« Il est six heures du soir »

Martine JACQUEMIER

Le bar est vide… il en met du temps…

– « La même chose, s’il vous plaît ! »

Le verre est devant moi, contenu tricolore, paille bicolore, petit parasol à fleurs. Je saisis le zeste d’orange, je le déplie, je fais éclater les petites vésicules d’huile essentielle. Je ferme les yeux, hume le parfum. Je me rappelle. Les lampes à huile, le découpage de la pelure d’orange en bonhomme. Les tortues trottinantes si l’orange avait son emballage soyeux. Tout ça c’était papa.

Mes larmes coulent, j’attends qu’elles tombent dans mon verre.

Six heures vingt. Ploc ! Une goutte de larme dans le verre. Je porte le verre à mes lèvres. J’ai toujours ravalé mes larmes et ma colère. Je pense à elle. La peau de vache elle nous a pourri la vie, ou elle nous a gâtés ? Papa, je l’ai vu pleurer, ses larmes tombaient sur ses grosses mains, aux doigts déformés par les engelures. Papa avait toujours tort. Tu t’entêtes Totor et t’as tort, Pourquoi t’entêtes-tu ? Tu t’uses et tu te tues. C’était le chant de maman. Il se voulait gentil. Qu’importe ! Il avait tort.

Six heures et demie.

– « Garçon !

– Monsieur ?

– Une grenadine, s’il vous plaît.

– Avec de la limonade ?

– Non. De l’eau plate. De l’eau du robinet. »

Papa commandait : Un ballon de rouge et une grenadine pour le petit ! Souvent il s’appuyait sur moi « son bâton de vieillesse » Faut pas croire ! Faut pas vous tromper ! J’étais pas son bâton d’ivresse, papa n’acceptait pas de tournée, il n’avait pas de quoi payer la sienne. Il donnait toute sa paye à maman. Dans son porte monnaie, de quoi faire son tiercé du dimanche, quelques pièces. Jamais plus d’un billet de cinq ou dix francs. C’était un mari modèle.

– « Merci ! ». Je regarde le verre de grenadine embué, le garçon a pris la peine de me mettre de l’eau fraîche. Je lève les yeux vers lui, souris.

– « Merci ». A nouveau j’ai les larmes au bord des yeux. Doucement je goutte, savoure. La grenadine, c’était quand j’avais bien marché. Papa était le roi des balades, parcs publics, bois de Boulogne, le jardin d’acclimatation et son guignol, les trottoirs de Neuilly pour faire de la patinette, du patin, du vélo… Maman, c’était la maison, le parquet ciré, les patins, « Met tes chaussons ! », la lessive du lundi, le repassage quand j’étais déjà couché. Je guettais le bruit de la pattemouille. Pattemouille ! Quel mot rigolo ! Maman ne rigolait pas, elle travaillait. Elle avait l’amour laborieux. Elle se sacrifiait.

J’ai été chercher une paille. Je souffle dans ma grenadine. Tiens, l’eau avec le produit vaisselle pour faire des bulles, c’était maman. Je ne sais plus. Longtemps je lui ai reproché : tu aurai mieux fait de moins te sacrifier, nous aurions été plus heureux ! Et elle, l’était-elle heureuse ? On peut aimer sincèrement et rendre malheureux. Lamoureux chantait : « Papa, maman ; moi et la bonne. » Nous n’étions que trois, maman faisait la bonne. Une bonne mère.

– « Garçon !

– Oui monsieur.

– Un vin chaud, j’ai froid. »

Le vin chaud, le grog, c’était maman. Il faudrait que je fasse deux listes des plaisirs procurés par chacun. Peut-être que parfois ils se sont mis à deux pour me rendre heureux…

– « Merci ! ». Je soulève le verre, la buée chaude me chatouille le visage. Odeurs de cannelle, de clou de girofle, de sucre vanillé. C’est bon. Le vin est juste un peu trop chaud, comme j’aime. Tiens si c’était ça la question. Comment aimes-t-on ? Aimes-t-on ? Est-ce que nos parents nous aiment vraiment, ou est-ce qu’ils font juste leur devoir ? T’as fait tes devoirs ? Je viens de faire le mien, fleurir leur tombe. Par amour ?

Sûr que mes parents n’ont pas bâclé leurs devoirs, ils se sont appliqués. Si je devais écrire leur vie, ce serait un roman réglé, bien calculé. Ce roman.

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