« Douce musique »


Douce musique
Balancement du bras

Les bras enlacés
Les vieux rideaux du château
Nostalgie

Cette voix qui vibre et se balance
Une présence d’autrefois et une mélodie-peinture
Des bleus et des roses

Mais le soleil couchant et les caresses de la main sur les cordes
Du pinceau sur la toile
Du regard sur un visage

La musique s’est envolée
Les doux instants prennent place au salon.

Libre comme l’air, pars si tu le veux
Traverse les sables et les eaux
Va où le vent te désire
La guitare s’inspire du battement de tes ailes
La mélodie pour le cœur
La voix pour l’espace
Et le mot libre au fond de moi.
Grandis encore
Même si tu n’en sais rien
La guitare t’accompagne
Te donne encore la main
Si tu le veux

Te laisser partir.

« Photo de classe du certif »

Ils sont une trentaine sur la photo, répartis en trois rangs, les plus grands debout, les petits assis devant avec le Maître et les premiers de la classe. Culottes courtes, genoux couronnés, chaussettes bien tirées ou tirebouchonnées. Lui et son copain sont les seuls à arborer de superbes bottines à bouts ferrés. Les autres sont en galoches ou en sabots.
C’est la classe de M. Billy, la classe du « certif » ! Son instituteur avait coutume de dire qu’il n’avait qu’un élève et demi. L’élève en question c’était Lui. Il fut reçu premier du canton au certificat d’études. Et le demi c’était son copain Marcel.
En quelle année avait-il passé cet examen ? Voyons, aucune date au dos de la photo mais — si ma mémoire est exacte — le certificat d’études se passait à 14 ans. Cela se situerait donc en 1934. C’est cela. Le Maître d’école arbore une chaîne de montre sur le gilet. La montre gousset est glissée dans la poche de poitrine. Les enfants portent des tabliers plissés, en lustrine noire, ceinturés à la taille, l’empiècement et le col sont bordés d’un liséré rouge. Cela ne se remarque pas sur le cliché noir et blanc mais j’ai moi-même porté un tablier semblable dans les années 39-40.
La photo de classe traditionnelle est l’évènement de la rentrée. Le photographe installe dans la cour ou dans une salle, la boîte d’où doit sortir « un petit oiseau ». Elle est fixée sur un trépied. Il la recouvre d’un drap noir, règle l’objectif, passe derrière et glisse la tête sous un drap. Puis il réapparait tout ébouriffé pour rectifier la position de l’un ou de l’autre, retourne à son appareil, disparaît à nouveau sous la toile, interpelle un enfant, agite l’un de ses bras tel un sémaphore : « Toi, oui toi, rapproche-toi de ton voisin, un peu à droite, voilà. Ouvrez les yeux, souriez, attention… Ne bougez plus ! » Clac ! Il appuie sur le déclic.

« Ode pour une maison détruite »

Ma maison d’Antan
Sans croisées, sans toiture.
Je n’ai pas vu crouler tes murs.
Ils ont comblé les champs.

Ma maison souviens-toi
Je te quittai en chantant
De la cave au grenier maudissant
Les heureux futurs sans toi et moi.

Ma maison, désormais rien ne dira
Les joies, les rires, les pleurs,
Les cris, les jeux, le labeur
De tous ceux que tu abritas.

Ma maison, en film je revois
La terrasse, la cour, le jardin
Les hangars, les camions et soudain….
Les bruits d’autrefois
Vivent en moi.

« L’oliveraie magique »

Au cours de sa promenade quotidienne, dans une oliveraie plusieurs fois centenaire, une cavalière, vêtue d’une redingote noire et d’une jupe assortie, s’arrête brusquement au milieu des feuilles tombées, comme si elle était face à une apparition et regard au sol, trois mots malgré elle, sortent de ses lèvres roses « Je m’appelle Héloïse ».

Rentrée de la balade, elle ôte sa tenue d’amazone, enfile un jean et sous l’œil attentif de Neige, son chat préféré, elle tente de se délasser près de la cheminée mais elle pense au point précis où elle s’est arrêtée il y a deux heures à peine et où elle a prononcé ces mots. Comme si c’était un lieu magique qui avait à révéler un mystère.

Le lendemain, le cheval conduit Héloïse exactement à l’endroit de la veille. La jeune femme cette fois met pied à terre, observe scrupuleusement le sol. Au milieu de l’humus, elle croit deviner la forme d’un visage, un visage pas complètement inconnu d’elle. Elle contemple un long moment cette empreinte de visage. Rêve-t-elle ? Le visage semble lui sourire. Elle rentre au galop, saisit les albums photos dans la bibliothèque. Dès le troisième, elle tombe, stupéfaite, sur une épreuve au format carte postale sépia, datant de 1910, représentant un grand-oncle de son père, à cheval, en tenue d’officier de la garde républicaine. La ressemblance avec l’empreinte du visage au pied des oliviers est frappante. Cet oncle si lointain, si élégant sur son cheval, à l’uniforme seyant, veut-il lui transmettre un message ?

Les jours suivants, elle passe de longs moments dans l’oliveraie, près de l’empreinte. Héloïse croit à la communication par-delà la mort. Et un jour, le dialogue s’instaure entre eux :

— Bonjour Héloïse, merci de me rendre visite chaque jour.

— Bonjour, je crois vous avoir reconnu sur une photo dans l’album de mes ancêtres, murmure-t-elle perturbée.

— J’étais militaire et j’ai eu la chance de ne pas périr pendant la grande guerre. Oui, c’est moi sur cette photo. Ecoute bien Héloïse, derrière le mas il y avait une fontaine.

— Elle est encore là.

— Creuse en-dessous, tu découvriras une malle remplie de mes souvenirs de guerre. Tu trouveras aussi une bourse en peau de chèvre garnie de pièces d’or. Je t’en lègue le contenu. J’apprécie tant ta gentillesse et ton amour des chevaux.

— Oh ! Merci, s’exclame Héloïse émue, confuse et confiante.

Elle s’empare de quelques outils dans le cabanon, et à l’endroit indiqué commence à enlever la couche de gazon, poursuit sa besogne à l’aide d’une pioche qu’elle manie avec une dextérité surprenante. Après deux heures d’efforts soutenus, l’outil cogne contre un obstacle.

Héloïse en sueur pousse un cri de joie. Le visage parlant de son ancêtre lui a confié un vrai secret. Quelques brouettées de terre plus tard, le dessus d’un coffre apparaît. Le bois et le fer sont bien conservés. Mais Héloïse est tout à coup épuisée, et sous l’effort à fournir pour extraire la totalité de sa trouvaille, elle se sent prête à abandonner quand Neige vient lui tenir compagnie. Elle réunit ses dernières forces et extirpe le coffre de sa cachette. Avec mille précautions, elle en soulève le couvercle. Déception ! Il ne s’y trouve que des dizaines de figurines militaires cassées, désarticulées. Sous ces corps mutilés, elle découvre cependant des médailles militaires, des cadres, des distinctions honorifiques, un carnet rempli d’anecdotes, des cartes postales et tout un bric à brac sans importance. Soudain, sous un autre cadre, apparaît la bourse en peau de chèvre ! Bien réelle, en très bon état, rebondie, contenant au moins une centaine de pièces d’or !

La jeune fille en extase regarde le ciel et remercie ce vieil oncle. Elle pourra désormais sans souci subvenir aux besoins de ses chevaux.

« Sœurs de cœur »

– Ta roue est dégonflée Gisèle, tu ne peux plus rouler !

Je freine des quatre fers, arrête l’engin, le mets à l’envers, saisis la pompe. J’aime mon vélo de couleur rouge, il a trois vitesses et va vite. Clara attend, elle regarde les voitures qui passent, me dit qu’en fin de matinée elle ira chercher sa mère à la sortie de l’usine. Il est dix heures.

– Arrête de jouer avec ma pompe, bientôt on n’aura plus d’air !

– Mais enfin, ça ne risque rien, de l’air il y en a partout !

Accroupie à ses côtés sur le bord de la route, j’observe une fourmi qui porte une miette de pain ou le contraire, je vois Jean-Yves qui conduit un Fenwick rempli de citernes jaunes avec des pancartes de tête de mort. Cet après-midi, on fait un match avec lui dans la cour de devant.

Le foot, c’est notre passion, Clara est ailier droit, Jean Yves entraîne, joue, se fait aider par Jorrique, un homme seul qui habite en haut de l’immeuble sous les toits. Quand il fait chaud, Jorrique nous regarde de sa fenêtre, torse nu, (j’ai toujours vu mon père porter un maillot de corps), il donne des conseils d’en haut.

Clara et moi, Je me demande si petites nous n’étions pas ensemble dans un landau pour jumelles. En attendant midi, nous enfourchons nos vélos et direction la rivière.

Midi moins le quart, elle part pour l’usine, je plie le linge de la lessive accroché dehors, dans la cour de derrière, sans toucher la terre noire d’ardoise.

Mes parents sont les épiciers de l’usine, à midi, la porte du magasin sonne pour les achats de pain, de vin, de matefaims, de bricolin.

Une déflagration percute la rue. Silence. Puis des cris.

– Gisèle, ne bouge pas ! Garde le magasin, je vais voir ce qui se passe.

J’ouvre la fenêtre de la cuisine, me penche, mes pieds ne touchent pas le carrelage, j’aperçois Clara debout, sa mère allongée sur le goudron au bord de la chaussée.

Je laisse la fenêtre ouverte, m’élance, j’ai les jambes en coton. Le personnel de l’usine accourt, forme un cercle. Une ambulance suivie d’une voiture de police arrive, l’assistance s’écarte. Clara reste debout, dans sa jupe plissée, deux larmes coulent le long du visage, elle observe toujours la route et dit :

– C’est un pneu qui a éclaté, plein de gravillons nous sont arrivés dessus.

Maman la prend dans ses bras. Trajet retour à la maison, ma sœur de cœur a les yeux gris.

Maman demande que nous fermions les volets, elle baisse le rideau de fer du magasin.

– La déflagration vient de l’immeuble, on dit que Jorrique a tiré de sa chambre avec son fusil de chasse, il a atteint le ventre de ta maman, c’est un miracle que tu ne sois pas blessée, les gendarmes encerclent l’immeuble.

– Pourquoi il a fait ça ? demande Clara.

– Coup de folie de cet homme, ta maman va s’en sortir, répond ma mère en la prenant sur ses genoux. »

Nous avons passé l’après-midi toutes les deux, Clara et moi, enfermées dans l’appartement clair-obscur à avaler des séries télévisées.

Ma sœur de peau était déjà ailleurs, elle regardait sans cesse le téléphone accroché au mur de notre cuisine. Elle guettait les pas en espérant que ces pas-là apporteraient de bonnes nouvelles. En fin de soirée, son père est venu accompagné de sa grande sœur. L’opération s’était bien déroulée.

Intuitivement, je savais que les jours qui suivraient ne seraient plus chargés de jeux, de fous-rires, de balades.

Plus tard, ma mère m’a prise à part, la mère de Clara était décédée, je ne devais rien laisser transparaître.

Pour la première fois des adultes étaient entrés dans le monde de l’enfance.

– Gisèle, tu viens avec moi, on descend au collège en vélo !

– Non je ne peux pas, mon père me l’interdit, c’est trop dangereux.

– Allez c’est le dernier jour de classe, les parents ne verront rien.

– Non, mon vélo est dégonflé.

– C’est toi qui te dégonfles, je pars sans toi. »

« L’œil de verre »

– Papi, s’il te plaît, raconte– nous une histoire.

– Je vais vous raconter celle du grand– père de mon grand– père, Célestin, qui vivait à l’époque de Laurent Mourguet.

– Dis, Papi, c’est qui, Laurent Mourguet ?

– C’est le créateur de Guignol, la marionnette la plus célèbre de France. Rappelez– vous, nous sommes allés le voir au théâtre du Gourguillon, l’été dernier.

– Ah oui, c’était rigolo, Guignol frappait toujours le gendarme avec son bâton.

– Même que ça claquait drôlement fort ! La première fois, j’ai sursauté.

– Voilà, c’est cela, les enfants… À l’époque, Célestin, c’était un gone, et ses parents étaient assez pauvres. Il n’avait qu’une seule paire de souliers, à la semelle trouée par l’usure.

Un jour, il se rendit à l’inauguration du Parc de la Tête d’Or, à Lyon. Il y avait une foule considérable pour cette grande fête populaire. Des orgues de barbarie jouaient leur musique. Tous les enfants du monde s’arrêtent pour l’écouter, sourire aux lèvres. Des forains vendaient des marrons chauds, brûlants et difficiles à éplucher. Même qu’un marchand lui en avait offert un, parce que c’était la fête. Des banderoles de toutes les couleurs régalaient les yeux. De toutes les couleurs aussi, les robes des dames, les manteaux des enfants, les chapeaux des messieurs. Enfin, on entendait à des dizaines de mètres des cris de singes, des barrissements d’éléphants ou des rugissements de lions donnant des frissons tout le long du dos.

Célestin avait passé la journée à arpenter toutes les allées du Parc. Il était tellement excité, il voulait tout voir. Il avait senti les mille parfums inconnus de fleurs et d’arbres des serres exotiques, admiré des animaux que pour la plupart il n’avait jamais vus en vrai et compté les barques autour de l’étang. Il avait croisé un écureuil et l’avait attiré avec le marron refroidi du marchand, qu’il n’avait pas osé manger jusque– là. Tant mieux, ça n’aurait pas plu à l’écureuil.

Alors que là, l’enfant avait pu le toucher.

Et puis il a vu Laurent Mourguet.

– Il le connaissait, dis Papi ?

– Non. Il était assis près de l’étang, à regarder la lente ronde des barques. Il se disait qu’en ramant, il faudrait au moins trois ans pour descendre le Rhône jusqu’à la mer.

Un peu plus haut, un groupe pique– niquait.

– Il faisait partie du groupe, Laurent Mourguet ?

– Oui, tu as bien deviné. Il racontait qu’il était en train d’écrire des spectacles de marionnettes. Il était sûr qu’on les jouerait encore cent ans plus tard, parce que ça plaît aux enfants et qu’il y aura toujours des parents pour y emmener leurs petits.

– Il avait raison, Papi. Même nous, on en a vus.

– C’est vrai, il avait raison. Ensuite il parla des marionnettes qu’il avait inventées : Gnafron, le gendarme et surtout Guignol. Il était en train de les fabriquer et venait de dégoter, dans une boutique, les yeux parfaits pour Guignol : de jolis yeux en verre, tout ronds, ni trop petits ni trop gros, la bonne couleur. Pour lui, c’était comme s’ils avaient été en or, tellement il avait consacré de temps à leur recherche.

À ce moment précis, un cygne, approché lentement du groupe, se jeta sur un reste de pain. Laurent Mourguet, qui montrait les yeux au public, sursauta si fort qu’il les lâcha. L’un d’eux roula le long de la pente, vers Célestin, qui dans un réflexe, le bloqua en marchant dessus. Par sa semelle trouée, l’œil entra dans sa chaussure. Pendant ce temps, l’on tentait de chasser le cygne voleur. Ah, quelle pagaille ! Ça hurlait, ça piaillait, ça battait des ailes…

Célestin, lui, en profita pour s’éclipser, en boitant à cause de l’œil. Bien sûr, il aurait dû rendre l’objet, mais pour la première fois de sa vie, il possédait un « trésor ». Alors, il l’a gardé. Plus tard, il l’a fait monter en pendentif, un bijou qui se transmet de mère en fille dans la famille…

– Oh, le collier de Mamie.

– Oui, le collier de Mamie. Voilà, les enfants, l’histoire de Célestin, votre ancêtre à cause de qui Guignol n’a jamais eu les yeux qu’il aurait dû avoir.

« Immersion en village berbère »

L’ascension du col de Tizi-n-Aït Imi (2.900m) éprouve nos mollets durcis par trois jours de marche. Au col, Mustapha et Ahmed, les muletiers, nous accueillent avec un thé à la menthe saturé de sucre et réconfortant. Nous le savourons dans un décor minéral et grandiose de roches rouges. Le ciel arbore un bleu implacable. Quelques minutes de repos et nous descendons vers le campement proche. Au milieu d’une étendue aride, ponctuée de quelques murs de pierres sèches, se dresse la grande tente berbère et le pain cuit déjà sur le foyer improvisé, dégageant une odeur alléchante.

LE-BON-HEUR !

Mais… qu’est-ce que l’on voit bouger brusquement tout autour de nous ? Horreur et calamité ! Des rats – des champs certes, mais des rats quand même – sortent de leurs terriers et trottinent tranquillement, vaquant à leurs occupations, sans se soucier de nous. Une multitude de rats !

—Ils ne vous feront aucun mal, ils rentreront chez eux dès la nuit tombée, rassurent le guide et les muletiers.

Marie-José et moi protestons qu’en aucun cas nous ne dormirons sous une tente ouverte aux quatre vents.

Résignés, nos accompagnateurs installent, pour nous deux, une tente igloo hermétique (nous ne sommes donc pas les premières à rouspéter !) Nos compagnons de randonnée se moquent ouvertement.

Le lendemain, nous croisons des caravanes de bédouins qui nous invitent à déguster un… thé à la menthe. Ils demandent des médicaments. Marie-Agnès, randonneuse expérimentée, instille du collyre dans les yeux des enfants, offre de l’aspirine, du sirop pour la toux. Moment de rencontre, exceptionnel.

Plus avant, d’autres nomades. Notre guide, Lahoucine, nous laisse aller seuls à leur rencontre. À notre retour, Lahoucine, pressé de questions nous confie que, dans cette tribu, vit la femme qu’il aime. Il n’a pas pu l’épouser par obéissance à sa famille qui avait « arrangé » un mariage avec une autre. Blessure qui ne cicatrisera jamais.

Au fur et à mesure du voyage, nous accumulons les images. Les maisons en briques crues, rouges, se fondant au paysage. Sur les cheminées, les énormes nids de cigognes. La vallée, large, ouverte, où une bande de terre cultivée, très verte, encadrant un cours d’eau et des canaux d’irrigation, contraste fortement avec les versants rouges, caillouteux, dépourvus de végétation. Le gîte sommaire d’Aït-Ayoub tenu par Lahoucine et son épouse, accueillant et chaleureux. Et les femmes travaillant sans relâche, allant puiser l’eau, portant des fagots, cuisinant dans l’inconfort total, surveillant les enfants, les chèvres, les ânes.

Immersion étonnante, enrichissante, mêlant la satisfaction de l’effort et l’approche d’hommes et de femmes aux conditions de vie difficiles et cependant si gais, hospitaliers, si attachants.

C’était au mois de septembre 1998, au siècle dernier donc !

« Refaire le monde en sept jours »

Alors le Grand Redresseur de Torts appela Dormeur et Dormeuse et dit : « Il n’est pas bon de trop dormir. Le rêve prend le pas sur la réalité. Désormais vous serez éveillés quinze heures par jour. Vos rêves s’alimenteront de ce que vous aurez vu, entendu et senti pendant les heures de veille, des joies et des peines des hommes et des femmes. Vous ne le regretterez pas. » Dormeur et Dormeuse dirent : « Certes, Grand Redresseur de Torts, tu as raison. Nous ferons comme tu dis ». Ainsi passa le premier jour.

Au réveil du deuxième jour, le Grand Redresseur de Torts appela Grincheux et Grincheuse et dit : « Vos grognements, cris, récriminations déplaisent à mes oreilles et à celles de vos semblables. Votre sort est plus enviable que celui de beaucoup d’autres. Vos malheurs sont minuscules. Vous les amplifiez avec un plaisir malsain. Apprenez à chanter, danser, jouer de la musique. Rendez gais vous-mêmes et autrui. Vous ne le regretterez pas. » Grincheux et Grincheuse dirent : « Certes, Grand Redresseur de Torts, tu as raison. Nous ferons comme tu dis ». Ainsi passa le deuxième jour.

Au réveil du troisième jour le Grand Redresseur de Torts appela Atchoum et Atchoumette et dit : « Vos éternuements contaminent vos semblables. Ne prenant pas soin de votre santé vous mettez en péril la santé d’autrui. Faites de l’exercice physique, habillez-vous selon la saison. Quand vous toussez, placez la main devant la bouche. Faites ainsi et dites de faire de même. Vous ne le regretterez pas.» Atchoum et Atchoumette dirent : « Certes, Grand Redresseur de Torts, tu as raison. Nous ferons comme tu dis ». Ainsi passa le troisième jour.

Au réveil du quatrième jour le Grand Redresseur de Torts appela Simplet et Simplette et dit : « Vos erreurs, bêtises, maladresses sont le fruit d’un manque d’attention, de réflexion, non d’un défaut d’intelligence. Concentrez-vous, soyez attentifs, exercez votre mémoire. Prenez exemple sur ceux qui cent fois sur le métier remettent leur ouvrage. Faites ainsi et dites à autrui de faire de même. Vous ne le regretterez pas.» Simplet et Simplette dirent : « Certes, Grand Redresseur de Torts, tu as raison. Nous ferons comme tu dis ». Ainsi passa le quatrième jour.

Au réveil du cinquième jour le Grand Redresseur de Torts appela Timide et Timide et dit : « Orgueilleux que vous êtes ! Vous refusez de laisser paraître vos faiblesses devant les autres. Vous vous réfugiez en vous-mêmes, satisfaits de ce que vous êtes. De l’audace, encore de l’audace ! Vos erreurs seront les étapes de vos progrès. Il n’y a pas d’innovation si l’on craint l’échec. Osez et dites à autrui d’oser. Vous ne le regretterez pas. » Timide et Timide dirent : « Certes, Grand Redresseur de Torts, tu as raison. Nous ferons comme tu dis ». Ainsi passa le cinquième jour.

Au réveil du sixième jour le Grand Redresseur de Torts appela Prof et Prof et dit : « Vous ne parlez qu’à vous-mêmes. Vous ne prêtez pas attention aux difficultés des élèves. Vous contentant de répéter ce que vous savez, vous ne progressez pas et n’aidez pas à progresser. Écoutez les questions des élèves. Vous découvrirez l’étendue de votre ignorance et la joie de vos efforts à la combler. Vous ne le regretterez pas. » Prof et Prof dirent : « Certes, Grand Redresseur de Torts, tu as raison. Nous ferons comme tu dis ». Ainsi passa le sixième jour.

Au réveil du septième jour le Grand Redresseur de Torts récapitula ses travaux de la semaine. Il avait donné place à la réalité, au plaisir, à la santé, à l’intelligence, à l’audace, à l’attention. Il fut heureux. Aussi, quand il appela Joyeux et Joyeuse, il dit : « Restez tels que vous êtes. Vous ne le regretterez pas. » Joyeux et Joyeuse éclatèrent de rire ainsi que Dormeur et Dormeuse, Grincheux et Grincheuse, Atchoum et Atchoumette, Simplet et Simplette, Timide et Timide, Prof et Prof et le Grand Redresseur De Torts lui-même. Ainsi passa le sixième jour.

Le huitième jour le Grand Redresseur De Torts recommença son travail. Les promesses n’avaient tenu qu’une semaine.

« La fileuse de chanvre »

—Ah ! dit-elle, je n’y arriverai pas, je crois que je n’y arriverai pas.

Sous ses doigts, les brins de chanvre, nerveux, refusaient de se tordre et de former ce fil régulier qui lui valait la réputation d’être la plus habile fileuse du canton.

Lasse d’avoir recommencé en vain à tordre la fibre crémeuse si fine, elle abandonna le rouet, préférant jouir de la clarté de cette journée d’automne dans le jardin créé par son grand-père. Accolé au côté ouest de la maison, il était ceint d’un muret lui arrivant à la taille. Son grand-père en avait charrié les pierres, les avait savamment agencées afin que ni le vent, ni la neige, ni la pluie ne puissent le ruiner. Le jardin n’était pas grand, comme c’était la coutume dans cette région de montagne. Les jardins n’occupaient guère plus d’espace que les maisons.

Son père avait pris soin de l’œuvre de son propre père, ne laissant pas les herbes s’installer dans les interstices des pierres, redressant celles qui étaient déplacées. Pour rendre le jardin plus fécond, il était allé chercher de la terre dans le fond du vallon, là où à l’automne s’amassent les feuilles des saules et des bouleaux que le temps transforme en terreau. Il l’avait transportée dans une hotte en osier et l’avait versée en tas dans le jardin. Le monticule devenu haut dépassait le mur. Aux voisins qui lui demandaient s’il avait bâti une montagne à côté de sa maison, il avait répondu oui, il inviterait les citadins à la gravir ! Son initiative avait été imitée, des monticules avaient émergé par-dessus les murs de presque tous les jardins, puis une affluence de pelles, râteaux et autres outils avaient mis à bas ces montagnes miniatures. En moins d’une semaine un terreau bien noir recouvrait les jardins, des brassées de feuilles étalées par-dessus ; les jardins étaient prêts au sommeil hivernal.

Emilienne, prénom dérivé de celui de son grand-père, se rappelait ces moments avec plaisir. Elle avait 8 ou 9 ans ; c’était loin maintenant qu’elle abordait ses 60 ans, elle avait l’impression que c’était hier. Souvent ces images s’imposaient, quand elle ramassait quelques légumes ou enlevait les mauvaises herbes ou retournait la terre avant de semer.

Son jardin, précieux tel un coffret, abritait ses souvenirs d’enfance. Les murs aux pierres rudes habillées de vert-de-gris et de rouille par les lichens, donnaient un cadre aux visages de ses parents. Elle les revoyait, debout, leurs mains enlacées enserrant le tronc frêle du poirier qu’ils venaient de planter. Jeune fille, elle aimait s’asseoir à son pied, le dos contre le tronc lisse ; le regard levé, elle observait le soleil jouant à cache-cache à travers les feuilles, cernant d’un halo doré la silhouette des fruits charnus dont la saveur se révélait après quelques semaines de repos sur les claies du grenier.

Avec les mêmes gestes que ceux de sa mère – son père avait trop à faire ailleurs pour se soucier de ce mouchoir de poche – dans le même rythme imposé par les saisons, elle semait, arrosait, repiquait, puis semait autre chose et arrosait encore. Selon l’ardeur du soleil, la première récolte de salade repiquée le long du mur face au sud avait lieu courant mai ; une salade savoureuse et délicate au goût. Vite devenue vigoureuse, elle supportait la saveur relevée de l’huile de choux. Mi-juin, les radis roses et blancs apparaissaient et si le ciel n’avait pas été trop capricieux, on pouvait manger une « sautée » de pommes de terre au tout début de l’été. Dès lors, Emilienne passait du temps dans le jardin, le matin à la fraîche et le soir sous le soleil moins ardent.

Elle trouvait de l’apaisement dans ces moments de connivence avec la terre, comme en cette fin de journée où elle a senti que le chanvre ne se plierait pas à sa volonté.

Dans la soirée, à la lueur de la lampe à pétrole, elle avait repris son ouvrage, le chanvre s’était laissé faire. Le tisserand était venu chercher le fil et lui avait ramené de l’ouvrage.

La bise sifflait le long du mur du jardin, dans le hameau on disait que l’hiver serait long, il venait de commencer.

« Le gros Gégé »

Il n’a pas toujours été gros le Gros Gégé. Son embonpoint s’est  installé vers la cinquantaine autour de la taille, puis peu à peu il est devenu énorme.

Il a été beau le Gros Gégé, mince, élégant dans ses costumes de ville ou dans ses uniformes militaires. Une mise débraillée ne l’empêchait pas d’être séduisant au temps de ses débuts sur nos écrans. Il avait une dégaine, loubard ou policier selon le scénario.

Il a une gueule. De jeune premier à vieux barbon, elle s’est affirmée. Les méandres tortueux de la vie lui ont alourdi les traits, le Sancerre, déformé le nez, un verre complice et salvateur si souvent dans sa grosse main.

Il a une voix troublante, émouvante, touchant l’âme. Elle a suivi d’autres méandres, protégée par la grâce. Elle demeure l’enchanteresse aux services de la belle langue, dissociée de ce corps massif, elle est légère, subtile, juste.

Il a même écrit le Gros Gégé, des lettres sublimes à celles qu’il aime, des dames jolies et célèbres, ses partenaires d’alors : Catherine Deneuve, Isabelle Adjani…

Il leur a écrit des lettres d’amour – merci.

Il a écrit à sa mère, des lettres d’amour – incompris, à son père des lettres d’amour – manqué.

Il a écrit de l’autre côté de soi, vers la reconnaissance, le partage, la richesse de l’autre, délaissant Eros pour Agapé.

Il a lu ces lettres, sa belle voix et ses mots enchevêtrés me rappellent un long frisson.

Il aime la littérature, elle l’a sauvée de la rue et sa violence, il la vénère, mère nourricière et salvatrice.

Il a été le complice de la grande Duras, un beau duo, étrange et troublant. Il a mis sa voix juste, au service de son style haché. Il lui a donné corps, un supplément d’âme et de réalité.

Il est encore au rendez-vous de films où il en fait trop, au diapason de ses kilos tel ce Balzac ventripotent et jouisseur.

Toute la caste cinéphile l’attend en DSK. Comment va-t-il habiter ce personnage ?

Il est espéré sur la scène des théâtres, le  public suspendu à sa voix. Cette voix nous relie à notre humanité, à la beauté des textes, et résonne avec notre âme et celle de tout le public touché par la grâce.

Il est parti se faire voir chez les Belges le Gros Gégé, la bière y est bonne. La vodka plus encore, alors il est allé plus à l’est, moine Raspoutine en quête de sa vérité.

Le fric, la Une des journaux, sont des écrans de fumée lancés tels des SOS par le Gros Gégé pour continuer à vivre, colmater les brèches, fuir ses blessures secrètes, qu’on devine obsédantes.

C’est sans doute pour cela que je l’aime, le Gros Gégé.