« Le chevalier »

François SALOMON

La chevalerie, la voie droite, le château perché ?

Le laurier courbe s’élance vers le ciel, pose la question.

L’amour galant, le chemin sinueux, la maison ?

L’adoubement.

Mes ancêtres me précédent sur la route ouvrant la carrière. Mon père m’a donné l’armure et l’épée. Le laurier tremble aux premières lueurs de l’aube. L’amour galant déroule au chevalier une autre voie. La belle m’a offert un bouquet de fleurs. J’ai orné mon casque d’une tresse de ses cheveux. Sous le casque, ma tête si forte, si fragile, seule sur le chemin, avec mon casque et mon armure, elle chevauche jour et nuit, aspirant de sa quête. Le laurier se redresse, me coupe en deux. Sous ma chemise, mon cœur si gonflé, si vibrant, il est endormi, bercé du beau souvenir, il attend le retour de la belle. Elle le mettra à nu.

Mon corps guidé par ma tête, poursuivant son chemin glorieux, sera l’arme de la Justice, la mort de ses ennemis, Il rendra coup pour coup, défendra les faibles et les orphelins. Le laurier vibre, ses feuilles tremblent. Mon corps, animé par mon cœur, couché au creux du corps de ma belle, restituera sa chaleur, caressera ses cheveux. Il se donnera tout entier, apportera le bonheur à la femme et à l’enfant. La coupure vaine est mortelle.

Que peut être un chevalier sans cœur ? Mon cœur, ma tête et mon corps se chercheraient, sans répit, jusqu’à la mort. Le laurier oscille de droite et de gauche sous le souffle du vent. La belle unité est source de vie et de paix. Que ferait ma belle d’un cœur sans tête ? Mon corps, ma tête et mon cœur chevaucheraient ensemble. L’aube se lève. Le soleil ouvrira mes paupières. Le laurier se redresse droit, solide.

En m’allongeant au pied de l’arbre, n’avais-je pas déjà choisi ?

« Le rêve éveillé »

Vivi BERNARD

Bruit d’eau ininterrompu, continuité de la vie. Concert de bourdonnements, vibration furtive dans la haie…Le vent dans les branches, un gazouillis d’oiseau. Une corneille craille au loin. Un papillon blanc se pose sur une ronce. Il a une tache noire sur l’aile. Des cadeaux de la nature. Mes pas crissent sur les cailloux du chemin de terre, herbeux en son centre. Seule sur ce sentier, j’ai conscience de faire corps avec l’univers qui m’entoure. En même temps, mon identité prend forme. Les bourdonnements s’intensifient. Une palette de verts maintenant en offrande : l’émeraude des conifères, le vert jauni des prairies que parsèment de vert moyen quelques bouquets d’arbres. Tant de beauté pour moi, tant d’harmonie et de quiétude… Je choisis où je pose mes pieds, évite la jeune pousse de la ronce en travers du chemin. J’ai de la chance de suivre ce chemin bordé de fougères vigoureuses. Entre deux frênes, un bout de ciel, des nuages blancs, cotonneux… Un grillon ? Son grésillement me transporte devant la maison familiale du Tarn. C’est le soir, après le repas. Nous sommes assis sur le banc de fer. Papa est à côté de moi. Les mûres se préparent pour l’automne, le houx pour Noël. Dans le lointain, une scierie. Un bruit de tronçonneuse rompt la quiétude ambiante. Premières feuilles jaunies, éparses sur le sol. Cycle perpétuel des saisons. Le tube d’Amir s’échappe d’une radio de voiture. Il dérange la paix des lieux. Le papillon m’a retrouvée. Des oies cacardent dans la cour d’une ferme. Je ferme les yeux. Gamine, avec une gaule, je conduis mon troupeau d’oies dans la parcelle de blé fraîchement moissonnée. Odeur d’un troupeau de vaches. De race blanche, elles paissent, paisibles. Je suis libre sur ce chemin. Je marche sans trop savoir où il me conduit. Je ne suis qu’un élément dans cette nature généreuse. De jeunes orties…Pour la soupe ? Pour une friction à l’endroit de ma douleur ? L’odeur du foin coupé me renvoie à mon enfance. Sur la râteleuse tirée par deux vaches, mon anxiété est toujours là, avec la crainte de ne pas déclencher au bon moment, l’appréhension que la quantité de foin ramassée ne soit pas en alignement avec l’herbe déjà encordée… Le papillon blanc avec sa tache noire se pose sur une gueule de loup sauvage. Petit ruisseau, fraîcheur sous les noisetiers…La sensation est forte : sur un autre chemin creux, je conduis mes six vaches vers le pré de Daourel. Là, je construis des barrages sur le filet d’eau. Un papillon, brun cette fois, me précède. Des gousses de genêts éclatent au soleil. Je suis sans contrainte. Je ne marche pas sur le Chemin de Compostelle. Je n’ai pas une distance précise à parcourir avant d’arriver au gîte d’étape réservé. Le sac à dos, mon compagnon de route, ne tire pas sur mes épaules. Des chaussures de marche n’emprisonnent pas mes pieds endoloris. Je suis libre dans mes mouvements, libre dans ma tête. Une toile d’araignée tendue entre les branches des genêts…J’en ai beaucoup photographiées, couvertes de rosée et de givre en quittant très tôt la maison d’hôtes en direction de Cahors. La voûte de verdure m’entraîne toujours plus loin, trouée vers l’Infini… Là encore, des vaches paissent tranquillement entre les fleurs de chardons. Elles n’entravent pas le Chemin comme sur l’Aubrac. Les bourdonnements s’épaississent autour d’une bouse de vache. Sur le Chemin, j’y avais trouvé quantité de petits papillons bleus. L’odeur des bouses envahit le lieu, c’est une odeur que je connais bien, qui adhère à mon enfance. Des touffes de gui sur un peuplier : Noëls d’autrefois… La nature m’englobe, je ne maîtrise plus les souvenirs. Un bruit d’eau m’appelle. Je localise la source entre les pierres moussues. Cette fraîcheur encore…Ces vergnes… Je suis à la pêche avec Papa au bord de l’Assou, derrière la maison familiale. Papa m’a préparé une canne plus courte sans trop de fil et m’entoure de ses conseils. J’ai la chance d’être là, maintenant…Tout y est paisible. Mes pensées se calquent sur le rythme de ma marche. Dans cet aquarium de verdure, je suis en accord avec ma nature profonde et mes aspirations intimes. J’ai ma place en ce monde. Je me laisse porter. Une paix intérieure m’envahit. La mise en mouvement de mes jambes induit ma pensée. J’ai la sensation d’être là où je dois être. Je vis pleinement le moment présent. J’oublie tout. J’arrête un moment le tourbillon de la vie. Je peux faire face à moi-même. J’ai confiance. Je crois à la beauté du monde. J’ai trouvé le silence intérieur, la communion avec la nature. Je me sens légère, emportée dans ce cycle établi. Je n’ai pas de préoccupations. Je pourrais aller plus loin. Ma marche s’est adaptée à un rythme qui me convient. Je n’ai pas envie de revenir sur mes pas. Mais envie d’aller de l’avant, encore et encore, pour mieux me connaître, évaluer ma dose de fatigue, apprendre l’humilité. Le souffle du vent caresse mon visage. Deux papillons me raccompagnent. Un seul se détache devant moi. Des traces de pas imprégnées dans le sable conduisent au vieux portail de bois.

« Prendre le temps de flâner »

Michèle O’NEILL

D’abord, avant le départ, s’arrêter à la source, écouter le chant de l’eau, suivre des yeux les gouttelettes qui sautillent sur le feuillage. Puis descendre le sous-bois inconnu. En silence. Enfouir sa peur dans la poche, le mouchoir par-dessus. Découvrir que le silence est plein. C’est un immense orchestre. Vacarme de bourdonnements d’insectes ponctué du croassement de trois corbeaux, du ronflement crépitant d’une motocyclette, d’une porte qui grince derrière soi, de pépiements d’oiseaux, du cliquetis des crickets. Le bruit des pas qui reprennent.

En contrebas, un moutonnement de vaches blanches autour d’un abreuvoir en ferraille. La danse de leurs queues et de leurs oreilles, comme si elles battaient la mesure. Le clapotis de la bouteille d’eau sous le bras, un toussotement tout près. La scierie qui grince. Sous les pieds, le sol change, parfois pierreux, parfois herbeux, parfois sableux, comme la vie avec ses duretés et ses douceurs. Le corps immobile palpite de joie. La vie y tourbillonne comme elle tourbillonne au-dehors.

Je regarde les nuages et je retrouve mon âme d’enfant. Ballet silencieux de papillons multicolores au-dessus des vagues immobiles de foin coupé. Un arbre, tranché à demi, veille à l’entrée du champ d’orties protégé par une barrière de bois. A-t-on compris que ce légume au goût d’amande, si riche en vitamines, est plus précieux que tout champ de pétrole ?

Au-dessus de lui, juste au-dessus, galope un dragon blanc. Et maintenant, c’est le visage au long nez d’un vieil homme étendu. Une masse informe. Rien ne bouge. C’est un chien accroupi aux pattes allongées devant lui. Il ouvre la gueule. Chante-t-il ?

Soudain le sous-bois pentu semble s’arrêter, clos d’une barrière au niveau du troupeau de vaches aperçu tout à l’heure. De longues branches cassées dessinent des formes sur le versant du chemin, un rocher sculpté apparaît. Pourquoi le troupeau s’éloigne-t-il lorsque je l’approche ? Il quitte l’ombre. Quelques bêtes tracent un arc d’urine derrière elles ou un autre… plus noir. Seul, un veau continue de me regarder. Léger meuglement puis il rejoint les autres — Je pense à ma mère terrifiée par les vaches. — Qui terrifie l’autre ?

Il n’y a pas de barrière mais un autre sentier. N’est-ce pas ainsi dans ma vie ? Des illusions de barrières qui s’évanouissent quand je viens au plus près ?

Je fais silence en moi. J’écoute. Bruissement d’un nuage de mouches. Ronronnement d’un avion. Chuintement d’un ruisseau. Il m’attire. Tout au long, des buissons de mûres encore vertes, quelques-unes en fleurs, promesse d’un régal d’automne. Des papillons voltigent, indiquent la route du retour. Chemin de droite ou chemin de gauche ? Comme dans les contes. Le soleil brûle la peau. Une mosaïque de chatons séchés calligraphie quelque message secret. Est-ce pour me dire qu’il faut garder espoir ?

Coquelicots et bleuets ont repoussé sur les champs de la Somme. Le gingko biloba a survécu au déferlement atomique. La passion destructrice de l’homme n’a pas été la plus forte. Ne pas oublier les fleurs sauvages entre les pavés des rues. Monsanto et consorts ne détruiront pas la terre des petits-enfants.

À nouveau le chant de la source dissimulée sous le feuillage m’accueille. Elle dit la douceur de vivre. Ce cadeau.

« Nuit lucide (ou La pomponnette) »

Yvonne SALOMON

C’est la fin de l’automne. La nuit est tombée sur le village de Sainte Lucie. Catherine habite avec Martin dans une belle maison au toit rouge, à côté de l’église. Martin est médecin. Il soigne un blessé là-haut dans les collines. Martin répare les maux des autres.

Catherine prend un gros sac, y enfouit robes et jupons. Elle part. Elle n’en peut plus de ses soirées d’attente, de solitude. Si encore elle avait un ou deux enfants. Elle n’a que son mari à dorloter et cela ne lui suffit plus. Elle s’enfuit à pied, Martin a pris la carriole. Elle rejoint la ville voisine, prendra un train demain pour Lyon. À Lyon, elle n’a personne à attendre, elle n’a rien à n’attendre de personne. Le début de la liberté, le début de la vie ? Elle gravit un sentier escarpé jusqu’au calvaire, elle sait que Martin ne passe jamais par là.

Au sommet, elle se retourne avant de dépasser le cyprès. Elle regarde une dernière fois le village. Le ciel est clair, les constellations apparaissent. Il fait froid. Toutes les fenêtres des maisons sont éclairées. Catherine pourrait nommer chacun de ceux qui sont cachés derrière les murs. Elle pense soudain à la vieille Adèle à qui elle apporte les courses et qui confectionne si bien les tourtes. Elle pense au jeune Robin, elle l’aide à lire deux ou trois fois par semaine, elle pense à Léon, Clémentine et les autres. Elle pense à Martin.

Elle se presse. Pourvu qu’il ne soit pas encore rentré.

« Le cadeau »

Chouski MARICHAL

Mon désespoir est immense, ma douleur intense, mon désarroi total.
La douleur physique n’est rien à côté de cette souffrance mentale.
Mon cerveau est pris dans un étau et mon cœur est broyé.
Je hurle en silence dans la nuit. Pas de larmes, la sidération est trop grande.

Plaie d’argent n’est pas mortelle, mais douleur d’amour l’est.
Hier soir, la veille de mes 17 ans, ma fiancée m’a signifié la fin de notre avenir.

Et j’ai mal. Tout n’est que bruit et douleur. Il n’y a plus d’air, plus de lumière.
Le temps s’est arrêté.
Puisqu’elle me quitte, je veux me quitter aussi.
La vie ne vaut pas la peine d’être vécue.
Mon amour est si grand que seule la mort rétablira l’équilibre.
C’est si beau, l’amour.
Je veux mourir.

Je veux mourir, je veux que la douleur m’achève.
Que la mort vienne me chercher, qu’elle vienne ramasser cette insignifiance que je suis devenu à l’aube de ma vie d’homme. Je ne suis rien sans elle.
La douleur est trop vive, la vie trop dure.
Je n’ai plus le courage de vivre.

Une contrariété surgit : certes je n’ai plus le courage de vivre, mais hélas pas encore celui de mourir.
Zut, je me vivais comme un héros en train de mourir d’amour, et voilà que des problèmes techniques s’interposent entre mon glorieux projet et moi. Comment faire ? Quand ? J’ai si peu d’expérience de ce genre de situation ! Je n’ai jamais fait ça…
— Ce serait si simple si je n’étais jamais venu au monde, pensai-je. Aïe ma mère, pourquoi m’as-tu fait ça ? Comment as-tu pu balancer ton fils dans ce monde si ingrat, si violent ?
Mon désespoir me fait du bien, me rend plus fort, plus déterminé, plus héroïque. Plus fou, aussi.
— Comment as-tu osé me mettre au monde ? Me donner la vie ? De quel droit ? Dis-moi, réponds-moi !
La douleur et la colère explosent dans ma tête comme un orage. Tonnerre et éclairs torturent ma conscience. Je sombre dans la folie de la douleur d’amour.
La porte s’ouvre doucement, si naturellement que cela ne me surprend pas.
Auréolée de lune blanche, une jeune fille entre dans ma chambre, et vient s’asseoir sur le lit à côté de moi.
— Tu m’as appelée, qu’y a-t-il ? Qui es-tu ?
Elle ne me reconnaît pas mais moi je la reconnais !
— Maman ! C’est moi !
Assise sur mon lit, ma mère ! Ma mère quand elle avait 17 ans ! Est-ce vraiment elle ? Que fait-elle ici ? Que se passe-t-il ?
Mince, mon pétage de plomb a provoqué une déchirure dans le tissu spatio-temporel. Je savais que ça existait, mais ça ne m’était jamais arrivé ! Cool !
Est-ce elle qui est venue me rejoindre en brûlant les étapes, ou bien est-ce moi qui suis tombé en arrière ?
Je ne saurais pas le dire, ma chambre est devenue bizarre, les objets ne sont plus eux-mêmes et moi-même, je me sens envahi d’un curieux sentiment d’irréalité. Où sommes-nous ? Quand-sommes-nous ?
— Maman, tu me vois, tu m’entends ?
— Oui, mais qui es-tu ?
Sans savoir qui je suis, elle me regarde avec tellement d’amour que ma douleur s’apaise un peu. Je lui rends son regard, et cela ne semble pas la surprendre.
Cet amour-là ne saurait être douloureux, ne saurait me blesser mortellement.
Quelques mots, et ce sentiment d’amour réciproque, nous suffisent à tous les deux pour comprendre ce qui se passe : nous flottons dans l’espace-temps !
Qu’à cela ne tienne, l’instant est merveilleux.
(Peut-on d’ailleurs parler d’instant ?)
— Que t’arrive-t-il, mon bébé ?
Elle a mon âge, ça me fait sourire !
(Peut-on d’ailleurs parler d’âge ?)
Sa voix est empreinte d’intemporelle douceur.
— Maman, je suis venue te demander de ne pas me mettre au monde. Mets quelqu’un d’autre, mais pas moi !
— Pourquoi ? Que se passe-t-il ?
Sa discrète inquiétude maternelle, déjà…
— Je veux mourir, je ne veux pas vivre.
Elle a 17 ans, et semble posséder une espiègle sagesse. Je sais qu’elle ne la perdra jamais.
— Donner la vie, c’est donner la mort, dit-elle sur un ton de tranquille évidence.
— Je ne veux ni de l’un ni de l’autre.
— Qui es-tu pour dire ça ? D’où viens-tu ?
— Je suis ton fils, je viens de ma vie, …là-bas, …ailleurs.
Je bredouille, les mots n’existent pas pour répondre à cette question.
— Alors je dois te transmettre la vie pour que tu l’expérimentes et viennes me demander de ne pas te la transmettre. Sinon, qui me préviendra ?
Son regard est tendrement moqueur.
— Tu en verras d’autres… Tu sais, je crois qu’il faut une vie entière pour apprendre à vivre ajoute-t-elle.
Mes larmes coulent enfin.
Je convoque Aristote :
— Le plus beau cadeau que l’on puisse faire à son enfant c’est de ne jamais le concevoir.
— Je suis enceinte, mon amour.
La tête me tourne soudain. J’ai failli faire la connerie de ma vie ! Intensément présent à mon geste, je pose mes mains sur le ventre de ma mère.
Une immense sérénité s’installe en moi. Je me sens rempli de douce curiosité et de lumineuse gourmandise. Aspiré dans un vortex velouté, je pèse autant qu’une fleur de cerisier au printemps.
On est demain, les cloches sonnent à toute volée.
Mon dix-septième printemps tombe cette année le jour de Pâques.

« Testament d’un Chartreux Bouddhiste « 

Chouski MARICHAL

Nous léguons tout ce que nous possédons à la douleur du monde. Voici nos derniers mots : Nous avons fait vœu de silence. Faire silence, vivre en silence, vivre dans le silence. C’est un engagement, sur une voie silencieuse.
Pour :

  • Infléchir le fracas des armes,
  • Frémir du hurlement des martyrs,
  • Recevoir les pleurs des affligés,
  • Respecter la plainte du petit,
  • Porter le faible,
  • Soutenir l’opprimé,
  • Laisser la parole aux censurés,
  • Expier les mots trop lourds, les mots trop vides,
  • Respirer l’air qui vibre de tous ces sanglots,
  • Panser les blessures de la condition humaine,
  • Entendre les pleurs et les grincements de dent,
  • Recueillir les larmes à leur source jamais tarie,
  • Accueillir les désespoirs dans l’immensité limpide d’un univers de silence,
  • Offrir à la souffrance du monde un écrin de respect.

Silence : Nous ne parlons plus. Nous ne faisons plus de bruit. Nous ne créons plus de sons. Nous marchons en silence. Nous mangeons en silence. Nous respirons en silence. Nous offrons notre silence. Oraison muette, écoute attentive du murmure des étoiles. L’âme tendue vers la supplication de la multitude, en communion avec l’affliction du monde. D’hier, d’aujourd’hui et de demain, d’ici et d’ailleurs.
Silence dans nos têtes, silence dans nos âmes.
Paix au vacarme intérieur.
Aucune lecture, aucune écriture, silence de papier.
Silence des objets, même eux ne parlent pas.
Bienheureux silence des corps, santé, sérénité.
Capter les sons les plus ténus, sans les nommer.
Ecouter les sensations les plus subtiles sans les nommer.
Observer les êtres, les objets et les concepts sans les nommer.
Quitter les mots. Oublier nos mots, oublier les mots, de quelque peuple qu’ils viennent : revenir à la genèse des choses avant que l’homme ne les nomme.
Le silence lui-même n’a plus de nom. Vivre dans ce silence où se brode l’infime son du souffle de la vie.

Tout a été dit, revenir au silence.
Une fois par an, au solstice d’hiver, sous la hauteur glacée de la voûte de pierre, nous chanterons le De profundis.
En une profonde et grave clameur, nous enverrons vers le ciel l’écho de ces douleurs.

« Amour exclusif »

Christine CHARLOIS

Je m’appelle Pierre. J’ai 40 ans. Dix ans que je travaille au Louvre. Je m’appelle Pierre et, parfois, on m’appelle saint Pierre. Ça me fait rire et, ça me fait plaisir aussi. Comme lui, j’ai toujours un trousseau de clefs – cinq – accroché à ma ceinture. Saint Pierre est le gardien du Paradis, tout le monde le sait. Il ouvre les portes aux bonnes âmes qui, accèdent au Nirvana. Bon, Nirvana, ce n’est peut-être pas le bon terme mais, pour moi, Nirvana-Paradis, c’est du pareil au même. Les visiteurs du Louvre arrivent au Paradis. Ils ont fait des heures d’avion, des jours de bus, des heures d’attente. Ils ont changé de fuseau horaire. Ils ont passé des douanes, traversé des portiques. Ils ont évité les maladies, les prises d’otage, les guerres… Ils auraient pu être accueillis au Paradis des dizaines de fois avant d’arriver au musée du Louvre ! Ils arrivent. Je suis là, casquette bleue et trousseau de clefs – cinq – à la ceinture. J’utilise toutes mes clefs : La première, c’est pour le bâtiment, la seconde, c’est pour l’étage, la troisième, c’est pour la salle et la quatrième, c’est pour la vitrine de La Joconde, de Ma Joconde. Grâce à cette toute petite clef, je suis le seul à admirer sans écran le sourire de ma princesse. Je suis seul avec elle dans la pièce, sans Chinois Japonais. Je suis en compagnie de l’amour de ma vie. J’ai tenté de trouver une femme qui lui ressemble. Je me suis même rendu en Italie, me disant que peut-être là-bas… Eh bien non, je n’ai pas découvert en Italie plus qu’en France une femme aux traits identiques. J’ai résolu le problème en épousant ma collègue. un peu forte, pas très jolie mais, la nuit, je ferme les yeux. J’ai de la chance, elle n’est pas jalouse ! Il faut dire que je passe mes journées avec Mona Lisa, je suis payé pour cela, je ne trompe personne. Qui peut se vanter de passer toutes ses journées avec la femme qu’il aime ? Une femme qui ne vieillit pas, qui ne grossit pas, qui ne vous fait pas de marmots dans le dos. Pas marre, non, je n’en ai jamais marre. Je serais prêt à refuser les jours de congé. Que voulez-vous que je fasse sans elle ? Sans La Joconde, je ne suis plus rien ni personne, fini saint Pierre ! Chaque matin, avant que n’arrivent les visiteurs, je reste un moment devant le visage de ma bien-aimée. Elle sait que je suis là. Elle m’attend. Elle me guette. D’ailleurs où que j’aille dans la pièce, elle me suit du regard. Ma présence la rassure. Personne ne s’approche d’elle. Je chasse les photographes, les indisciplinés, les gamins qui chahutent et les groupes qui se croient tout permis. Je la préserve, vierge et pure derrière son écran de verre, vierge, pure et intouchée. Parfois, je pense à Léonard. L’a-t-il connue, a-t-il su ce qu’elle faisait, ce qu’elle aimait ? A-t-elle eu des amis ? Étaient-ils amants, Léonard et elle ? Était-elle pieuse ? Allait-elle à l’église ? Questions que souvent je me pose, c’est vrai, elle a un visage de Madone, un port de reine, une pose de vierge, mais peut-être était-elle une dévergondée ? Je me torture avec ces questions qui resteront sans réponse. J’en aurais presque une crise de jalousie ! Aujourd’hui, il y a eu plus de monde que d’habitude. J’ai l’impression de ne plus voir que des Asiatiques aux yeux bridés et de n’entendre que leur voix nasillarde. Je ne supporte plus de voir leurs groupes envahir l’espace. En revanche, j’ai un faible pour les Italiens. C’est peut-être le seul moment, lorsqu’ils accèdent au tableau de La Joconde, où ils se taisent. Émus. Ils souhaiteraient tant qu’elle retourne en Italie. N’ont-ils pas raison ? Elle était Italienne après tout, Léonard aussi. Mais, vous imaginez si on me l’enlevait ? Je n’aurais plus de raison de vivre ou je partirais avec elle. À cause de cette éventualité, j’ai appris l’italien. On ne sait jamais. Fatigué aujourd’hui plus que de coutume, j’ai besoin de ma pause. Je vais au vestiaire chercher mon repas, toujours le même : une boîte de sardines, une demi-baguette, une tomate et un fruit. Je m’assois sur un banc des Tuileries, seul, je vois défiler tant de monde pendant la journée. Je sors le pique-nique de mon sac et, la cinquième clef du trousseau me sert à ouvrir la boîte de sardines. Toujours.

« L’instant du pêcheur »

Chouski MARICHAL

Je n’ai jamais oublié ce hurlement.
Cinquante ans après, son écho résonne dans la caverne de mon crâne. Dans mes soirs de solitude, il fait trembler ma nuit. Je l’entends dans le vent, je l’entends dans les cloches au loin, je l’entends quand migrent les oiseaux au-dessus de moi. Chaque cri en est l’écho, depuis tout ce temps. Chaque vibration de l’air le contient en gestation et je crains de l’entendre à nouveau. Même dans la musique, même dans le chant des oiseaux, même dans le rire d’un enfant, je sens ma mémoire qui rejoue cet appel, et je l’entends partout où est la vie. Ce cri a coupé ma vie en deux.
J’étais très jeune, alors. La vie me semblait belle, simple, et facile, ignorant que j’étais des difficultés qu’elle nous propose, et des épreuves qu’elle nous impose. Privilégié, insouciant, amoureux léger depuis quelques semaines d’un joli minois parsemé de taches de rousseurs entrevu chez des amis de mon père. L’étouffante chaleur de cette grésillante journée de juillet m’avait mené sur l’autre rive en face de la ville à la lisière de la sombre forêt. À la recherche de la fraîcheur et de la tranquillité. Désireux de solitude, ces instants où je ne demande rien à personne et où personne ne me demande rien. Je pêche et mes pensées ont alors la nonchalance du bouchon au fil de l’eau.
C’est pourquoi j’ai été très contrarié lorsqu’un groupe de fêtards a envahi mon coin de paradis. La rivière est à tout le monde, mais je m’étais approprié ce lieu et son silence. Ils sont arrivés nombreux, joyeux, irrespectueux, bruyants, tout à la gaîté de la noce de la veille dont ils parlaient encore. Je compris que j’avais là les jeunes mariés et quelques invités qui avaient passé la nuit à boire et à chanter. Je n’écoutais pas mais j’entendais.
Et j’entendais surtout le silence de la jeune épousée. Il contrastait avec la joie bruyante et vulgaire de ses amis. Un peu à l’écart, elle semblait fatiguée et mélancolique.
Soudain, un double cri. Un cri de surprise qui se mue en hurlement d’horreur. Deux cris séparés par un minuscule silence d’éternité durant lequel on croit à l’impossible espoir. Un minuscule silence durant lequel j’ai tout compris. Juste avant de crier elle avait retenu sa respiration, sans doute en découvrant la terne et sinueuse lanière se glisser vers son pied. C’est son souffle suspendu qui m’avait fait tourner la tête et j’ai deviné – plus que je n’ai vu – le mouvement vif et sec du serpent qui instille son venin. C’est alors qu’elle a poussé un premier cri comme un cri de surprise.
Nous aurions eu le temps de la sauver. Le temps. Le temps, qui parfois s’arrête, semble se traîner. Moi, j’avais vu, entendu, et compris, mais j’attendais de celui auquel elle venait de lier sa vie qu’il volât à son secours. Il ne bougeait pas, ne voyait rien, n’entendait rien, ne disait rien. Et c’est ça, cette indifférence, qui l’a amenée à pousser ce hurlement d’horreur. Elle avait placé sa confiance en lui, sa vie. J’étais pétrifié… Le temps immobile. Je me disais, il va voler à son secours. Je me disais, s’il n’y va pas j’y vais.
Elle est morte sous mes yeux, devenue muette, le corps tordu de douleur.
La vie a continué. J’ai revu ma chérie, je l’ai épousée, nous avons eu une fille qui s’appelle Eurydice. La vie a continué, mais plus comme avant. J’avais reçu une leçon, comme une claque. Une leçon sur la fragilité de nos vies, sur la confiance de l’amour, sur la responsabilité. Une leçon sur la peur et le courage. Sur l’égoïsme. Elle est morte sous mes yeux et j’entends encore son cri.

« Un jour… »

Annie Maréchal

Un jour Pépé, assis derrière la fenêtre, vêtu du pullover tricoté et rapiécé par Mémé, Un jour où il lit le journal déposé la veille par les voisins. Un jour différent, Pépé ronchonne, il supporte mal la chaleur même après une longue sieste. Un jour, Pépé ne peut se lever, sa canne est tombée, la fenêtre reste fermée. Un jour Pépé se sent seul, Mémé est allée au cimetière, il n’aime pas que Mémé s’absente. Un jour sans jardinage, (c’est comme un jour sans pain dit-il !), Pépé soulève son béret Et aère son crâne, s’essuie le front avec un large mouchoir à carreaux. Un jour qui entend la grogne de Pépé, un jour qui pèse. Un jour qui le cloue à sa chaise, il s’ennuie, la radio est éteinte personne pour tourner le bouton inaccessible Un jour, Pépé entend un randonneur qui frappe et demande de l’aide. Un jour où Pépé en manque d’amabilité et d’énergie ne réalise pas. Un jour Pépé a laissé la bouteille de son propre vin, entamée, sur la table, une mouche s’amuse Sur la toile cirée décolorée. Un jour où Pépé et le randonneur partagent le verre de vin légèrement aigre Un jour qui coupe la routine estivale et Pépé boit, ses moustaches rougies Gouttent sur le pullover. Un jour ses pieds enflent, Pépé délace son unique paire de chaussures, ressemelées par ses soins et portées hiver comme été. Un jour d’été orageux, Mémé est revenue, Pépé n’est pas rasé. Un jour où Mémé prépare un gros potage, elle prétend que la quantité attire les invités, Et Pépé s’étonne : « ce ne sont que des balivernes » Un jour où une forte pluie s’abat sur la route qui passe devant la maison, un arc en ciel se forme aussitôt. Un jour où les enfants sont en vacances, l’arrière-petit-fils de Pépé arrive. Un jour d’émotion, Pépé éteint sa pipe, son sourire étroit écarte sa moustache. Le mouchoir à carreaux sèche la goutte qui coule sur la joue.

« La Petite »

Claudine Genet

Elle ne s’appelle pas, elle ne s’appelle plus. Son nom, plus personne ne le prononce dans le village. Elle est la Petite.

Un jour, elle a découvert l’océan, impressionnée par ses vagues. Elle laissait la fenêtre de sa chambre ouverte et elle respirait avec lui.

Un jour, elle était sagement assise entre père et mère sur la plage.

Un jour et un autre jour, ainsi jusqu’à la fin des vacances et les suivantes, le plus souvent sans son père.

Un jour, fluette dans sa petite robe fleurie, sautillant comme ces enfants qui portent en eux la joie de vivre. Les gens du village l’ont connue comme ça, la Petite.

Un jour, elle tenait la main de sa mère, elle s’échappa et rejoignit ses amies, des filles du village. Elle était la plus jeune et Chloé l’ainée, Cora avait déjà la fibre maternelle et Léa jouait l’indifférente.

Un jour, les gens du village ne l’ont plus vue courir sur la plage et se jeter dans les vagues avec entrain.

Un jour, elle a choisi de suivre ses études dans la même ville que Léa. Elles ont pris une colocation.

Un jour, elle a coupé ses cheveux pour faire plaisir à son amie.

Un jour, une soirée, jupe rouge et débardeur près du corps, elle dansait avec Léa, elle dansait inondée de plaisir, sur une musique déchaînée.

Un jour ou plutôt, cette nuit-là, elle est rentrée chez elle avec son amie. Au jour, elle était deux dans son lit. Son corps satisfait, ses bras autour, son visage contre son cou.

Un jour, elle a pleuré, ses yeux bleus ont viré au gris. Son père l’obligeait à rentrer à la maison. Elle s’est demandé où était sa maison.

Un jour, elle s’est tu et sa mère a insisté sans succès, pour rien.

Un jour, elle a retrouvé ses amies : Chloé, Cora et Léa. Elle a passé tout l’été avec elles. Elle a bruni, ses cheveux ont blondi. Elle est devenue experte en pêche aux moules et aux coques avec l’aide de Léa.

Un jour, elle a pêché en mer avec un vieux marin, le père de Chloé, et Léa bien sûr. Silencieux, il était aussi son confident, comme pour Léa.

Un jour, diplôme en poche, elle s’installa dans la maison de la grand-mère de Léa.

Un jour, elle se boucha les oreilles, elle refusait d’entendre son père dénigrer ses amies, surtout Léa, dans sa grande maison au-dessus de l’océan.

Un jour, elles sont allées sur l’île, à une demi-heure de la côte avec le bateau du vieux marin. Chloé était devenue marin, elle aussi. Léa est restée à l’avant, elle regardait l’océan, comme si personne d’autre n’existait.

Un jour, elle s’est senti très seule. Léa est partie faire le tour de l’île sans elle. Elle n’a pas compris. La soirée passée autour du feu, elle s’est couché solitaire.

Un jour, au lever, elles étaient trois. La Petite avait disparu, ainsi que l’annexe qui servait à rejoindre le bateau.

Un jour, les gens du village ne l’ont plus revue. Son père les a maudits et Léa, encore pire, du haut de son rocher. Chloé navigue sur les mers, Cora s’est installée avec son mari et Léa parcourt le monde. Elles attendent le retour de la Petite.