« À la poursuite de LANCELOT »

Françoise SCOHY

Un feu de camp dans le Yosémite. L’odeur âcre du bois pourtant sec. Le feu pétille – rubans de fumée, volutes élastiques autour des branches. Sous ce ciel d’été profond, le clignement des étoiles éveille en elle ces instants d’été au Prège, lieu de son enfance.

Dans une réserve de chasse forestière, le pavillon à l’abandon avait été une aubaine pour ce premier amour étudiant. Elle avait rencontré Charles après sa réussite au concours d’École du Cinéma. Quel enthousiasme alors ! Concrétiser ses rêves de toujours. La famille avait longtemps douté de son choix. Ils la connaissaient rêveuse, passionnée de photo, sans cesse à filmer depuis que son frère lui avait donné une caméra, à filmer la famille, au quotidien. Photo et caméra, elle les avait autour du cou dès qu’elle se déplaçait, se baladait dans la campagne.

Jeune adolescente, combien de fois avait-elle été transportée en lisant Lancelot du Lac dans une ancienne édition cartonnée. Assise dans les joncs, au Prège, un plan de baignade où d’énormes pierres joufflues retenaient les eaux vives de la Semène. Maud résistait aux taquineries joyeuses et rafraîchissantes de ses camarades qui auraient aimé l’entraîner dans leurs jeux d’eau. Le bois de la Fressange, près de chez elle, lui servait de décor pour de grandes fresques de reconstitution de cavalcades de chevaliers traversant les forêts pour des guerres seigneuriales sans merci. Il y avait ces galops-là. Et parfois, Lancelot lui-même, sans casque, cheveux au vent, égaré dans cette forêt bruissant de mille sortilèges, s’imposait sur un cheval piaffant et cliquetant de blanc. La jeune princesse, dans sa robe longue, légère et soyeuse, fluide dans le vent, couronnée de fleurs des bois, surgissait, puis disparaissait quand Lancelot croyait la rejoindre.

Combien d’heures n’avaient-ils pas discuté avec Charles, des plans, des couleurs, des jeux de saisons pour mettre en valeur la beauté du sous-bois ? L’éclat de la neige, les brumes cotonneuses de printemps, le jaillissement net des genêts en fleur, la touffeur de l’herbe, l’été, quand le souffle chaud de la terre est vite rabattu par la caresse d’un vent frais. Comment filmer le goût très doux des myrtilles, au violet sobre et subtil ? Leurs discussions enivrantes, leurs premières approches de la technique, les portaient loin dans la nuit. Éclairés par l’incandescence des braises, ils écoulaient leur provision de babets et branchages, grillaient quelques saucisses en buvant des alcools forts. Vieux marc, vin de noix ou d’orange.

Leur idylle n’avait pas duré très longtemps. Une jeune, entêtée de politique et d’avant-garde, avait rapté Charles à Maud. Elle avait travaillé plus dur. Cela avait été une chance. Elle avait été reçue première de sa promotion, tout de suite remarquée par le producteur qui avait ses entrées à Hollywood.

Comment résister à ce succès ? Un mari informaticien de talent, deux enfants, prolongeaient les maillons de son bonheur. Dégagée d’obligation financière, elle s’adonnait à la création sans complaisance. Son côté trop frenchy l’avait écartée des grandes productions. Elle avait alors eu tout loisir de peaufiner son œuvre « À la poursuite de Lancelot ». Sélectionnée à Cannes, elle s’était taillé un joli succès auprès des médias français. Charles, s’était orienté vers les documentaires, elle n’avait plus entendu parler de lui.

Après le succès du film, elle avait pris des vacances avec son mari et les enfants, tous les trois comblés par sa présence. Elle avait parfois la nostalgie de sa Haute-Loire, bigrement inexistante de ce côté de l’Atlantique ! Ils avaient de longue date, programmé un voyage familial en Haute-Loire. Ses filles comprendraient-elles cette nature rauque ? Elle leur lisait beaucoup d’histoires en français, celles qu’elle avait adorées. Pour « Lancelot », elle avait attendu qu’elles entrent en adolescence.

C’est de retour de ce voyage à ses sources françaises que la famille avait sombré en mer lors du crash de l’avion. Seule, la plus jeune des filles a survécu. Elle vit dans les brumes de la côte est.

Elle écrit des Bandes Dessinées futuristes, le héros, un Lancelot du troisième millénaire.

« Traces d’Irlande »

Christian ZIMMERMANN

[Extrait]

Tu marches, tu marches gravissant la petite route qui serpente entre les collines pelées. Tu n’as pas cessé de marcher sous une pluie fine. Elle poisse tes vêtements pourtant recouverts d’une large pèlerine où s’engouffre parfois un vent coulis aqueux. Poisse jusqu’à ton âme.

Tu ne sais pas où tes pas te conduiront. Juste une vague adresse. Un point perdu sur la carte, vers lequel tu crois te diriger.

Quelques heures plus tôt, un bus t’a déposé à une croisée de routes. Depuis, le rythme lent de tes pas scande sa musique dans ta tête.

Autour de toi, les formes molles des collines s’estompent dans l’humide, comme épongées. Chacune des averses brouille un peu plus les lignes.

Tu marches dans le gris, dans d’infimes nuances de gris. Elles t’imposent leur douceur jusqu’à l’angoisse, jusqu’à ce que, de temps à autre, affleure une inquiétude sourde, lancinante.

« Trouverai-je un gîte pour la nuit ? ».

Alors, tu pousses ton pas, tes battements de cœur s’accélèrent. Tu voudrais voler pour atteindre ton but. Ce but perdu dans le brouillard, perdu dans cette moiteur qui te prend à la gorge. Au début, l’allégresse d’une liberté sans limites. Mais très vite cela te revient en leitmotiv.

Tu le sais, il y a dans ce moment comme un défi que tu te donnes. Surmonter ta peur en allant droit devant. Mais tes vieilles peurs, tu ne les as pas vraiment domestiquées. Elles surgissent là où tu ne les attends pas, du fond de ton être. Elles libèrent leur ménagerie folle. Tu as beau te raisonner, elles s’agrippent à tes basques.

Ton sac pèse de plus en plus sur les épaules. Envie de stopper net. De laisser hurler ta solitude comme un loup cerné par une meute.

Tu te mets à chanter à tue-tête. N’importe quoi.

Et tu te souviens de la scène qui t’a saisie aux tripes par une nuit de St Sylvestre dans une salle d’attente avant le départ de ton train pour l’Italie. Une nuit glaciale où deux hommes à la dérive, deux amis, se sont mis à chanter tous les standards du rock qu’ils possédaient, pour se donner le courage qui leur manquait.

Tes pieds sont douloureux, chauffés à blanc dans tes chaussures mouillées, tes mollets durcis par l’effort dans ton pantalon détrempé. Tu en viens à maudire cet endroit qui a nom nulle part.

Pas après pas, tu hurles ta chanson, pour ne pas faiblir.

Fouetté par les embruns, bousculé par les embardées du bateau résistant aux fortes houles prenant d’assaut le bâbord, tu parviens au terme de ta traversée dans l’île. Tu remontes lentement l’unique rue qui part du port, ton guide à la main. Tu trouves la modeste maison de pêcheur de ton hôtesse.

Elle t’accueille avec son regard bleu, d’un bleu transparent comme délavé, un sourire léger. Le sourire de la vieille dame est encadré de rides incrustées dans une peau tavelée. Elle t’accueille avec cette voix pleine de feutre que tu as peine à comprendre.

Tu sais que tu seras ici chez toi, l’espace de ton court séjour dans l’île. Dans la petite chambre t’attend le lit avec son gros édredon. Promesse d’un sommeil lourd et sans rêves

« Le désert avance »

Martine RIVOIRE

Loin des minarets, des boutiques panachées, des palmeraies juteuses, de la marée noire des souks saturés ; par la piste chaotique de l’Hamada obscur, poussiéreux et aride, les cailloux se chevauchent grossièrement sous le passage des 4X4. Tu t’impatientes !

Sol disloqué. Le rocher devient caillou, les cailloux deviennent poussière. Au fur et à mesure du désert, le noir charbonneux, dans un tourbillon se nuance. Une mixité provisoire s’accentue. Au loin, le désert se dessine. Tu perds ton regard dans ce chamboulement cosmique. Tu as soif de couleurs. Tu bois le désert. Tu l’absorbes. L’impasse t’oblige à marcher. Tu t’approches. Tu l’atteins.

Brouillage des pistes dans ton dos. Plus de repères ! Pas de boussole dans ce labyrinthe de craies coloriées. Du sable, encore et toujours du sable. Rien que du sable farineux. Le vent fouette ton visage, se fraie un passage dans les plis de ta djellaba bleu indigo, irrite tes yeux, et gerce tes lèvres. Le simoun vorace cingle ta peau. Tu t’abandonnes face aux puits de lumière, aux cuvettes de couleurs des profondeurs charnelles des dunes. Nudité de la terre. Le paysage se déhanche : le creux d’un ventre, l’arrondi d’un sein. Tu escalades les vides et les pleins d’une peau veloutée sous le soleil impérial. Ton regard capture l’envol de l’oiseau du désert. Il plane, ailes déployées en quête de proie. Figée, tu savoures le magnétisme qui se mérite. Instant poétique d’un spectre lumineux. Pentes panachées, ondulées, lézardées par le vent, maître du site, qui fait puis défait les dunes. Les couleurs se dérobent sous le coucher du soleil : rouge flamboyant, orange sanguine, ambre, ocre jaune, safran, fuchsia, rosé beige, terre ombrée. Couleurs criardes, puis délavées, dans une étoffe aux reflets changeants.

Tu te perds dans les contours et les arêtes. L’homme devient minéral, le minéral devient homme. Le désert devient silence, temps suspendu, parenthèse, arrêt sur image. Un rien. Un tout. Au loin, des silhouettes filiformes, effilées comme des I s’enfoncent, se brouillent, s’effacent dans la poussière d’étoiles. Tu t’assois sur ton nuage de ciel rouge. Tu suis des yeux la luminance qui devient monochrome. Le jour s’éteint comme la fragilité de la flamme d’une bougie dans le fracas de la nuit. Le soleil tombe du ciel ! Sous ton regard d’enfant, la nuit se glace. Ici c’est nulle part.

« Ailleurs en soi »

Christian ZIMMERMANN

Polyglotte Des langues bruissent en moi que je porte au plus profond, langue venue de l’enfance primitive portée par la tribu, d’abord langue première dont les vibrations passent par le corps-mère, et s’enroulent indélébile autour de l’axe de mon être, langues héritées qui somnolent en moi dans l’attente d’un éveil, qui voyagent dans ma mémoire avec leurs sonorités qui viennent faire ressac à mes oreilles oublieuses, langues qui attendent de prendre forme, prendre souche en un lieu de frottement possible, langues qui attendent que ton souffle s’en empare pour être proférées, langue du poème qui cherche sa prosodie, langues apprises sur le tas, vocables asséchés par l’oubli, langue qui s’étiole faute d’avoir été proférée.

 Funambule du destin La chanson dit « je suis né quelque part », j’aurais pu naître ailleurs, dans un autre temps, sur une terre aride et glacée, dans le désert, dans les plaines de la Pampa, au bord du lac Titicaca, dans les faubourgs de Tokyo-Yokohama, en Chine au pied du Kilimandjaro, en Patagonie, dans le Montana au bord du Saint Laurent, en Australie… Ce qui advient après est une autre affaire, le terreau de départ fait souche, l’identité se tresse au gré d’un lieu, d’une histoire, se tresse et se défait pour se recomposer sur d’autres soubassements, empruntant des chemins de hasard.

 Je marche le long de cette route, m’éprouve marchant et c’est l’enchantement du monde, l’épreuve d’un pas suspendu entre deux infinis, des infinis de possibles, angoisse primordiale de l’être qui s’en va cheminant droit devant … Ne pas regarder trop en arrière, ne pas regarder au-dessous de soi… À chaque avancée, son effondrement, à chaque avancée, puis viennent les chemins de traverse, les pas de côté qui ouvrent notre regard, nous lestent d’expériences nouvelles.

 Et puis il y a ce monde plein de bruits et de fureurs qui nous disperse, affaiblit notre être, nous fait oublier l’essentiel ; l’essentiel à nos pieds, l’essentiel d’un paysage, l’essentiel d’un visage, d’une présence, celle de l’être aimé, ce monde pressé nous entraîne dans cette course vers l’oubli.

 Rester bien en équilibre infatigable sur la corde tendue de notre destin.

 Danse Il te faut toujours soustraire pour ne pas tomber dans la confusion, la lourdeur, l’ennui Arriver à l’épure, comme l’archer zen, pour pouvoir enfin jouer avec la pesanteur, tes pesanteurs.

 Te souvenir que d’autres avant toi ont atteint ce plaisir rare, cette jouissance qui se lève au fil des pas bien cadencés, bien balancés où parfois tu peux si tu le veux toucher à la grâce.

 Tu refuses la discipline de l’apprentissage fastidieux alors danse ta danse comme une œuvre d’art.

 Elle te demandera patience, obstination, toi derviche tourneur de ta vie.

 Visage Ton visage me dit l’histoire de ta vie, me dit l’histoire de tes ancêtres, il me conte au fil des jours sous la peau caméléon des humeurs, tes états d’âme ; ton visage est une énigme indéchiffrable, qu’il m’est impossible de comprendre autrement que par la longue conversation de nos corps, de nos voix.

 « L’entretien infini » qui s’écrit d’abord dans un profond silence, dans le rire libre d’un enfant, dans le chant de l’oiseau, dans la musique du vent, dans la myriade de feuilles-rhombes qui vivent à l’unisson.

 Solitude La solitude est un jardin que l’on cultive chaque jour, recueillement et présence à soi ; un exercice de familiarité avec son étrangeté première ; Dans le « Qui suis-je ? » c’est être debout dans ses épars, dans ses plis et replis, dans sa confusion, son chaos intéreur, c’est être quelque part où personne d’autre que toi, n’a droit de cité sondeur de tes profondeurs.

 Au fond de toi, il y un vide abyssal qu’il te faut combler par la parole, l’action, la relation à l’Autre au risque de te perdre.

 L’autre danger qui te guette est l’oubli de soi dans les gesticulations de ta vie, dans l’immersion dans l’écume de ce monde en fusion, monde au bord de l’asphyxie.

 Alors comment préserver ces moments salutaires de solitude, ces moments où ne t’épargnera pas le vertige du vide ? Chant profond Saetas flêches lancées de la foule pour invoquer Dieu le jour de Pâques, chant du sorcier, du chamane qui tourne autour du corps souffrant, chant de l’aède antique, du griot d’Afrique, chant du guerrier solitaire avant son dernier combat, chant polyphonique des femmes bulgares, chant, a capella des paysannes des Pouilles des Abruzzes, chant des esclaves noirs, des bagnards, chant que tu sauras faire vibrer du fond de ton être.

 Clowneries Mets les bouchées doubles, mets les pieds au mur, fissure ta façade, grime-toi le corps entier de couleurs criardes, agite les grelots de ta folie, fais de tes paroles, des bulles de savon, mets ton bonnet d’âne, regarde-toi dans un miroir et marre-toi ! Terre (chant) Ballet de libellules sous les ombrages, Clapotis de rivière qui méandre Broderie de chant d’oiseaux Herbes folles, buissons, taillis, Arbres altiers, arbres penchés, courbés par les vents Chemin boueux Chemin qui m’appelle.

« L’Algérie en héritage »

Marie-Pierre KOHLHAAS-LAUTIER

[Extrait] Un beau titre dans un magazine. Puis-je prétendre au titre ? Aller là-bas Pour hériter de la lumière et du savoir des femmes. Là-bas les femmes cuivre et henné Là-bas aussi les femmes de ma famille lavande et camomille Le jeu de leurs regards, khôl contre eye-liner Ne pas choisir Ce qui souligne encore plus sûrement un regard, C’est le rêve d’un ailleurs..

« Je vous retrouve au loin… »

Vivi BERNARD


Je vous retrouve au loin molles collines verdoyantes village paisible et sentiers bordés de buis…
Le chemin a été rude pour accéder à votre paix.
Je veux garder cet ailleurs où les étoiles se ré-affirment.
Je veux garder cet ailleurs où tous nos possibles se rejoignent.
Je veux garder cet ailleurs où nous créons des matins riants du jour à venir.
Je veux garder cet ailleurs où nous inventons au quotidien notre futur.
Je veux garder cet ailleurs où nous allions nos différences.
Je veux garder cet ailleurs où nous nous engageons dans le soutien.
Je veux garder cet ailleurs où nous amplifions notre avenir.
Je veux garder cet ailleurs où nous agrandissons ensemble une part d’éternité.
Je veux m’engager en cet ailleurs telle que je suis envers celui que tu es.

« Manière d’autoportrait »

Sylvie M.

Je suis blonde. Tout un programme….

Coiffée comme l’as de pique, horreur de passer des heures à m’apprêter devant un miroir. Un coup de sèche-cheveux, un coup de brosse et hop, me voilà présentable.

Je suis blonde aux yeux bleus. Aïe, quel cliché. Bleu gris quand le temps est humide, la douceur invite à la confidence. Bleu bleu dans les zones de haute pression et d’hygrométrie basse, l’énergie est au rendez-vous. Bleu avec des points dorés quand je ris, des poussières d’étoiles qui brillent dans les yeux et transpirent la joie. Bleu sombre des mers agitées quand je suis en colère ; peu d’aventuriers osent se confronter aux passes hivernales des Quarantièmes Rugissants… Pas besoin d’interroger mon humeur, il suffit de croiser mon regard. Il paraît que j’ai un regard d’aigle, perçant, magnétique.

Longtemps mon regard a été ma force de frappe, mon outil imparable de séduction. Mais quelle misère de constater que les ans pèsent sur mes paupières, étrécissant ce regard qui capte et fait passer tant de choses. Deux options : me résigner à vieillir au naturel, telle Charlotte Rampling et son regard de chat à l’affût. Il y a pire me direz-vous. Et vous aurez raison. Quelle icône splendide, même si ce célèbre regard en fente donne l’impression qu’elle a convoqué les caméras au saut du lit… Ou bien sacrifier à l’autel de l’éternelle jeunesse en recourant aux services lourdement monnayés d’un chirurgien qui, de son bistouri, me rendra un regard de biche. Quel dilemme….

Et en plus, pour ne pas être victime de maux de tête à jouer la coquette, il me faut porter ces lunettes synonymes de progrès et me trouver chanceuse : le trois en un, qui me permet, selon l’opticien (quel menteur) de voir avec précision de près, à moyenne distance et de loin. En réalité j’ai l’impression d’avoir un appareil photo sur le nez, qui tente sans toujours y parvenir une mise au point nette, obligeant nerf optique et cerveau à produire des efforts incessants, source de… maux de tête. Que vaut-il mieux : être élégante dans le flou permanent ou passe-partout avec quelques arrêts sur image nets ? Mon magazine féminin préféré montre bien Adriana Karembeu vantant les mérites de certaine marque de lunettes. Bien qu’il soit considéré comme la référence de la mode, je le soupçonne de collusion financière et de désinformation : en effet, la célèbre pin-up peut se payer le luxe de porter des lunettes et de rester jolie, elle. Et qu’on ne me prenne pas pour une idiote, jamais je n’ai vu de candidate à l’élection de Miss France portant des lunettes, ni même Claire Chazal ou Laurence Ferrari présentant le J.T. de 20 heures.

Mais revenons à ma dure réalité. C’est un comble quand le miroir grossissant (qui déjà ne masque aucun défaut de l’épiderme, le vil camarade) ne suffit plus pour me maquiller les yeux sans risquer le barbouillage. Je dois réussir la prouesse de poser ombre à paupière et mascara tout en portant mes lunettes de travers, assez près pour obtenir la précision du geste, assez loin pour que le pinceau ou la brosse puisse se déployer. Ceci faisant je tords les branches de mon précieux assistant, nuisant encore à la netteté des images. Heureusement, tout se passe à huis clos, la caméra cachée ne montrera pas le sanctuaire de beauté d’une quinquagénaire; vous me direz, le ridicule ne tue pas.

Et si, dans l’impatience encore juvénile de mon caractère (quelle injustice, tout n’a pas vieilli à la même allure), vite coiffée, vite maquillée, je replace ces lunettes sur mon nez pour filer à de plus importantes occupations après avoir enduit mes mains de crème hydratante, ça ne manque pas, plaf ! le mascara encore humide se colle aux carreaux. Me voilà en retard, obligée de laver ces fichues lunettes avec des mains grasses.

C’est alors que je rêve d’être un homme… à mille lieues de toutes ces considérations futiles et désespérantes. Vieillir en conservant féminité et glamour, voilà qui n’est pas vendeur dans mon magazine de mode. Il me faut donc, telle une combattante des temps modernes, me battre seule (nos mères et grands-mères ont-elles renoncé ou existe-t-il une omerta sur le sex-appeal des femmes mûres,  comme les appelle la presse féminine?). Il faut me résigner à ne plus lancer d’œillade coquine (et d’ailleurs c’est plus sage car si, en cédant à la parade de séduction, je ne porte pas mes lunettes, je risque de l’adresser à une autre personne qu’à celle visée ; imaginez la déconvenue une fois la vision nette retrouvée…).

Renoncer avec élégance à la jeunesse, quel viatique stupide. Grandir en sagesse : le lot de consolation des femmes qui y voient encore assez clair pour s’apercevoir que les hommes regardent celles qui ont vingt ans de moins…Mais enfin, mon œil bleu pétille bien encore un peu et, malgré la gymnastique incessante dont il a besoin pour mettre au point, il est encore capable d’observer deux ou trois choses dans son champ de vision. Et mes neurones, n’ayant pas encore trop subi les outrages du temps, sauront bien en faire profit et ainsi damer le pion aux yeux de velours des belles écervelées…

« Autoportrait »

Paule GAILLARD

Je suis une jeune fille.

Grande, bien plus que la moyenne.

Maigre, trop par rapport aux canons du lieu et de l’époque. Comme j’ai de grands abattis on me compare aux araignées : toute en pattes. Mes membres étant très longs, j’ai des rallonges de tissus ou de laine tricotée au bout des manches et au bas des jupes pour « terminer » les habits de ma sœur ainée. Lorsque ma sœur me fait des vêtements neufs elle m’affuble de fronces aux épaules et à la taille pour cacher ma maigreur.

Mes mains frêles sont inadaptées aux durs travaux agricoles. J’ai une petite tête pour mon long corps, un visage pâle ovale, des cheveux blonds cendrés raides que je laisse tomber devant mon visage pour le cacher, une bouche quelconque, un nez de bède(1) dit le voisin, pas de menton, un front haut déjà soucieux et des petits yeux myopes. Des lunettes bien sûr, que j’enlève en public pour ne pas voir qu’on me regarde.

Pour palier ma stature de sauterelle, je me tiens voutée. Pour ne pas montrer ma timidité j’affiche dans les rues du village le style « princesse lointaine ».

Je n’ose pas parler parce que ma sœur dit que je suis bête. Pourtant je sais que j’ai du potentiel, que j’ai de la valeur et, si peu que j’arrive un jour à quitter ce milieu qui m’étouffe, je sais que je saurai les faire éclore. En attendant je lis beaucoup et j’écoute. Comme je parle peu les copains me font des confidences, certains que je ne répèterai pas. Ils me racontent notamment leurs expériences amoureuses, sexuelles, moi qui n’y connais rien.

Mais j’emmagasine : ne pas coucher avec n’importe quel garçon, en prendre un qui te connait et t’épousera si tu tombes enceinte. Attention aux slips sales et aux soutien-gorge qui tiennent avec des épingles, ça fait mauvais genre. Ne pas harceler un copain avec qui tu as couché et qui ne veut plus de toi.

Jusqu’à son mariage ma sœur le dimanche m’oblige à l’accompagner à la grand’messe. Heureusement j’aime chanter et je rejoins le chœur de chant. L’après-midi avec des copines je vais me promener vers la vierge et les coquines s’éclipsent sous les buissons avec leurs amoureux. Si la vierge pouvait parler… Mais elle est aussi mutique que moi.

(1) Une bède : une betterave fourragère.

« Autoportrait »

Emmanuelle GINESTE

Je suis un triangle, plutôt isocèle équilatéral quand je grossis j’ai choisi d’être bleue un bleu turquoise sans trop de vert je n’ai qu’un bras plié comme une racine carrée en V comme la victoire un bras plié mais un bras levé au bout une main élégante sur laquelle s’envole ou se pose un cœur il était rouge à ma naissance ila pris toutes les couleurs ensuite il disparaît parfois j’ai 9 ans, je suis adulte depuis toujours j’ai deux jambes parallèles ah ça oui ! Il les faut bien pour grimper sur les tours et sur les toits de la ville où je finis mes nuits je suis gravée dans du siporex dessinée à la craie tracée à la bombe sans le métro, au coin des rues ou sur les ponts des tailles, j’en ai des tas je vais du centimètre au mètre mais toujours sans bouche, sans un mot j’ai arrêté de parler il y a longtemps je préfère penser je pense avec mes yeux ronds aux cils qui mangent ma figure et dépassent de mon visage. je suis une fille, j’ai des cheveux blonds et une couette majestueuse qui fait la gueule quand je fais le cochon pendu ou quand je verse des larmes noires assise dans un angle… pourvu qu’il y en ait trois.

« Plan rapproché pour une rencontre »

Pierre PANISSET

La pointe des cheveux se rappelle nostalgique la blondeur qui fut. En remontant le long de la gaine capillaire, on peut se rendre compte de la teinte poivre et sel qui est.

Au-dessous, sans qu’on puisse espérer une conclusion définitive quant à l’intelligence, on découvre un front légèrement ridé. Une cicatrice en barre le côté droit.

Ce front haut surmonte de petits yeux enchâssés comme pour mieux cacher les sentiments derrière d’épaisses paupières lasses. Des pupilles d’un bleu gris, caractéristique familiale paternelle, essayent tant bien que mal d’empêcher toute lecture des pensées.

Un nez sans relief excessif qui ne relève pas d’une esthétique olympienne, une bouche commune, fonctionnelle, délimitent deux pommettes, petites pommes rondes et rouges qui ne sont pas, ne vous y trompez pas, dues à une appétence éthylique mais à un trait génétique.

Rien de bien attirant à une époque, comme vous le savez, où tout se juge sur l’esthétique.

En prenant la direction du sol, on trouve ce qu’on peut appeler une inversion des critères de beauté, tels que recherchés dans les revues de mode ou les pages de publicité.

Ici les tablettes de chocolat ont été remplacées par des mottes de beurre. L’embonpoint en effet n’est pas une légende, mais un fait établi.

Ce qui est bien réussi, en contrepartie, ce sont les fesses. Elles sont fermes, bien dessinées et musclées.

Mais cela ne suffira pas à sauver l’apparence globale. De la virilité du personnage, à cet endroit précis, on n’en dira rien. Chacune pourra à sa guise imaginer.

En dessous de ce torse désolant, des jambes trop courtes pour être efficaces et des pieds plats pour finalement palmer l’affaire.

Mais à l’intérieur… ! Si vous arrivez à pénétrer cet espace prohibé, à enfreindre les lois de la sphère privée, à enjamber les clôtures, à dépasser la simple visite, peut-être découvrirez-vous une âme, un souffle, une langueur amoureuse.

Ne vous fiez pas aux apparences ! L’ensemble est cohérent comme un « crumble », gâteau raté à l’extérieur, mais de si bon goût si on s’y arrête.