« Silence… »

Jacqueline MOULIN

Thibault Cordoux marche, traînant ses baskets sur le macadam. Une brise marine fouette ses joues rougies d’acné. Il remonte la capuche de son blouson. Dans son dos son sac est lourd, trop lourd pour un corps d’adolescent malingre. Une boucle de cheveux blonds s’échappe, en spirale sur son œil droit. Il se sent mieux, protégé derrière cette mèche rebelle héritée de son père. Thibault se hâte pour atteindre la plage.

L’océan avance à pas de géant, éclabousse les rochers, s’en va, respire, revient en rouleaux mousseux, qui se désagrègent pour se reformer aussitôt. Dans un mouvement de balancier, le cycle reprend, inépuisable.

Assis sur un rocher aux facettes lissées par les vagues et les larmes, Thibault regarde ce spectacle sans le voir. Son regard bleu profond se noie dans les vagues qui éclaboussent son visage. Il se lève, fait quelques pas.

Pourquoi j’suis venu ici ?… elle doit m’attendre… pas sûr… quelle heure est-il ? elle a remarqué mon absence ? pas sûr…une mouette sur le rocher mauve… une autre… encore une… ah ! non ! silence… c’est beau le silence, c’est doux…pas envie de rentrer… partir… elle va encore gueuler… une lumière là bas… un bateau… faut que je rentre… pas envie…

Thibault regarde sa montre. La lune dessine des ombres pâles sur les rochers ocres, il saute de l’un à l’autre en direction du port tout proche.

– Qu’est-ce que tu fous là ? Ta mère t’attend depuis une heure. Thibault n’a pas vu arriver son oncle Roger Vidal.

Une casquette de marin vissée sur des cheveux gris en bataille, surplombe un visage buriné dans lequel brillent deux yeux noirs chargés de colère. D’une barbe touffue, des dents, jaunies par une éternelle cigarette apparaissent. Lorsqu’il est ivre, il peut être très violent et mieux vaut ne pas se trouver sur son chemin. Sa stature et sa voix tonitruante ont toujours impressionné Thibault.

– Je… je suis venu respirer l’air du large.

– Tu parles… à d’autres ! Et tes devoirs tu les fais quand ? C’est bien de rêvasser, mais ce n’est pas avec ça que tu auras ton Bac ! tonne Roger.

– Le Bac, je m’en fiche, bredouille Thibault

– C’est ce qu’on va voir ! Ou tu travailles au lycée ou tu vas t’embaucher à la conserverie. Allez ! Ouste !

– Me touche pas ! crie Thibault, en reculant devant le poing levé de son oncle. Tu n’as pas d’ordre à me donner, tu n’es pas mon père…

– Oh ! celui-là, parlons-en ! lance Roger en titubant

– Arrête Roger, tu ne comprends rien… Tu ferais mieux de rentrer cuver.

– Espèce de… »

Thibault court en direction du port, se retourne, ne voit plus Roger. Rassuré, il ralentit et reprend son souffle. Les lumières blafardes des lampadaires éclairent les bateaux. Une odeur nauséabonde envahit le port de pêche.

Ça pue ce soir … faut que je trouve une solution… faut que je trouve Pierrick…

Thibault erre à la recherche de Pierrick Le Guen, un marin pêcheur ami de son père. Ne le voyant pas, il entre dans la vieille ville. La rue pavée est sombre. En passant devant la Crêperie du Centre, il fouille ses poches.

J’ai faim… même pas une tune pour m’acheter une crêpe… la dèche… Soudain, il sent une présence derrière lui, se met à courir.

– Thibault, attends !

Gaëlle Manet rattrape Thibault. C’est une adolescente aux cheveux châtain clair coupés courts, vêtue d’un jean et d’un grand pull noir. Un nez en trompette et deux joues rebondies lui donnent un air malicieux. Un peu plus grande que lui, d’un geste maternel, elle entoure les épaules du jeune homme.

– Thibault qu’est-ce que tu fais ? Tu zones ? Je peux t’aider ?

– T’es sympa Gaëlle, mais personne ne peut rien pour moi.

– Dis pas ça, tu vas t’en sortir.

Les jeunes gens se connaissent depuis la maternelle. Ils marchent silencieusement dans cette rue parcourue si souvent en riant. Ils arrivent devant le Café du Port. Quelques marins éméchés en sortent, chantant à tue-tête, Thibault croit reconnaître Roger et se cache derrière une poubelle.

– Thibault, rentre maintenant, ta mère doit s’inquiéter. Demain on a contrôle d’histoire.

– Ouais, je sais… toute façon je suis nul.

– Tu vas pas recommencer. Tu rentres, tu révises, tu dors et demain, je veux te voir en forme.

– T’es comme les autres Gaëlle, tu me donnes des ordres, tu décides pour moi…

– Non Thibault, moi… je t’aime, murmure la jeune fille en rougissant. Thibault la regarde s’éloigner dans la brume.

Tu me manqueras Gaëlle.

Les volets bleus de la petite maison familiale ne sont pas fermés. Il aperçoit sa mère à l’intérieur. Il entre dans le jardinet où les herbes folles envahissent l’espace. À son approche, Bali son berger-belge, vient se frotter dans ses jambes

– Bali, toi au moins tu poses pas de questions…

Thibault promène ses doigts dans les grands poils noirs de Bali qui le gratifie d’un généreux coup de langue. Ensemble ils pénètrent dans la cuisine où une odeur de soupe embaume.

Marie Cordoux, petite femme rondouillarde, les cheveux bruns tirés en chignon, se tient devant le fourneau. Elle porte son immuable tablier à carreaux bleu et blanc sur une robe marine à manches trois quarts.

– Salut m’man !

– Thibault, t’étais où ?

Il ne répond pas, grimpe quatre à quatre les escaliers de bois ciré, suivi de Bali et claque la porte au nez de sa mère.

-Thibault, ça peut plus durer. Faut qu’on parle.

Assis sur son lit, la tête dans les mains face à la frise ornée de bateaux du papier peint de sa chambre, Thibault ne répond pas.

Marie entre avec fracas et se plante devant son fils.

– Thibault, réponds moi !

– …

Ca suffit maintenant ! puisque tu ne veux pas travailler, tu vas aller en pension.

– Non m’man. Je vais m’y mettre, je te promets.

– Ah ! T’es bien comme lui, promettre, promettre c’est tout ce que tu sais faire, mais le résultat, on l’attend !gémit Marie

– Je vais réviser mon histoire, j’ai contrôle demain.

– Bon. Je te fais confiance encore une fois, mais c’est la dernière.

– B’soir m’man…

– Bonsoir mon fils, murmure Marie les larmes aux yeux.

Thibault ne bouge pas, les yeux rivés sur une photo encadrée de coquillages, son père et lui exhibant un superbe homard.

Pourquoi t’es parti… t’es où… pourquoi tu m’as pas emmené… peux plus la supporter… toujours à me gueuler dessus…

Dans la maison endormie, Thibault descend les escaliers sur la pointe des pieds. Il caresse Bali, endormi au coin du feu, avale un bol de soupe tiède et sort dans la nuit.

Sur le port, il cherche le chalutier de Pierrick, monte, se tapit dans un coin de la cabine, épuisé.

– Bon Dieu ! Thibault, sors d’ici !

– Pierrick, excuse-moi. Je t’attendais… bredouille Thibault

– J’t’en prie emmène-moi .

– Tu sais bien que je n’ai pas le droit

– Pierrick, s’il te plait, je ne te gênerai pas, je peux te donner un coup de main.

– Non Thibault !

– Pierrick, s’il te plait, implore le jeune homme.

– Bon ! Allez… Mais c’est la dernière fois. Descends te planquer pendant qu’on sort du port.

– OK… Merci Pierrick.

Le moteur du bateau pétarade, s’emballe. Quelques soubresauts obligent Thibault à s’asseoir sur le sol de la cabine. Après les manœuvres d’usage, le chalutier quitte le chenal.

Au large, les hommes jettent les filets. Thibault sort de sa cachette. Immobile sur le pont, il fixe l’immensité à ses pieds. Seules, lui parviennent les voix feutrées de Pierrick et de son commis, descendus se réchauffer d’un café.

La mer est douce.

– Pierrick, pardonne-moi… murmure Thibault.

Un clapotis.

Silence.

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