Son cœur palpite.
Mais il garde le silence en tendant sa rose rouge.
Elle la prend, mais ce n’est pas une rose, plus exactement la rose se transforme en croix du même rouge vif.
La croix grandit entre ses mains et se transforme en une sorte de tampon de caoutchouc avec lequel elle imprime sur le carrosse des croix rouge sang. Le carrosse se retransforme en ambulance et le cœur de Claire s’apaise.
Le beau soldat lui tend une cartouche de fusil, comme un tribut, comme un hommage.
Ils se font face, yeux dans les yeux.
Claire tourne et retourne et retourne la cartouche dans ses doigts, et s’aperçoit que c’est en fait un fume-cigarette.
— C’est pour ça qu’on dit une cartouche de cigarette, lui dit sa mère en descendant de voiture et en lui tendant la boîte de Philip Morris filtre.

Claire prend la boîte et la trouve bien légère. Elle l’ouvre, il n’y a qu’une seule cigarette à l’intérieur, et le filtre est en effet un filtre d’amour. Comment le sait-elle, elle n’en avait jamais vu ? Elle le sait c’est tout.
Elle décide d’allumer cette cigarette. Elle anticipe les conséquences de son acte et les assume.
Claire sait qu’au moment où elle allumera cette cigarette, son destin sera lié à celui du beau lieutenant qui s’est maintenant assis au volant.
Sa mère la regarde intensément.
Elle est sereine, le sable est chaud sous ses pieds, elle ne porte plus sa blouse, mais une légère robe fleurie.
Le lieutenant sourit, Eugène s’en vont.
Claire, confiante, allume sa cigarette. L’impression de griller sa dernière cartouche.
Elle se brûle.
— Claire ! Claire, appelle sa mère en la secouant.

….
Claire se réveille, la cendre de sa cigarette est tombée sur sa main. Elle s’est assoupie quelques instants.
Sa logeuse la secoue.
— Claire ! Un télégramme pour vous. Et ne fumez pas au lit, vous allez me faire un trou dans l’édredon.

Claire se redresse et prend le télégramme.
Le caresse avec les deux doigts qui tiennent la cigarette encore allumée.
C’est peut-être son lieutenant.
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2015 « Le temps »

LE TEMPS

LE CADEAU
Chouski Marichal

Mon désespoir est immense, ma douleur intense, mon désarroi total.
La douleur physique n’est rien à côté de cette souffrance mentale.
Mon cerveau est pris dans un étau et mon cœur est broyé.
Je hurle en silence dans la nuit. Pas de larmes, la sidération est trop grande.
 
Plaie d’argent n’est pas mortelle, mais douleur d’amour l’est.
Hier soir, la veille de mes 17 ans, ma fiancée m’a signifié la fin de notre avenir.
Et j’ai mal. Tout n’est que bruit et douleur. Il n’y a plus d’air, plus de lumière.
Le temps s’est arrêté.
Puisqu’elle me quitte, je veux me quitter aussi.
La vie ne vaut pas la peine d’être vécue.
Mon amour est si grand que seule la mort rétablira l’équilibre.
C’est si beau, l’amour.
Je veux mourir.
 
Je veux mourir,  je veux que la douleur m’achève.
Que la mort vienne me chercher, qu’elle vienne ramasser cette insignifiance que je suis devenu à l’aube de ma vie d’homme. Je ne suis rien sans elle.
La douleur est trop vive, la vie trop dure.
Je n’ai plus le courage de vivre.
 
Une contrariété surgit : certes je n’ai plus le courage de vivre, mais hélas pas encore celui de mourir.
Zut, je me vivais comme un héros en train de mourir d’amour, et voilà que des problèmes techniques s’interposent entre mon glorieux projet et moi. Comment faire ? Quand ? J’ai si peu d’expérience de ce genre de situation ! Je n’ai jamais fait ça…
—  Ce serait si simple si je n’étais jamais venu au monde, pensai-je. Aïe ma mère, pourquoi m’as-tu fait ça ? Comment as-tu pu balancer ton fils dans ce monde si ingrat, si violent ?
Mon désespoir me fait du bien, me rend plus fort, plus déterminé, plus héroïque. Plus fou, aussi.
—  Comment as-tu osé me mettre au monde ? Me donner la vie ? De quel droit ? Dis-moi, réponds-moi !
La douleur et la colère explosent dans ma tête comme un orage. Tonnerre et éclairs torturent ma conscience. Je sombre dans la folie de la douleur d’amour.
La porte s’ouvre doucement, si naturellement que cela ne me surprend pas.
Auréolée de lune blanche, une jeune fille entre dans ma chambre, et vient s’asseoir sur le lit à côté de moi.
—  Tu m’as appelée, qu’y a-t-il ? Qui es-tu ?
Elle ne me reconnaît pas mais moi je la reconnais !
— Maman ! C’est moi !
Assise sur mon lit, ma mère ! Ma mère quand elle avait 17 ans ! Est-ce vraiment elle ? Que fait-elle ici ? Que se passe-t-il ?
Mince, mon pétage de plomb a provoqué une déchirure dans le tissu spatio-temporel. Je savais que ça existait, mais ça ne m’était jamais arrivé ! Cool !
Est-ce elle qui est venue me rejoindre en brûlant les étapes, ou bien est-ce moi qui suis tombé en arrière ?
Je ne saurais pas le dire, ma chambre est devenue bizarre, les objets ne sont plus eux-mêmes et moi-même, je me sens envahi d’un curieux sentiment d’irréalité. Où sommes-nous ? Quand-sommes-nous ?
—  Maman, tu me vois, tu m’entends ?
—  Oui, mais qui es-tu ?
Sans savoir qui je suis, elle me regarde avec tellement d’amour que ma douleur s’apaise un peu. Je lui rends son regard, et cela ne semble pas la surprendre.
Cet amour-là ne saurait être douloureux, ne saurait me blesser mortellement.
Quelques mots, et ce sentiment d’amour réciproque, nous suffisent à tous les deux pour comprendre ce qui se passe : nous flottons dans l’espace-temps !
Qu’à cela ne tienne, l’instant est merveilleux.
(Peut-on d’ailleurs parler d’instant ?)
—  Que t’arrive-t-il, mon bébé ?
Elle a mon âge, ça me fait sourire !
(Peut-on d’ailleurs parler d’âge ?)
Sa voix est empreinte d’intemporelle douceur.
—  Maman, je suis venu te demander de ne pas me mettre au monde. Mets quelqu’un d’autre, mais pas moi !
—  Pourquoi ? Que se passe-t-il ?
Sa discrète inquiétude maternelle, déjà…
—  Je veux mourir, je ne veux pas vivre.
Elle a 17 ans, et semble posséder une espiègle sagesse. Je sais qu’elle ne la perdra jamais.
—  Donner la vie, c’est donner la mort, dit-elle sur un ton de tranquille évidence.
—  Je ne veux ni de l’un ni de l’autre.
—  Qui es-tu pour dire ça ? D’où viens-tu ?
—  Je suis ton fils, je viens de ma vie, …là-bas, …ailleurs.
Je bredouille, les mots n’existent pas pour répondre à cette question.
—  Alors je dois te transmettre la vie pour que tu l’expérimentes et viennes me demander de ne pas te la transmettre. Sinon, qui me préviendra ?
Son regard est tendrement moqueur.
— Tu en verras d’autres… Tu sais, je crois qu’il faut une vie entière pour apprendre à vivre ajoute-t-elle.
Mes larmes coulent enfin.
Je convoque Aristote :
—  Le plus beau cadeau que l’on puisse faire à son enfant c’est de ne jamais le concevoir.
—  Je suis enceinte, mon amour.
La tête me tourne soudain. J’ai failli faire la connerie de ma vie ! Intensément présent à mon geste, je pose mes mains sur le ventre de ma mère.
Une immense sérénité s’installe en moi. Je me sens rempli de douce curiosité et de lumineuse gourmandise. Aspiré dans un vortex velouté, je pèse autant qu’une fleur de cerisier au printemps.
On est demain, les cloches sonnent à toute volée.
Mon dix-septième printemps tombe cette année le jour de Pâques.
 

NUIT LUCIDE (OU LA POMPONNETTE)
Yvonne SALOMON

          C’est la fin de l’automne. La nuit est tombée sur le village de Sainte Lucie. Catherine habite avec Martin dans une belle maison au toit rouge, à côté de l’église. Martin est médecin.  Il soigne un blessé là-haut dans les collines. Martin répare les maux des autres.
          Catherine prend un gros sac, y enfouit robes et jupons. Elle part. Elle n’en peut plus de ses soirées d’attente, de solitude. Si encore elle avait un ou deux enfants. Elle n’a que son mari à dorloter et cela ne lui suffit plus. Elle s’enfuit à pied, Martin a pris la carriole. Elle rejoint la ville voisine, prendra un train demain pour Lyon. À Lyon, elle n’a personne à attendre, elle n’a rien à n’attendre de personne. Le début de la liberté, le début de la vie ? Elle gravit un sentier escarpé  jusqu’au calvaire, elle sait que Martin ne passe jamais par là.
          Au sommet, elle se retourne avant de dépasser le cyprès. Elle regarde une dernière fois le village. Le ciel est clair, les constellations apparaissent. Il fait froid.  Toutes les fenêtres des maisons sont éclairées. Catherine pourrait nommer chacun de ceux  qui sont cachés derrière les murs. Elle pense soudain à la vieille Adèle à qui elle apporte les courses et qui confectionne si bien les tourtes. Elle pense au jeune Robin, elle l’aide à lire deux ou trois fois par semaine, elle pense à Léon, Clémentine et les autres. Elle pense à Martin.
          Elle se presse. Pourvu qu’il ne soit pas encore rentré.

Ateliers « samedi d’écrire »

LIEU : Maison Nature, 11 avenue de Limburg , 69110 Sainte-Foy-lès-Lyon.

HORAIRE : de 10h30 à 17h00

Repas tiré du sac

ANIMATEUR : Christian COMARD

DATES & THÈMES :

20 septembre 2025 :

31 janvier 2026 :

6 juin 2026 :

Pour tout renseignement, téléphoner ou envoyer un courriel au siège de l’Association, cliquer sur : Contacts

Pour vous inscrire, cliquer sur Bulletin d’inscription.

Ateliers « samedi d’écrire »

16 novembre 2024 : Nom(s) de nom(s)

Il y a quelque chose de l’ordre de l’irréductible quand l’on prononce son propre nom, quelque chose qui n’appartient qu’à soi. Cependant, si chacun est un condensé de noms, d’une génération à la suivante se transmet un savoir presque total mais à trois générations de distance la perte est presque totale. Je vous propose d’écrire avec l’oubli, là où la mémoire est comme un « fragment lacunaire », là où la fiction peut surgir des bribes du souvenir.

22 mars 2025 : Le trouble

Notion plurielle, le trouble est ce tourbillon tourmenté ou gai qui fait perdre les repères ou parfois les mélange. Je vous propose d’explorer cette notion autour des rêveries d’un personnage, d’un choc culturel, autour d’une lettre qui fera basculer une destinée, autour d’un dessin, avec l’appui de différents auteurs et artistes.

14 juin 2025 : Vies minuscules

Qu’est-ce qui transforme une existence en une vie ? Qu’est-ce qui la promeut à la dignité du romanesque ? Qu’est-ce qui lie la destinée de quelques « petites gens » au narrateur et l’unit à ses propres mots ? 

Début de réponse, avec Pierre Michon, en créant un ou plusieurs personnages à partir de l’écho des vies de personnes croisées, de près ou de loin

« L’été qui a fait des vagues »

Jules et Romain étaient heureux de se retrouver une fois de plus, dans l’île cet été-là et fiers de leurs débuts de jeunes collégiens. Elisa, à l’aube d’une adolescence qui épargnait encore les garçons, sentait mille feux en elle.

En toile de fond, les parents, présents mais trop pris par des problèmes intimes – crise de la quarantaine, miroir mon beau miroir… – pour prêter attention à cette petite bande de désœuvrés à soif d’aventures et d’émotions fortes. L’attention générale s’était relâchée. Le père de Jules était reparti travailler, disaient certains, rejoindre sa maîtresse, disaient d’autres. La mère d’Elisa restait prostrée dans sa chambre et ne sortait que pour acheter des cigarettes. Et les grands-parents étaient plus préoccupés par leurs rejetons que par leurs petits-enfants… On ne dira jamais assez que les vacances en famille favorisent la régression… et peut-être la boisson… ce sont les enfants qui trinquent !

Mais bon sang de bois nous étions dans une île, et ces gosses n’étaient pas aguerris aux dangers qui menacent les insulaires !

La première grosse connerie connue a été leur sortie secrète en mer, tous les trois, dans le petit voilier du père de Romain. Même si ça s’est bien terminé, on aurait pu leur parler à ces enfants, les rassurer peut-être, je ne sais pas… leur dire qu’on ne les aimait pas plus ou moins à l’aune de leurs exploits.

La deuxième connerie n’est pas connue de l’île et heureusement, les gamins ont failli détruire tous les parcs à huîtres du Port du Bec. Alors là basta ! Je suis sorti de ma réserve, je suis allé voir Jules, Romain et Elisa, je les ai traités de tous les noms mais c’est comme si j’avais pissé dans un violon ! Ce n’est pas moi qu’ils attendaient pour la sérénade.

On arrive à ce jour fatidique du 28 juillet. Le trio avait coutume de la prendre cette petite route qui relie la terre à l’île en quelques kilomètres, à marée basse. Même les automobilistes du coin savent qu’il faut aller vite, ne pas attendre le dernier moment, la panne sèche – un comble avec tant de flotte ! – vous fait vite regretter de n’avoir pas utilisé le détour par le pont de Noirmoutier. À vélo, les gamins faisaient des aller-retour sur la route – jeu stupide et dangereux – la mer commençait à tout recouvrir, pas à petites doses mais au galop comme la légitime qu’elle était ; les gamins l’ont défiée : « Allez, on tente encore un coup, on ira plus vite que la marée ! ». Ces jeunes fous ont oublié que sur l’eau dévalant à cette vitesse eh bien ! ça dérape les roues, qu’avec la peur, on perd les moyens qui restent. Ils ne voyaient plus que des flots tumultueux au puissant et destructeur courant. Ils se sont sentis perdus ; les deux garçons ne frimaient plus, les pleurs leur brouillaient la vue. Le salut est venu d’Elisa, la peur de la mort lui a réveillé la mémoire. Elle s’est souvenue des balises, a hurlé de lâcher dare-dare les vélos, de se précipiter sur la plus haute plate-forme, qui n’était pas loin de même que la patrouille de sapeurs-pompiers heureusement alertée par le père Mathieu qui avait vu le trio s’engager sur la route.

Le temps passe, les esprits se calment. Mais lors de la grande marée d’équinoxe en septembre, le village repense à ces mômes inconscients, à leurs parents davantage encore, et commente ; il n’épargne pas les grands-parents, pourtant natifs de l’île (ils l’ont quittée, cétacé pour déchoir).

Sûr que cela fournit du combustible pour tout l’hiver, le chauffage au ragot y’a pas mieux pour le fourneau !

« Amnésie »

Près de la côte de granit rose, Julie se promène dans la forêt, attentive au clapotis du ruisseau, aux multiples pépiements. Elle s’assoit tout près sur un rocher et laisse vaguer son regard dans la lumière dorée qui filtre au travers des frondaisons. Calme du lieu. Douce somnolence.
Subitement, les oiseaux se taisent. Un étrange silence envahit la forêt. Du ruisseau tout proche monte un froid violent. Julie frissonne, se lève rapidement, quitte le lieu, anxieuse.
Tandis qu’elle avance sur le chemin de terre qui la reconduit chez ses amis, une force l’oblige à se retourner : furtive, une silhouette qu’elle croit reconnaître – lui ?– glisse à la lisière de la forêt. Julie accélère le pas. Paniquée, plusieurs fois elle se retourne. Personne. Aucune ombre. Elle court. Bientôt, elle arrivera chez ses amis. Tout à coup devant elle, sur un bloc de rochers sculpté par l’érosion, apparaît une énorme tête de chien, dont les yeux luisent d’une inquiétante lumière. Saisie d’angoisse, elle court, ses jambes tremblent, elle trébuche, elle tombe. Un cri. Elle perd connaissance.
Le lendemain, elle se réveille dans un lit qu’elle ne reconnaît pas. Son amie Claire, assise à son chevet, l’entoure de ses bras.

— Claire, où suis-je, que s’est-il passé hier soir ? Aide-moi… Je ne me souviens pas…
— Nous avons entendu un cri. Avec Tom, nous sommes sortis très vite et nous t’avons trouvée étendue par terre sur notre chemin. Comment te sens-tu ? tu es chez nous.
Julie tente de se souvenir Elle caresse ses cheveux de manière compulsive. Elle soupire, répétant plusieurs fois : « 
— Je ne me souviens de rien… Je ne me souviens de rien
Claire regarde Julie avec perplexité, Julie semble saisie d’une telle frayeur !. Tom propose alors une promenade jusqu’au village. Julie marche comme une automate, triturant de la main gauche son collier d’ambre.
— Tu te souviens pourquoi tu es tombée ? demande Claire.
— … Dans la forêt, tout s’est suspendu… il y a eu une drôle d’ombre humaine…puis j’ai aperçu une lueur étrange dans les yeux d’un chien sur un rocher… puis j’ai entendu un cri… puis… plus rien… marmonne Julie. Plus rien.
— C’était ton cri. Nous l’avons entendu… Tu gisais à terre, sans connaissance.
— L’esprit de la forêt t’aurait-il envoûté ? tente de plaisanter Tom.
— J’ai peur… bredouille Julie.
Claire observe son amie à la dérobée. Cette dernière a le visage fermé, le regard triste et inquiet, hagard, comme elle l’avait eu plusieurs années auparavant.

Dans son esprit meurtri, Julie ressasse à l’infini trois scènes.
D’abord éblouie par le soleil, elle entre dans la pénombre de l’église, vêtue d’une robe de dentelle blanche. Elle avance jusqu’à l’autel au bras de son père. Là, elle attend, elle se retourne, elle attend longtemps.
Puis son fiancé apparaît, parcourt l’allée jusqu’à elle, la regarde de ses yeux à la lueur étrange et lui glisse à l’oreille :
— Ne m’attends pas, ne m’attends plus. Oublie-moi.
Dernière image : son fiancé vu de dos, sur le parvis de l’église, baigné de soleil.
Et la rumeur de l’assemblée.

Claire lui pose la main sur l’épaule. Julie sursaute, comme si elle revenait de loin. Elle dit à son amie inquiète:
— Comment s’appelait mon fiancé ? Dis, quel était son visage ? Je ne m’en souviens pas… Je ne m’en souviens plus…
C’est du passé, Julie. Oublie.

Ils arrivent tous trois sur la place du village. Tom achète le quotidien au tabac-presse. A la Une :
« Règlement de compte à Marseille. Hier après-midi, un dealer ainsi qu’un passant ont été tués par un tir de Kalachnikov provenant de deux hommes à moto ».
Julie blêmit à la vue des photos. Le passant… c’est Lui. Pierre Martin.

Silence soudain des oiseaux dans la forêt.