« L’été qui a fait des vagues »

Jules et Romain étaient heureux de se retrouver une fois de plus, dans l’île cet été-là et fiers de leurs débuts de jeunes collégiens. Elisa, à l’aube d’une adolescence qui épargnait encore les garçons, sentait mille feux en elle.

En toile de fond, les parents, présents mais trop pris par des problèmes intimes – crise de la quarantaine, miroir mon beau miroir… – pour prêter attention à cette petite bande de désœuvrés à soif d’aventures et d’émotions fortes. L’attention générale s’était relâchée. Le père de Jules était reparti travailler, disaient certains, rejoindre sa maîtresse, disaient d’autres. La mère d’Elisa restait prostrée dans sa chambre et ne sortait que pour acheter des cigarettes. Et les grands-parents étaient plus préoccupés par leurs rejetons que par leurs petits-enfants… On ne dira jamais assez que les vacances en famille favorisent la régression… et peut-être la boisson… ce sont les enfants qui trinquent !

Mais bon sang de bois nous étions dans une île, et ces gosses n’étaient pas aguerris aux dangers qui menacent les insulaires !

La première grosse connerie connue a été leur sortie secrète en mer, tous les trois, dans le petit voilier du père de Romain. Même si ça s’est bien terminé, on aurait pu leur parler à ces enfants, les rassurer peut-être, je ne sais pas… leur dire qu’on ne les aimait pas plus ou moins à l’aune de leurs exploits.

La deuxième connerie n’est pas connue de l’île et heureusement, les gamins ont failli détruire tous les parcs à huîtres du Port du Bec. Alors là basta ! Je suis sorti de ma réserve, je suis allé voir Jules, Romain et Elisa, je les ai traités de tous les noms mais c’est comme si j’avais pissé dans un violon ! Ce n’est pas moi qu’ils attendaient pour la sérénade.

On arrive à ce jour fatidique du 28 juillet. Le trio avait coutume de la prendre cette petite route qui relie la terre à l’île en quelques kilomètres, à marée basse. Même les automobilistes du coin savent qu’il faut aller vite, ne pas attendre le dernier moment, la panne sèche – un comble avec tant de flotte ! – vous fait vite regretter de n’avoir pas utilisé le détour par le pont de Noirmoutier. À vélo, les gamins faisaient des aller-retour sur la route – jeu stupide et dangereux – la mer commençait à tout recouvrir, pas à petites doses mais au galop comme la légitime qu’elle était ; les gamins l’ont défiée : « Allez, on tente encore un coup, on ira plus vite que la marée ! ». Ces jeunes fous ont oublié que sur l’eau dévalant à cette vitesse eh bien ! ça dérape les roues, qu’avec la peur, on perd les moyens qui restent. Ils ne voyaient plus que des flots tumultueux au puissant et destructeur courant. Ils se sont sentis perdus ; les deux garçons ne frimaient plus, les pleurs leur brouillaient la vue. Le salut est venu d’Elisa, la peur de la mort lui a réveillé la mémoire. Elle s’est souvenue des balises, a hurlé de lâcher dare-dare les vélos, de se précipiter sur la plus haute plate-forme, qui n’était pas loin de même que la patrouille de sapeurs-pompiers heureusement alertée par le père Mathieu qui avait vu le trio s’engager sur la route.

Le temps passe, les esprits se calment. Mais lors de la grande marée d’équinoxe en septembre, le village repense à ces mômes inconscients, à leurs parents davantage encore, et commente ; il n’épargne pas les grands-parents, pourtant natifs de l’île (ils l’ont quittée, cétacé pour déchoir).

Sûr que cela fournit du combustible pour tout l’hiver, le chauffage au ragot y’a pas mieux pour le fourneau !

« Amnésie »

Près de la côte de granit rose, Julie se promène dans la forêt, attentive au clapotis du ruisseau, aux multiples pépiements. Elle s’assoit tout près sur un rocher et laisse vaguer son regard dans la lumière dorée qui filtre au travers des frondaisons. Calme du lieu. Douce somnolence.
Subitement, les oiseaux se taisent. Un étrange silence envahit la forêt. Du ruisseau tout proche monte un froid violent. Julie frissonne, se lève rapidement, quitte le lieu, anxieuse.
Tandis qu’elle avance sur le chemin de terre qui la reconduit chez ses amis, une force l’oblige à se retourner : furtive, une silhouette qu’elle croit reconnaître – lui ?– glisse à la lisière de la forêt. Julie accélère le pas. Paniquée, plusieurs fois elle se retourne. Personne. Aucune ombre. Elle court. Bientôt, elle arrivera chez ses amis. Tout à coup devant elle, sur un bloc de rochers sculpté par l’érosion, apparaît une énorme tête de chien, dont les yeux luisent d’une inquiétante lumière. Saisie d’angoisse, elle court, ses jambes tremblent, elle trébuche, elle tombe. Un cri. Elle perd connaissance.
Le lendemain, elle se réveille dans un lit qu’elle ne reconnaît pas. Son amie Claire, assise à son chevet, l’entoure de ses bras.

— Claire, où suis-je, que s’est-il passé hier soir ? Aide-moi… Je ne me souviens pas…
— Nous avons entendu un cri. Avec Tom, nous sommes sortis très vite et nous t’avons trouvée étendue par terre sur notre chemin. Comment te sens-tu ? tu es chez nous.
Julie tente de se souvenir Elle caresse ses cheveux de manière compulsive. Elle soupire, répétant plusieurs fois : « 
— Je ne me souviens de rien… Je ne me souviens de rien
Claire regarde Julie avec perplexité, Julie semble saisie d’une telle frayeur !. Tom propose alors une promenade jusqu’au village. Julie marche comme une automate, triturant de la main gauche son collier d’ambre.
— Tu te souviens pourquoi tu es tombée ? demande Claire.
— … Dans la forêt, tout s’est suspendu… il y a eu une drôle d’ombre humaine…puis j’ai aperçu une lueur étrange dans les yeux d’un chien sur un rocher… puis j’ai entendu un cri… puis… plus rien… marmonne Julie. Plus rien.
— C’était ton cri. Nous l’avons entendu… Tu gisais à terre, sans connaissance.
— L’esprit de la forêt t’aurait-il envoûté ? tente de plaisanter Tom.
— J’ai peur… bredouille Julie.
Claire observe son amie à la dérobée. Cette dernière a le visage fermé, le regard triste et inquiet, hagard, comme elle l’avait eu plusieurs années auparavant.

Dans son esprit meurtri, Julie ressasse à l’infini trois scènes.
D’abord éblouie par le soleil, elle entre dans la pénombre de l’église, vêtue d’une robe de dentelle blanche. Elle avance jusqu’à l’autel au bras de son père. Là, elle attend, elle se retourne, elle attend longtemps.
Puis son fiancé apparaît, parcourt l’allée jusqu’à elle, la regarde de ses yeux à la lueur étrange et lui glisse à l’oreille :
— Ne m’attends pas, ne m’attends plus. Oublie-moi.
Dernière image : son fiancé vu de dos, sur le parvis de l’église, baigné de soleil.
Et la rumeur de l’assemblée.

Claire lui pose la main sur l’épaule. Julie sursaute, comme si elle revenait de loin. Elle dit à son amie inquiète:
— Comment s’appelait mon fiancé ? Dis, quel était son visage ? Je ne m’en souviens pas… Je ne m’en souviens plus…
C’est du passé, Julie. Oublie.

Ils arrivent tous trois sur la place du village. Tom achète le quotidien au tabac-presse. A la Une :
« Règlement de compte à Marseille. Hier après-midi, un dealer ainsi qu’un passant ont été tués par un tir de Kalachnikov provenant de deux hommes à moto ».
Julie blêmit à la vue des photos. Le passant… c’est Lui. Pierre Martin.

Silence soudain des oiseaux dans la forêt.

« Témoignage »

Je viens de la ville de Myrelingues. Je me nomme Gersande de Nevors.

Le désastre de novembre 1305 m’a blessé l’épaule pour longtemps. J’étais en prière lorsque le mur a croulé, ses pierres, ses lierres, ses vipères, sa misère et tout son temps de gloire ont plongé en poussières aux pieds du Pape Clément V.

Les cloches sonnaient dans le vent du cortège, le fracas lourd a entrechoqué leur son, tout est devenu bruit de colline en cavale. Ma robe à pans de velours vermillon sillonnée de filaments de sang abritait les larmes des enfants égarés. Mes bras ne suffisaient pas à les encercler tous. Une pierre a brisé mon épaule évitant la tête brune d’un poupin qui pleurait la bouche grande ouverte. J’ai regardé ma main pantelante qui l’instant d’avant relevait les boucles de l’enfant brun. Assise de douleur, j’ai vu les morts piétinés, la tiare du Pape sur le sol du Gourguillon. Je n’entendais plus rien comme si la vision des morts m’ôtait les sons de l’horr‎eur. J’ai balbutié une prière dans l’éther des douleurs, nul écho ne franchissait mes lèvres. C’est alors que j’ai vu ma ville de naissance dans les yeux de l’enfant brun, j’ai vu son âge vieillir et sourire, j’ai entendu son chagrin sans son à l’intérieur de mes pupilles. J’étais sourde. L’enfant a cessé de pleurer, ses yeux sombres s’étonnaient de tant de visages en cris. Ses mains potelées serraient un cœur en bois de buis.

Avant de perdre conscience, j’ai guidé ma chute sur mon côté le plus doux. J’ai rêvé sans douleurs. Au milieu du fracas des hommes et des femmes perdus, j’ai soulevé les paupières. Les enfants éloignés dans des chemins méconnaissables se donnaient la main et formaient une frontière de vie.

J’ai cherché les boucles brunes, rien alentour, rien dans le lointain. En me hissant sur les éboulis le cœur en buis a glissé. Il logeait dans le pli de ma robe.

« Oui, mon capitaine! »

François avance lentement à travers le maquis, au milieu de sa section déployée en fer à cheval, soucieux de ne pas laisser voir la peur qui lui serre le ventre. Pourtant ce n’est pas la première fois que le capitaine lui confie la protection avancée de la compagnie, mais aujourd’hui, il se sent nerveux. La progression est difficile entre les buissons d’épineux, la pente est raide. La chaleur est déjà forte, même s’il n’est pas encore onze heures. François essuie la sueur qui lui coule le long du nez ; dans une heure il fera tellement chaud qu’elle s’évaporera aussitôt formée.

Soudain, sur la droite, une pierre roule et rebondit sur le sol desséché, François fait un signe de la main. Toute la section s’immobilise. Une courte rafale de PM, une dizaine de fellaghas sortent du couvert où ils étaient planqués, s’enfuient en courant sous les tirs croisés. L’un d’eux tombe, les autres disparaissent dans le maquis. Plus bas sur la piste, la compagnie s’est immobilisée avant de s’égailler sur les bas-côtés.

Le silence retombe, François s’approche de l’homme couché face contre terre. Trois balles dans le buffet, un beau carton ! s’exclame Gros Pierrot, satisfait. Ce soir, au bivouac, il ajoutera une encoche sur son PM, comme dans les westerns. François rend compte au capitaine. La protection avancée, dix fois ça ne sert à rien, mais la onzième ça évite des morts.

Dès son arrivée à la troisième compagnie, il y a six mois, son galon de sergent fraîchement cousu sur les manches, François est tombé sous le charme du capitaine. « T’arrives à point mon petit gars, tu vas prendre la section du sergent-chef Martin. Ne fais pas comme lui, ne va pas te balader seul le soir derrière les dunes, c’est comme ça que les fellouz l’ont eu, on l’a retrouvé la gorge tranchée et les couilles dans la bouche. Il avait pourtant fait l’Indochine ». Le capitaine se montre toujours clair et direct, décontracté, mais exigeant, et soucieux de la vie de ses hommes. Il correspond à l’image que François avait de l’armée, pas comme les gradés de l’école interarmes.

Quand tant d’autres s’accrochent aux études, pour avoir un sursis et ne pas partir en Algérie, lui a devancé l’appel. Avec son bac et un engagement pour trois ans, il pouvait intégrer directement un peloton de sous-officiers. Il est sorti troisième sur vingt-cinq et il est parti tout de suite en Algérie.

Les jours passent, alternant les opérations de nettoyage et les retours au cantonnement. Il aime bien les gars de sa section, surtout Gros Pierrot dit « Pine d’ours », un vrai boute-en-train, toujours des histoires incroyables à raconter. Il est le seul engagé, tous les autres sont des appelés qui comptent les jours restant à faire. Quand François lui a demandé pourquoi il s’était engagé, il a répondu « Tu sais ce que je faisais dans le civil ? Je poussais les chariots dans la mine pour moins cher qu’ici ! ». François a alors proposé au capitaine de le nommer caporal.

Tout serait bien s’il n’y avait pas Martial, l’universitaire, le prof de maths, le râleur au mauvais esprit. Il dit qu’on a rien à foutre ici, que l’Algérie Française c’est de la connerie, qu’il comprend les fellouz et qu’on finira par se tirer de cette terre qui ne nous appartient pas, et que le plus tôt sera le mieux. François ne sait pas comment lui répondre, c’est toujours Martial qui a le dernier mot. Un jour, Gros Pierrot est venu à son aide, « Toi le marxiste, tu nous fais chier avec tes boniments, alors tu la fermes ou tu vas avoir mon poing dans la gueule ! ». Martial est parti dans son coin en disant « Bravo la démocratie ». « Ici c’est l’armée, on est là pour défendre la France, pas pour la saboter ». François, heureux de sa réplique, a été applaudi par les autres gars.

Rentré trois semaines en perm’ après un an d’Algérie, il a eu du mal à se réadapter à la vie en France. L’ambiance fraternelle de la compagnie, le soleil, la beauté des paysages lui manquaient. Pour dire vrai, il s’est ennuyé. Son amie Jeannine, lui a dit en riant qu’il était amoureux de son capitaine tellement il en parlait et vivement que cette guerre finisse pour qu’il rentre définitivement. Il n’a pas dit pas à Jeannine qu’il avait l’intention de signer à nouveau pour cinq ans. Il n’a pas dit non plus que son capitaine le ferait bientôt passer sergent-chef.

François à peine rentré de permission, la compagnie part en opération. Martial est devenu encore plus agressif, maintenu sous les drapeaux après la durée légale. Il ne cesse de dire que c’est contraire à toutes les lois. Les accrochages se multiplient, la compagnie a déjà eu trois blessés, dont un grave – Jean a reçu une balle dans la colonne vertébrale, il sera à vie dans un fauteuil roulant – . La section s’est renouvelée, François s’est affirmé, il se sent bien dans sa peau.

Nouvel accrochage, ça canarde de tous les côtés. La compagnie fait un prisonnier, un homme blessé à la jambe. Le soir, au bivouac, après avoir interrogé le prisonnier, le capitaine appelle François. « On est encore en opération pour plusieurs jours, je ne peux pas avoir un prisonnier dans les pattes. Après la soupe, tu l’emmènes en corvée de bois avec Felstein et Boutard ». Felstein, c’est Martial, et Boutard c’est Gros Pierrot. Pour la première fois, François ose répondre à son capitaine :

« Ce ne serait pas mieux de ramener le prisonnier au cantonnement ?

— Sergent Bonneval, c’est un ordre, pas une proposition ». François claque des — Oui, mon capitaine. »

François claque des talons. Il appelle Martial et Gros Pierrot. « On emmène le fellouz en corvée de bois ». Martial proteste, « Ordre du capitaine » aboie François. Ils partent tous les trois avec le prisonnier que sa blessure fait boiter. À trois cent mètres du bivouac, François s’arrête, ça sera bien ici. Le prisonnier blême, se jette à genoux et supplie la tête levée vers le ciel qui s’assombrit. Comme souvent, la nuit est magnifique avec un vent léger levé après la tombée du jour, la température est douce. François s’écarte du prisonnier et se tourne vers Martial « Martial, à toi l’honneur ». « Je refuse, je ne suis pas un assassin, c’est contraire aux lois de la guerre de tuer un prisonnier, tu peux m’envoyer en cour martiale, je m’en fous, c’est plutôt toi et ton foutu capitaine qui seront condamnés » et d’un geste sec il enlève le chargeur de son PM. « On n’est pas en guerre, c’est un terroriste » dit Gros Pierrot. Sans un mot, François abat le prisonnier d’une balle dans la tête. Cette nuit-là, il ne peut dormir. Il revoie le regard du prisonnier, il entend Martial le traiter d’assassin, son geste lui fait horreur.

Le sergent chef François Bonneval a quitté l’armée à la fin de son temps. Il n’a jamais pu parler à Jeannine et à leurs enfants de la corvée de bois.

« Il a 8 ans et il attend »

Il a 8 ans et il attend.
Il a 9 ans. Il attend.

Il a 13 ans, déjà des yeux usés à regarder la mer
avec des souvenirs de sel
collés le long des cils

Il a 28 ans, sa cabane est construite face à ce point qu’il fixe
sans arrêt.
Quand il ne peut plus, il compte les grains de sable en oubliant sa vie.

Il a 79 ans et un ami.
Ils se sont mis d’accord. Chaque matin, juste avant le lever du soleil, juste avant le levé des paupières, son ami passera sans bruit comme il en a l’habitude. C’est un grilleur de rêves. Tout est prévu. Les cendres se mêleront au sable.
Il tiendra bon.

Il a 103 ans et il a tenu bon.
Il attend toujours face à cette mer qui n’en finit plus de retenir les autres. On raconte que certains sont revenus après 100 ans. C’est par là qu’il va l’apercevoir.

Il a 148 ans. Il a compté cinq fois les grains de sable.

Il a 209 ans, désormais, il est polarisateur de boussoles.
Il sait qu’ainsi, lorsque les hommes existeront et navigueront, personne n’oubliera.
Personne n’oubliera que c’est de là, que son père lui reviendra.

« L’arbre vieille femme »

Depuis cent ans qu’il se dressait devant
Ils avaient fini par s’ ressembler
Il s’était fabriqué des rameaux fins
Comme des doigts de prestidigitateur
Car elle était magicienne, la vieille
Un peu sorcière aussi
Disait-on au village
Il s’était fabriqué
Une écorce toute ridée
Juste pour la consoler
D’être devenue vieille
Et depuis quelques années
On le trouvait voûté
Ses branches se penchaient
Au-dessus de la petite cour
Et au printemps
Il essayait encore
De se gonfler de fleurs
Parce que, vous comprenez, la vieille
Elle pouvait plus jardiner
Mais elle aimait les fleurs
Alors il faisait beaucoup d’efforts
Seulement avec le temps
Elle s’était fait un cœur
Tout sec, la vieille
Un cœur tellement triste
Et l’arbre s’en sentait
Tout vermoulu
Pourtant il aurait bien voulu
Lui rappeler leur belle jeunesse
Quand elle écrivait ses p’tits billets d’amour
Sous son feuillage, et à ses pieds
Mais bon, jamais pour lui
Alors toute sa vie
Depuis cent ans maintenant
Ce qui est beaucoup de temps
Il n’avait jamais cessé d’la regarder
Et puis quand elle est partie
L’arbre s’est tell’ment rabougri
Qu’on l’a appelé l’arbre vieille femme.

« Éric »

Voilà longtemps
Que je n’ai plus de tes nouvelles
Z’ont nettoyé tout St Nizier
Qu’est même plus noire
Y’a bien des choses qui ont changé
Depuis c’vendredi soir
J’retrouve plus l’goût
Des glaces de chez Nardonne
On sait vraiment jamais
Ce que la vie nous donne
J’aimerais écrire un livre sur toi
Et t’le dédicacer
Qu’les gens s’demandent qui c’est c’type là ?
Qu’ils aient envie d’t’aimer
On était fait pour être amis
Si t’aimais les garçons
J’les préférais aussi
J’voudrais tellement te retrouver
Même juste une matinée
Pour rejouer les mômes crades
Et mater les garçons
À la terrasse des cafés
Lorsque tu m’apprenais
Qu’il y a des gens en face
Et qu’les adultes c’étaient
Seulement des carapaces
Marcher toute une après-midi
Marcher même juste un soir
Ça fait déjà 8 ans de soirs volés
Tu sais depuis qu’tu t’es flingué
Foutu virus qui vole tout c’temps de toi
Et puis ce s’ra un jour 10 ans
Un jour 20 ans un jour 30 ans de toi
Comment accepter ça ?
T’es mon meilleur ami
Personne n’a pu te remplacer
Ce titre, je n’arrive pas à l’redonner
J’ai l’impression de te l’voler
Maint’nant encore nos mondes se veillent
Je n’me souviens pas d’toi
J’te garde
Et quand j’me sens si proche de moi
Que j’me f’rais presqu’ des confidences
J’me dis qu’les gens meurent beaucoup trop
Surtout d’janvier jusqu’à décembre
Moi qui suis seule au monde et seule au ciel
J’me dis qu’si y’a quelqu’chose là-haut
T’y es sûrement, t’étais trop beau
Mais t’étais où l’année dernière ?
Et tes vacances, ton dernier livre ?
Et notr’ prochaine
Soirée Apollinaire
Saumon vodka
Et puis Malher?
Demain c’est sûr
J’te traîne au cinéma !
J’t’ai encore vu vers St Nizier
C’était tout toi
De dos…
De loin…

« Lettre de Marlène à Romy »

Paris, avenue Montaigne, le 30 Mai 1982

Ma chère Romy,

Si, si, Romy, je vous ai aimée. Qui aurait pu passer à côté de tant de grâce ? Depuis votre arrivée dans l’empire naïf de votre jeunesse virginale je me précipitais, en proie à une addiction étrange, aux premières séances de vos films.

J’avais 54 ans et une gloire en suspens, fruit d’un passé que je commençais déjà à supposer comme le meilleur de ma gloire. Comment ne pas établir le parallèle avec la belle actrice allemande qui débarquait un jour de 1930 sur les écrans français ? Comment ne pas voir l’écart entre la sensualité de cet Ange Bleu provocateur, érotique ou cette Impératrice Rouge arrogante et la jeune épouse impératrice, si innocente, que les choses de la vie ne semblaient pas avoir effleurée ?

Si, si, à 54 ans j’imaginais encore la possibilité d’un deuxième souffle, que je trouvais loin des rôles habituels de prostituée dans lesquels l’establishment cinématographique m’avait cantonnée au début de ma carrière. Entre deux tournées mondiales où j’abreuvais un narcissisme exacerbé aux encouragements du public, je restais attentive aux informations à votre propos, Romy.

Je dois vous le dire, Romy, je vous ai haïe, j’étais d’une jalousie excessive à votre égard, je lisais tous les journaux qui relataient votre talent ou les détails votre vie privée, qui comptaient vos conquêtes, à commencer par le plus emblématique, cet Alain D. qui m’avait autrefois dédaignée comme on regarde une photo jaunie sur la cheminée.

Je passais parfois des nuits à examiner des documents, espérant entrapercevoir un signe annonciateur de votre chute prochaine, je revoyais dix fois La Piscine, Les Choses de la Vie ou le symbolique L’Important c’est d’Aimer, à la fois émerveillée par l’actrice et torturée par la conviction que vous représentiez l’épée de mon destin.

J’avais même tenté une approche indirecte de Claude S. pour obtenir un rôle et même lui suggérer un scénario construit sur mesure pour moi. Inéluctablement, votre carrière s’épanouissait à mesure que la mienne rétrécissait dans les limites du souvenir.

Il y avait eu l’Enfer de H.G.Clouzot en 1964 qui aurait pu torpiller votre carrière faisant redouter aux réalisateurs une malédiction qui vous empêcherait à jamais de sortir des nasses de Sissi. Vous avez rebondi.

Aujourd’hui, j’ai gagné en sagesse, je me suis abritée de la cruauté de la vie publique en me retranchant dans le cœur de Paris.

Ce matin, je ne sais si je dois regretter de n’avoir jamais tenté de vous rencontrer ou si cette distance me fut salvatrice, me permettant de fixer une obsession sur votre image, me permettant de leurrer mon mal de vivre dans une vie par procuration. Parfois j’ai l’impression d’avoir vécu votre vie comme une Soif du Mal qu’Orson Welles clairvoyant m’avait offerte dans un dernier rôle splendide et lugubre.

Que serait-il arrivé si je n’avais pas accédé à la demande de la jeune starlette que vous étiez de vous mettre en contact avec Jacques D. qui vous proposa alors ce rôle dans La Piscine et cette rencontre avec Alain Delon ? Votre talent aurait-il éclaté d’une telle évidence auprès du public français ? J’ai gardé la conviction intime d’avoir été votre Pygmalion et en même temps, l’artisan de ma déchéance du statut de star mondiale.

Adieu Romy, adieu Sissi, adieu. Ce matin, entendant la nouvelle avec ces commentaires sur votre goût pour le malheur et la dépression auxquels même l’immense succès ne vous a permis d’échapper, je me rends compte que vous êtes la seule personne que j’ai aimée, de cet amour tragique qui parfois empêche de vivre mais qui m’a mise à l’écart des excès et des illusions auxquels beaucoup de grands artistes ne peuvent échapper.

Je sais, dans 30 ans on dira que tout cela n’était que fariboles de journalistes à sensation et que le destin vous a prise en traître pour éviter ce que j’ai dû vivre après la célébrité mais, maintenant, je prends conscience que cette vie simple et retirée constitue peut-être le meilleur de mon existence et celle-là n’appartient qu’à moi.

Votre Lili

« À la lisière des mondes »

Elle avait rassemblé des algues sèches, quelques branches mortes et quelques planches apportées par l’océan. Et le petit feu qu’elle avait allumé, pétillait… Lueur fragile à la lisière des mondes. Elle était sur la grève, adossée à la longue langue de sable, la lisère des face à l’infini de l’océan. Au-dessus, le ciel étalait sa gamme de roses et de violets, hésitait entre deux tons, passait de l’un à l’autre. Quand le soleil avait disparu derrière l’horizon, il virait au bleu sombre sans plus d’hésitation. Comme s’il avait dit son dernier mot. Comme si le rideau était tombé. Comme si j’avais encré le point final, comme si l’encre avait séché, sauf que cette fois, je n’étais ni la plume. Ni la voix. Ni la main du script. Rien qu’un vulgaire lecteur, avide certes, mais impuissant, dépendant de la dictée d’un autre, d’un anonyme, un tyran dépourvu de sentiments sans doute, j’aurais pu me pendre à la corde, crier « ça tourne », jamais je n’aurais pu effacer ce foutu point final ou relever le lourd rideau de velours qui ce jour-là, s’est échoué sur le plancher, et jamais je ne pourrais éteindre ce petit feu de bois, repousser les vagues, rallumer le soleil, ou nuancer son éclairage, désépaissir la nuit ou l’ombrer davantage cette fois, je ne suis ni producteur, ni projectionniste, juste un vieux rétroprojecteur peut-être, tapissé de poussière et de nostalgie….

Ce jour-là, Alice n’était pas mon actrice, ma star, mon égérie, sans doute, mais pas mon actrice. Elle était juste là, adossée à la longue langue de sable face à l’infini de l’océan, fondue dans le bleu, mon azur, mon amour, mon élue, ma dissolue….

Je me souviens de chaque couleur, de leur ordre, de leur rang, de leur latitude, du subtil camaïeu leur dictant la cadence, la mouvance des vents, je me souviens de leur valse sourde, des tempéras tempérés, des dégradés estompés, de chaque pigment détrempé du ciel, des divers lavis nuageux et du bleu délavé de mon jean, du trou dans la semelle de ma chaussure gourmandée par l’asphalte, de tout, je vous dis, des quelques grains de sable aussi s’étant frayés un chemin, je n’ai rien oublié, y’en avait trois d’ailleurs, trois affreux grains de sable dans la gauche, trois maudits grains de sable qui m’agaçaient furieusement, trois grains de sable comme les trois algues, les trois branches et les trois planches qu’Alice avait sélectionnées pour sa dinette ésotérique du dimanche, cette étrange cérémonie dont elle seule connaissait les arcanes et à laquelle elle se livrait, pensive, secrète, et pleine d’idées, tous les dimanches matin, quand elle passait les week-end chez moi…ah mon Alice, toujours tout par trois, minutieuse, méthodologique, un peu psychorigide, aussi, peut-être, et pourtant si simple si pure mon Alice…

J’entends encore le bruissement des vagues indolentes, le roulement sourd des galets sous le drapée de leurs jupons éventés, et la sensation de ce même roulement au creux de ma paume, fricotant avec quelques osselets au fond de ma poche, et je la revois, elle, je vois son regard, ses joues pleines et rosies, je sens son souffle irrégulier, je me rappelle la tiédeur de celui-ci, et la voute gracile de ses pieds nus et fripés, j’entends la mélodie qui me trottait dans la tête, un refrain maladroit, inexact, approximatif qui bourdonnait dans ma tête. Je me souviens de tout. De tout, mon Alice, du rythme de mon pouls, du battement dans mes tempes, du frétillement frénétique d’une paupière fébrile, du son de ta voix qui fredonnait je ne sais quoi, de la rondeur de ta pupille inquiète à mesure que je m’approchais de toi, de ton butin mystique, de la fraîcheur de ton cou serpenté par quelques mèches indociles, s’évadant d’un chignon trop rigoureux, je me souviens de tout, du galbe innocent de ton mollet ensablé, de la courbe de tes orteils frileux, du moindre détail Alice, du moindre détail et pourtant je n’ai rien vu, rien pressenti, rien pu anticiper. C’est comme si j’avais passé le film en boucle sans jamais en cerner l’intrigue, comme si j’avais appuyé sur Rewind avec le zèle et l’ardeur d’un autiste chevronné, de manière presque compulsive, un peu psychorigide, aussi, peut-être, à l’instar de mon Alice …

A, ma lettre, La, ma clé de sol, mon accord, mon sol, mon toit, la si ré mon arpège, ma sonate, mon Alice, ma sérénade, ma mélodie, mon dorémi, mon endormie à moi, mon remède et mon endémie, mon épidémie et mon antidote deux en un, mon lendemain péri, ma mie, mon amour, mon Alice, mon lys royal, mon graal, mon petit calisson sauvage, mon calice, mon gralys, mon Alysée, mon arôme, mon amour, mon Elysée, mon élue, ma lumière, ma lueur fragile,
Ma lueur fragile,
ma lueur fragile,
ma lueur si fragile,
ma si fragile lueur,
Ce jour-là, mon feu, tu tenais déjà entre tes doigts intrépides, celle qui te déroba à moi, qui t’arracha à mes bras, elle se jouait de toi, la fourbe, s’entortillant entre tes délicieuses petites phalanges, la sournoise ronronnait, se frottant le long de ta peau blanche, mon immaculée, ondulant entre tes cheveux, tissée, tressée par tes soins, comme une couronne mortuaire, l’abominable algue, signature précoce de l’impétueuse…
…Feue, ma tendre petite fille, je n’ai oublié aucun détail, et pourtant je n’ai rien vu, comme si on avait codé le film, comme s’il avait neigé à l’écran, comme s’ils avaient omis les sous-titres, je suis sourd, je suis aveugle, mon Alice, mes sens, mon essence, comment n’ai-je pu voir celle qui déjà t’encerclait, t’étreignait, t’étrangla, te tua…
Ta pudeur, mon imprudence, son impatience, son impérialisme …
Ton insouciance, mon ignorance, sa dissidence, sa diligence…
Mon Alice tu me manques tant…
Ce jour-là, à la lisière des mondes, alors que les lices t’ensevelissaient, mon Alichimère, je t’ai perdue, et mon récit et ton échine sur le récif se sont rompus. Et tu disparus. Et ma vie cessa. Et à tout jamais, mon Alice, sans toi, j’errerai et dans mes rêves te retrouverai sur la grève, adossée contre la longue langue de sable, face à l’infini de l’océan…

« Une lettre d’amour »

Chère Inconnue,

Longtemps, je t’ai observée du coin de l’œil, derrière mes lunettes fumées et dans l’instant même où j’ai posé mon regard sur toi, je t’ai aimée.

Je feignais des absences, un détachement trop appuyé pour ne pas te paraître suspect. Je me plongeais dans un livre dont les lignes se brouillaient tant mon attention, ma pensée, étaient tendues vers toi. Pour faire bonne mesure, je laissais dériver mon regard dans le paysage qui défilait, ses collines qui étiraient leurs courbes avec leurs champs de blé moissonnés, les balles de foin allumées par le soleil, les bois, les bouquets d’arbres, les haies dévalant les pentes ou bornant des prés où paissaient des troupeaux immobiles, le paysage avec ses villages de pierres grises sommeillant déjà dans ses plis secrets.

Pendant que le train nous emportait, je m’efforçais de capter la moindre de tes mimiques, tes gestes que je devinais posés, comme réfléchis. Je gravais dans ma mémoire les traits de ton visage, j’imprimais dans mon corps le mouvement de ta respiration, je vibrais aux émotions qui te traversaient et affleuraient puis disparaissaient comme fondues dans l’attention que tu portais à ce petit diable de feu follet blond dont je percevais les sautes d’humeur, ton fils.

Mais rien ne semblait pouvoir troubler ton calme intérieur. De ma banquette, je ne pouvais qu’admirer ton beau visage, ton port de tête, tes cheveux auburn encadrant ton grand front, serrés par tes lunettes de soleil juchées en diadème sur ta tête. Ton visage m’évoquait celui de ces Madones peintes par les primitifs italiens, la douceur qui s’en dégageait, leur caractère terrien.

Parfois, je m’abandonnais et je voyais bien que ton regard avait cette mobilité féline qui me ravissait. Voyageur voyeur j’étais, et bientôt j’eus l’impression délicieuse que ton regard sombre cherchait le mien, le temps d’un éclair. Ce moment, je le prolongeais, je le savourais, attendant le prochain, furtif, fulgurant, qui allait me surprendre.

Puis je te voyais mordre à belles dents un sandwich et revenir à ce qui occupait le cercle étroit de ton attention, ton enfant, partageant ce soin avec celui que je devinais être ton mari. Un gars solide, au visage buriné, à l’allure juvénile, avec ses cheveux courts curieusement coiffés d’une houppette comme les portent les adolescents d’aujourd’hui. Vous sembliez solidement amarrés l’un à l’autre.

Cet homme, tu l’avais choisi comme savent le faire, avec un instinct juste, certaines femmes. Cet homme, sa stature, son caractère droit, équilibré avaient dû te rassurer. Non, je n’étais pas jaloux de cet homme, justement parce que tu en avais fait ton compagnon de vie et que bientôt notre conversation muette allait s’interrompre, rester en suspens dans l’infini du temps.

Un seul petit regret, chère inconnue : ne pas avoir entendu le son de ta voix. Les bruits épars des conversations, les trémulations du train m’en ont privé. Le son de ta voix, qu’il me reste aujourd’hui le loisir d’imaginer, de former dans ma tête comme une musique, avant d’en écrire la partition. Quelques minutes me séparaient de mon arrivée dans la petite gare perdue de C.

Tu poursuivrais ton voyage, ton destin, avec dans ton regard, je me plais à le croire, la vision fugitive de ce voyageur au panama disparaissant au détour du quai et avec lequel tu avais vécu quelques moments rares d’intense complicité.

Merci chère inconnue de m’avoir livré cette part précieuse de ton intimité, l’efflorescence dans tes yeux d’une belle âme et toutes les belles choses que je pouvais y capter.