Surcharge

Céline DURAND

                            

Moi, carton blanc plus solide qu’une feuille volage de papier blanc où l’écriture se tue en mots pour ne satisfaire qu’un vide dans les entrailles. Dire l’horreur boréale, quand, tant espérée, l’aurore boréale phénomène miraculeux débordant du divin, s’explique savamment par des études scientifiques poussées, des probabilités, des explications météo qui en défendent toute magie. Étalé sur une table, poussé par des démons qui surenchérissent encore à se trouver magiques. Triste affublage que la rencontre procure. Se retrouver nu quand vient l’orage, couché dans une nature morte, immobile, saisi comme un objet que l’on cuisine pour mieux passer à table. Un décor qui use et, rempli, déverse ses états d’âme, flux de mots alanguis, savoureux qui jamais ne procure la volupté promise. Silence des corps et de la bouche quand le monde entier déborde de sympathie pour ceux qui, allègres, supportent une masse molle et collante perdue dans des labyrinthes sans issue. Joie du sarcasme quand je tais ma colère. Déchirer plutôt que couper, des images sans paroles pour langer l’enfant triste et perdu. Une peau claire qui imprime en godets les surplus d’affluences que je ne peux plus gérer, moi, carton dépositaire d’une voix que l’on écoute pour mieux la taire. Un silence long et laborieux, un cheminement où chacun imprime sa griffe traquant l’ennui au fond des galeries longues d’un cerveau en manque d’oxygène. Tournant, retournant ses possibles dans un collage stupide où tout s’affirme plutôt que prêter voix. Dîners offerts aux vents et aux bourrasques. Impalpables et sans preuves, les cure-dents germés comme des piques où chacun y va d’un geste, maniement des couteaux et des fourchettes pour un repas qui dure. Pousser un cri que l’on n’entend pas, ou encore parler, manifeste d’un ordinaire où les plats si bien servis circulent sans jamais s’arrêter. Ils se vident, remplissent des estomacs généreux, forts de leurs appétits féroces. La serviette en coin de bouche efface les miettes du festin. Un corps coi vit de la météo. Un vent passe, glacial, soulève l’étoffe d’une robe quand le nu sous la loupe ramène à la lumière les courbes et les mollesses. Larve juchée sur une chaise, l’aboutit n’existe pas. Une usure. Un replay qui jamais ne se résout. La valise se prête au fond d’un long voyage. Je la laisse en bord de page. La main ne s’y prête pas, collée là par un stick sans émois. Refus. Peur. La cisaille n’est pas loin, l’œil et la loupe décrochent le regard. De bois, poussant encore, desserrant la pression, attentant par sarcasmes, dents de loup, mantes religieuses, coupent, mâchent, dévorent, poussant aux sacrifices une vie en laisse qui ne veut pas, et qui, dans un sursaut, espère une aurore boréale dont l’image irréelle, sans cesse repoussée, paraît prometteuse dans un autre lieu, dans une autre contrée, dans un ailleurs que ce corps mou et flasque, nu, recroquevillé sur lui-même ne voit qu’à sa hauteur. Langé  par des mains généreuses, il se refuse encore de tenter. Sa petite vie dépendante raconte une autarcie. Respectueuse insatiable, brimée comme une enfant. Sans même faire caprice, oubliant d’être précieuse à elle-même. Une maltraitée solitaire occasionne sa punition comme une victime. Les deux doigts sur la bouche, la bête tend son regard vers l’autre, tente encore quand les dos se tournent, affichant haut leurs épaules, plastrons bombés, ces faiseurs d’ordres referment leurs étreintes, serrent, desserrent, serrent desserrent. D’un mouvement de diaphragme une longue plainte n’y suffirait pas. Une usure. Et la surcharge sur mon carton, si vous voulez bien voir, sature. Pas de blanc. Pas d’innocence, désignant le mauvais, le coupable, outrepassant les droits, les lois, fidèle encore aux dieux et à leurs bons vouloir, se crée une affolante mascarade. Je dis bien, moi, carton sans cervelle que le bout paraît loin, l’horizon indistinct. Chaque blanc effacé, couvert, reconstruit, a modifié l’image originelle, niant le blanc et ses possibles. L’œuvre accomplie ne revient pas à la javel. Les jeux sont faits. Le beau, le neuf, le nouveau n’existent plus. Un sourire plié en quatre résiste. Lassitude des convives.  Est-ce moi, carton, qui ne vous vois pas où vous autres qui ne voulez plus me voir ?

Pars !

Michèle O’NEILL

Placée à l’Y du carrefour, elle hésite entre les deux routes. Cette phrase jaillit en elle quand elle raccroche le téléphone. Elle se répète la demande « une mission de trois mois au Cambodge, à l’école française de Pnom Penh, tous frais payés, tu es partante ? ». Une heure de réflexion avec en elle ce désir fou et secret de voir réellement les temples d’Angkor, au lieu de rêver aux voyages devant l’écran.

Elle entend la femme raisonnable, tu n’as plus vingt ans, tu es à la retraite, tu n’as jamais pris l’avion pour un pays lointain, tu vois du pays grâce aux circuits organisés en Europe, tu partiras toute seule, pas d’homme pour te protéger, te guider. Comment réagiront tes enfants, ta famille, ta mère s’inquiètera, tu ne parles pas cambodgien, tu es en bonne santé mais là-bas, le climat est autre et si tu tombes malade ? Tu commences des cours de yoga à la Maison pour Tous, ce n’est pas très sérieux, tes amis de l’association de conteurs, tu les abandonnes ? Ta maison, qui s’en occupera ? Les cambrioleurs s’en donneront à cœur joie. Tu pars sans repères, tu ne vas pas t’ennuyer ? Côté cœur, je te l’accorde, tu pourras faire le ménage avec cet homme qui cherche à t’enfermer dans la cage de ses projets, qui ne sait pas conjuguer le verbe aimer.

Un sourire lui éclaire le visage. Elle ne se résignera pas. Vieillir, c’est poursuivre l’aventure. Elle regarde le chemin parcouru, elle a fait face à tous les coups de grisou de sa vie.

Le Cambodge l’appelle. Elle coche tous les problèmes, des solutions surgissent, Guide du Routard ? Aller au Furet, Grande valise ? Aller à la Cité de l’Europe. Des personnes qui connaissent le Cambodge ? Les rencontrer. Préparer papiers, passeport, visa…

Elle prend rendez-vous auprès d’une amie bouddhiste. Ensemble elles pratiquent et éradiquent la peur qui sommeille au fond d’elle. Elle est sur la bonne voie. Ses enfants disent être heureux pour elle, et fiers. Elle arrange la vérité auprès de sa mère, parle d’un déplacement d’un mois.

Le monde s’ouvre. Première étape de la rencontre avec la grande famille humaine.

Cette expérience la marquera à tout jamais. Elle l’écrit.

Les piliers de la Terre

Chouski MARICHAL

Mesdames et messieurs, votre attention s’il vous plaît.
C’est avec émotion que j’inaugure avec vous la réouverture de notre emblématique cathédrale, enfin restaurée après le terrible incendie qui, vous le savez, l’a ravagée il y a cinq ans. Les flammes ont achevé de noircir les murs ; les siècles avaient fait disparaître les couleurs flamboyantes. Ces couleurs qui, sachez-le, étaient au cœur de ce chef-d’œuvre de l’architecture gothique.

Laissez vos yeux caresser les courbes sous lesquelles se devinent les équations mathématiques (et donc divines) qui les sous-tendent. Nul n’ignore que les cathédrales sont des livres ouverts, offerts à qui veut les lire. C’est un langage universel qui traverse les siècles. Ces courbes vous invitent à suivre un chemin symbolique : le chemin de la Vie. Chacun de nous entre dans la vie au jour de sa naissance et en sort au jour de sa mort.
Entre la naissance et la mort, il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rencontres.

Recueillez-vous et accueillez ce qui vient.
La beauté, c’est la force qui s’exprime avec grâce. Alors laissez errer votre regard de bas en haut et de haut en bas, le long des lignes puissantes qui cristallisent la force du mouvement.
Prenez le temps. Prenez vraiment le temps de vous envoler jusqu’au sommet des voûtes élancées qui sculptent la pierre entre gothique primitif et gothique flamboyant. Redescendez le long des arcs-boutants, tournoyez avec le soleil dans les rosaces monumentales.
Ne cherchez rien, accueillez ce que vous trouvez. Ouvrez vos yeux, ouvrez vos oreilles au chant de la pierre, ouvrez votre cœur.

Du bas vers le haut, caressez du regard les piliers géants qui soutiennent la voûte nervurée. Et du haut vers le bas, suivez du doigt le fil de la pierre des colonnes qui s’ancrent dans le sol. Puis, enfin, enracinez-vous à votre tour dans les dalles de pierre.
Nous sommes les piliers de la Terre.

Redressez-vous et levez vos yeux vers la voûte, regardez le plus haut possible, laissez s’installer le vertige. Voyez cette pluie de couleurs dont chacune est à sa place. Laissez-vous inonder par la lumière du soleil transfiguré par les rosaces.Chaque forme a sa raison d’être et chaque courbe est comme dessinée par la nature elle-même.
C’est là le secret des cathédrales.

Je vous invite ensuite à entendre chanter les couleurs. Aussi surprenant que cela puisse paraître, les couleurs vives que vous pouvez voir sur tous les murs restituent fidèlement les couleurs d’origine. Ce chantier collectif de restauration a été technique, bien sûr, mais surtout hautement symbolique, comme l’a été la construction elle-même il y a huit siècles. Déambulez, faites lentement le tour de notre emblématique cathédrale bien-aimée, et laissez les tableaux de chaque abside et absidiole, chaque chapelle, vous conter leurs histoires.
Nous connaissons ces histoires, c’est toute une culture. Et pourtant, elles sont autant de rencontres.
Apportons notre pierre à l’édifice.

Ces courbes de pierre tracent le chemin de vie ; la puissance se lit dans la mathématique de cet élan vers le Ciel, et ces couleurs sont les couleurs de la vie.

Mesdames et messieurs, je vous invite à porter votre regard avec respect, silence et gratitude sur les siècles qui ont porté jusqu’à nous chacune des pierres de cet édifice sacré. Le mouvement est inscrit dans chaque ligne.
Platon disait que tout est nombre. La couleur elle-même est nombre, et chaque couleur chante avec sa voisine. Tout n’est que vibration : contraste du noir et du blanc, harmonie des couleurs voisines dans l’arc-en-ciel.

Le langage qui est inscrit ici est universel, et c’est ainsi qu’il traverse — et traversera — le temps. Les couleurs des murs et les couleurs des vitraux se répondent comme les notes d’une symphonie jouée par les anges.
Nous sommes les couleurs de la vie.

Comment la pierre, venue du fond des âges, lourde, dense et compacte, peut-elle donner cette impression de légèreté ? C’est parce qu’elle imite la nature. La nature sait ce qu’elle fait, la nature sait où elle va. Spirales, Babel d’escaliers et d’arcades, le rouge du feu, le bleu de l’eau, le vert du végétal vivant, le violet du crépuscule…

Au fil des siècles, notre emblématique cathédrale était devenue noire.

Fatras

Domie DANTON-ROUSSET

Fouille, recherche, trouvaille,
Découpage, collage
Boucher tous les trous
Bien dans mon corps,
Que Trop souvent, j’oublie.
Mes mains manipulent, s’agitent.
Les teintes de vert, de bleu
Hypnotisent mes yeux
Je me noie dans ce fatras.
Et tout s’apaise en moi.

Un fatras de tout et de rien
Des morceaux de toutes tailles
Couvrent, recouvrent, s’entremêlent
S’harmonisent finalement.
Quatre yeux me scrutent interrogateurs
Que deviens tu ma p’tite Domie
On veille sur toi
On te protège, on te soutient
Nuit et jour.

Au cœur de ce fatras
Un nounours marron
La fourrure usée jusqu’à la lie
A force d’être traîné sur le sol.

L’enfant en détresse
Poussée de l’avant chaque jour
Même avec trop peu d’amour.

Aujourd’hui
A la vie je souris.
Au milieu des fleurs s’agitant au vent,
Des épinards et puis du vert
Du vert encore et encore
Du vert toujours.

La lettre

Paule GAILLARD

La lettre

Douce chaleur dans la cuisine le matin au petit-déjeuner avant d’aller au travail. Gérard savoure son plat préféré préparé par sa mère, des pommes de terre grillées à la poêle avec deux œufs cassés dessus accompagnés de tartines de beurre et d’un bol de café frais, comme son père. Sa sœur toujours à surveiller son poids se contente de fromage blanc qu’elle fabrique elle-même. Sa mère pourvoit au bien-être de tous, s’asseyant de temps en temps pour se nourrir elle-même. Elle, c’est plutôt tartine de beurre et roquefort ou chèvre charolais. Les voix sont encore ensommeillées, on se débroussaille les idées au sortir de la nuit.Une voiture entre dans la cour. C’est la voiture des gendarmes. Ce n’est pas bon signe. La mère ouvre la porte. Le gendarme salue, se présente et demande à parler à Gérard Cuny. Gérard quitte la table, s’avance, salue, et reçoit un pli officiel. Il se détourne pour en prendre connaissance et pâlit. Il a entre les mains son ordre d’incorporation.

Les gendarmes s’en vont.

Toute la famille se tourne vers Gérard sachant par avance de quoi il retourne. D’un mouvement de tête il confirme. Tout le monde s’assied, les jambes fauchées. Ça devait arriver mais on croit toujours à un miracle, la cessation des opérations tout simplement.

Aller faire la guerre en Algérie, depuis cinq ans c’est la hantise dans toutes les familles qui ont un ou des fils au fur et à mesure qu’ils avancent en âge. Cette guerre qui ne dit pas son nom dure, dure. Et maintenant c’est au tour de Gérard.

Gérard est couvert de sueur, il tremble. La mère est abattue. La famille est sans voix.

Gérard se relève et sort. Il a besoin de marcher pour essayer de dominer son stress et réfléchir.

Il prend le chemin de la forêt. Mais aujourd’hui il ne voit rien d’autre que les menaces engendrées par la lettre. Il est fermé à la majesté des grands hêtres et des chênes centenaires. Les parfums du sous-bois ne font pas frissonner sa narine. Il est enfermé dans sa tête qui se rebelle contre la terrible nouvelle.

Il a cinq jours pour se présenter à son lieu d’incorporation. Faire face, il a été élevé comme ça. Il a toujours fait comme ça. Mais là… Des jeunes qu’il connaissait sont revenus les pieds devant. Deux copains ont été internés en hôpital psychiatrique à leur retour. Le piège se referme sur lui. Qu’est-ce qu’il va faire dans cette guerre. Il ne se sent pas concerné. Défendre la patrie disent-ils. Mais quelle patrie ? Ils disent que l’Algérie c’est la France. L’Algérie c’est l’Algérie. Mourir pour les Français de là-bas ? Le gouvernement ne le dit pas mais ce que les jeunes du contingent doivent défendre là-bas c’est surtout le blé et le pétrole. Surtout le pétrole. Les Français de là-bas ils ont bon dos. Il est en colère maintenant. On va lui prendre sa jeunesse, peut-être sa vie, ou sa santé mentale, pour quoi ?

Il faut être marié avec un enfant pour ne pas être incorporé. Il aurait bien fait d’épouser la Lucette quand elle lui tournait autour. Maintenant il aurait un gosse. Mais la Lucette elle lui tournait autour mais pas la tête, elle n’a tellement rien dans sa tête à elle, aussi futile que belle, c’est pas peu dire. Seulement maintenant il est piégé. C’est le régiment dans cinq jours, deux trois mois d’entraînement, et puis le bateau pour l’autre côté de la Méditerranée. Et le djebel. Le djebel, il connaît le mot mais il ne sait même pas ce que ça désigne vraiment. Il n’a aucune idée de la géographie de l’Algérie. C’est l’Afrique déjà. Ça ressemble à quoi vraiment ? Il va se battre, lui qui a déjà horreur des bagarres, on va lui mettre un fusil entre les mains, pour tirer avec, sur des gens qui ne lui ont rien fait, des gens qui défendent leur pays.

Il a envie de pleurer.

Lui il veut vivre, être libre. Travailler pour s’acheter une voiture, prendre un appartement, faire la fête, danser, glisser sur le lac en hiver, se baigner en été avec les copains, embrasser les filles, pour ça il n’a pas de mal, il est beau gars. Comme il est sérieux les mères des filles le couvent aussi, il ferait un sacré bon gendre apparemment. Jusqu’à tout à l’heure son avenir était rayonnant. Il ne veut pas partir se faire déchirer et déchirer les autres. Et sa famille, sa mère qui va trembler tous les jours. Pendant deux ans, si sa vie n’est pas fauchée avant.

Soudain, il a une idée. C’est le sentier forestier qui lui donne la solution à tous ses tourments. « Prendre le maquis ».

Ils habitent à la frontière avec la Suisse. Son oncle Pierre habite à Lausanne. Il va bien le recevoir le temps qu’il faut.

Les mystères de Harris Burdick

Paule GAILLARD

Un jour étrange de juillet le capitaine Tory, les yeux écarquillés, guette la lumière.

Burdick lui avait dit qu’il devrait voir un balancement trois fois. Mais rien ne lui, encore moins ne balance. Une purée de pois noie la mer, créé une atmosphère incertaine. Il a réduit au maximum la vitesse de sa barque. Surtout ne pas heurter une autre embarcation, ni la berge, tous invisibles dans cette ouate.

Soudain il entend un choc contre la cale. Presque rien, comme si le bois du bateau se détendait. Et puis un deuxième choc, celui-ci plus net. Ce n’est pas le bois de son bateau qui se détend, c’est autre chose. …troisième choc. C’est le signal, la voie est libre.  Enfin il voit une lueur à travers le brouillard. Son regard s’affute. La lueur se balance une fois, deux fois, trois fois. Il plonge sa rame dans l’eau. Il se concentre sur la lumière devenue immobile. L’horizon s’ouvre. Il voit le quai. Sur le quai un adulte et un enfant. Personne d’autre aux alentours. Tout est calme. Juste le clapotis de l’eau et sa respiration à lui. Les lumières de la ville indiquent que la population se soumet aux informations du J.T. de 20h. Ça c’est une des choses qui n’a pas changé. Ce qui a changé c’est que maintenant une angoisse accompagne ce rituel. Après une journée de labeur éprouvant, d’obligations imbéciles, d’angoisses face aux dénonciations qui sont maintenant quotidiennes avec ce nouveau gouvernement, la population espère juste passer une nuit tranquille. Echapper aux aboiements des chiens défenseurs de l’ordre. Trouver un moyen de s’enfuir.

C’est pour ça qu’il est là. Il va accoster presque sans soucis. Les trois galets en direction de sa goélette l’ont prévenu que c’est bien l’heure de la relève des chiens de garde et que la nouvelle faction leur est acquise.

Sur le quai, Jaurès et Gavroche.

Il faut sauver la République.

Soudain des coups de feu claquent dans l’ombre.

L’homme sur le quai s’écroule.

Ils ont tué Jaurès.

PARIZooNE

Paule GAILLARD

Bérengère,

Comme convenu, voici le compte-rendu de mon expédition sur site.

Après des heures de bus surchauffés depuis les bords de la Méditerranée, nous sommes arrivés dans une contrée désolée faite de cailloux noircis au soleil avec de rares touffes d’herbes rases et sèches. Aux alentours, à perte de vue, rien. Que le soleil.

Le bus s’arrête.

Le conducteur se tourne vers moi et me dit : « C’est là ».

Je ne suis pas trop étonné parce que d’autres passagers auparavant, à d’autres arrêts, sont partis aussi vers rien. L’air confiant.

Ma confiance se loge dans ma boussole. Je dois me diriger vers le sud-ouest. Donc je marche, sud-ouest, vêtu de mon long burnous en poils de chameau qui repousse la chaleur et d’un chèche sur la tête. Une outre en peau de chèvre odorante pleine d’eau et des dattes dans les poches, je marche.

Un silence, infini, obsédant, m’environne. Juste le bruit de mes pas et de ma respiration.

Flotte dans l’atmosphère une odeur métallique.

Je marche longtemps. Longtemps. Toujours sud-ouest. Nos informateurs ont bien insisté : bien garder le cap.

L’horizon de cailloux à 360° est toujours vide.

Tout au long de cette piste quelques dattes et un peu d’eau font passer le temps et la fatigue. Encore quelques gorgées d’eau et mon outre sera vide.

Soudain m’apparait le miroitement d’un lac avec en surplomb des structures verticales paraissant flotter. Des effluves de Ras-el-hanout me frappent en plein nez, ce mélange d’épices propre à l’Afrique du Nord. Assurément j’hallucine.

Je repousse le lac au fur et à mesure de ma progression. Bien sûr c’était un mirage. J’avance, sud-ouest, j’approche. J’ai faim. J’ai soif. Bientôt le lac disparaît tout à fait, ne restent que les structures verticales et le silence. Pas âme qui vive. Le lieu sent l’abandon. Aurais-je fait tout ce chemin pour rien ?

Les structures s’avèrent être des vestiges disparus de Paris, capitale de la France. Je circule entre des verrières art-déco d’entrées de métro, des fontaines Wallace, deux pavillons Baltard. Le silence n’est rompu que par le ruissellement de l’eau des fontaines qui semblent miraculeuses au milieu de ce désert.

Toujours personne. J’avance encore, le regard à l’affut.

Soudain, plus loin dans un creux, une oasis verdoyante émerge. Des palmiers, un immense champ de blé en herbe. J’entends des chameaux qui blatèrent et des hennissements, quelque part.

La nuit tombe. Presque d’un coup comme toujours sous cette latitude.

Soudain des torches m’environnent, une forêt de torches tenues par des mains velues. A leur lueur je distingue des êtres qui semblent issus d’un film de science-fiction. Les plus grands doivent mesurer 1m50 mais la taille moyenne est aux alentours de 1 mètre. Avec mon mètre quatre-vingts je suis un presque géant. Aucune animosité à mon endroit.

Une foule immense m’environne, m’entraîne, me porte vers une entrée de métro. Nous descendons une rampe de pierres plates et nous nous retrouvons dans un énorme espace circulaire creusé de main d’homme sous le roc. Des rampes lumineuses au plafond éclairent la salle. Ce que j’ai pris pour des torches n’en sont pas. Ce sont des systèmes électriques ou gazeux que je n’ai jamais vus auparavant.

Mes guides entre eux parlent un langage que je ne comprends pas, une sorte de bruissement mêlé de chuintements. Leur corps est celui d’un homme couvert de poils ras noirs. Quant au visage… c’est un peu celui de Nénette la brebis que mes parents avaient élevée et que nous avions fini par manger. Je remarque que chacun d’eux a une courte antenne noire et verticale derrière l’oreille gauche.

Au fond de la salle, dans une loge semi-circulaire, sur une sorte de trône taillé dans la pierre, assis, un homme m’attend.

C’est Jean Castex.

D’un geste il m’invite à prendre place devant lui sur une sorte de gros pouf. A mes côtés sur un plateau on dépose une cruche d’eau et une écuelle d’olives noires. Je bois longuement. Je mange quelques olives.

Le peuple de mutants s’est assis à même le sol tout autour de moi face à ce qui semble être le maître.

Jean Castex s’exprime.

Je te résume.

Depuis le Covid il a beaucoup travaillé avec les laboratoires Siberta. Ils ont fait des expériences. Le résultat est autour de moi. Des zombiômes. Contraction de zombie et d’homme. Une fabrication de travailleurs disciplinés et radieux, corvéables à merci. Ces êtres sont issus d’un croisement entre l’homme et une race de mouton très ancienne et résistante dont l’origine remonterait à l’époque de la Reine de Saba.

Cette oasis abrite des laboratoires de recherches sur l’ADN et le génome. Une vraie réussite.

Chaque entrée de métro conduit à un laboratoire dissimulé. Les pavillons Baltard abritent des serres de légumes et de fruits. Les zombiômes sont végétariens. L’électricité est produite en souterrains par des cohortes de zombiômes-pédaleurs renouvelables à l’infini. Ils pédalent inlassablement au-dessus de puits reliés à des cavités au centre de la terre d’où on extrait un gaz inconnu jusqu’à il y a peu dénommé : le cycloprompt.

Des recherches sont toujours en cours pour imaginer un nouveau virus 100 % mortel cette fois qui éradiquera cette misérable race d’humains jamais contents, onéreux, toujours en grève au profit de ces mutants apaisés.

C’est ce qu’on appelle « Le grand remplacement ».

Lettre

Paule GAILLARD

     Celle qui va changer ta vie

Douce chaleur dans la cuisine le matin au petit-déjeuner avant d’aller au travail. Gérard savoure son plat préféré préparé par sa mère, des pommes de terre grillées à la poêle avec deux œufs cassés dessus accompagnés de tartines de beurre et d’un bol de café frais, comme son père. Sa sœur toujours à surveiller son poids se contente de fromage blanc qu’elle fabrique elle-même. Sa mère pourvoit au bien-être de tous, en s’asseyant de temps en temps pour se nourrir elle-même. Elle, c’est plutôt tartine de beurre et roquefort ou chèvre charollais. Les voix sont encore ensommeillées, on se débroussaille les idées au sortir de la nuit.
Une voiture entre dans la cour. C’est la voiture des gendarmes. C’est pas bon signe. La mère ouvre la porte. Le gendarme salue, se présente et demande à parler à Gérard Cuny. Gérard quitte la table, s’avance, salue, et reçoit un pli officiel. Il se détourne pour en prendre connaissance et pâli. Il a entre les mains son ordre d’incorporation. Les gendarmes s’en vont.
Toute la famille se tourne vers Gérard sachant par avance de quoi il retourne. D’un mouvement de tête il confirme. Tout le monde s’assied, les jambes fauchées. Ça devait arriver mais on croit toujours à un miracle, la cessation des opérations tout simplement.
Aller faire la guerre en Algérie, depuis cinq ans c’est la hantise dans toutes les familles qui ont un ou des fils au fur et à mesure qu’ils avancent en âge. Cette guerre qui ne dit pas son nom dure, dure. Et maintenant c’est au tour de Gérard.
Gérard est couvert de sueur, il tremble. La mère est abattue. La famille est sans voix. Gérard se relève et sort. Il a besoin de marcher pour essayer de dominer son stress et réfléchir. Il prend le chemin de la forêt. Mais aujourd’hui il ne voit rien d’autre que les menaces engendrées par la lettre. Il est fermé à la majesté des grands hêtres et des chênes centenaires. Les parfums du sous-bois ne font pas frissonner sa narine. Il est enfermé dans sa tête qui se rebelle contre la terrible nouvelle. Il a cinq jours pour se présenter à son lieu d’incorporation. Faire face, il a été élevé comme ça. Il a toujours fait comme ça. Mais là… Des jeunes qu’il connaissait sont revenus les pieds devant. Deux copains ont été internés en hôpital psychiatrique à leur retour. Le piège se referme sur lui. Qu’est-ce qu’il va faire dans cette guerre. Il ne se sent pas concerné. Défendre la patrie disent-ils. Mais qu’elle patrie ? Ils disent que l’Algérie c’est la France. L’Algérie c’est l’Algérie. Mourir pour les français de là-bas ? Le gouvernement ne le dit pas mais ce que les jeunes du contingent doivent défendre là-bas c’est surtout le blé et le pétrole. Surtout le pétrole. Les français de là-bas ils ont bon dos. Il est en colère maintenant. On va lui prendre sa jeunesse, peut-être sa vie, ou sa santé mentale, pour quoi ?
Il faut être marié avec un enfant pour ne pas être incorporé. Il aurait bien fait d’épouser la Lucette quand elle lui tournait autour. Maintenant il aurait un gosse. Mais la Lucette elle lui tournait autour mais pas la tête, elle n’a tellement rien dans sa tête à elle, aussi futile que belle, c’est pas peu dire. Seulement maintenant il est piégé. C’est le régiment dans cinq jours, deux trois mois d’entraînement, et puis le bateau pour l’autre côté de la Méditerranée. Et le djebel. Le djebel, il connaît le mot mais il ne sait même pas ce que ça désigne vraiment. Il n’a aucune idée de la géographie de l’Algérie. C’est l’Afrique déjà. Ça ressemble à quoi vraiment ? Il va se battre, lui qui a déjà horreur des bagarres, on va lui mettre un fusil entre les mains, pour tirer avec, sur des gens qui ne lui ont rien fait, des gens qui défendent leur pays.
Il a envie de pleurer.
Lui il veut vivre, être libre. Travailler pour s’acheter une voiture, prendre un appartement, faire la fête, danser, glisser sur le lac en hiver, se baigner en été avec les copains, embrasser les filles, pour ça il n’a pas de mal, il est beau gars. Comme il est sérieux les mères des filles le couvent aussi, il ferait un sacré bon gendre apparemment. Jusqu’à tout à l’heure son avenir était rayonnant. Il ne veut pas partir se faire déchirer et déchirer les autres. Et sa famille, sa mère qui va trembler tous les jours. Pendant deux ans, si sa vie n’est pas fauchée avant.
Soudain, il a une idée. C’est le sentier forestier qui lui donne la solution à tous ses tourments. « Prendre le maquis ».
Ils habitent à la frontière avec la Suisse. Son oncle Pierre habite à Lausanne. Il va bien le recevoir le temps qu’il faut.

Les chandeliers de cristal

Paule GAILLARD

Ce soir nous dînons chez Jean-Eudes et Marie-Ange. Marie-Ange je la connais depuis longtemps. Elle a débuté comme dactylo dans mon cabinet. Elle louait avec sa sœur une chambre rudimentaire dans la vieille ville. Sa sœur plutôt perverse lui menait la vie dure. Les soirs où je sortais, Marie-Ange gardait chez moi ma fille âgée de quelques mois. Juste une présence. Marie-Ange était heureuse d’échapper ainsi à sa sœur jusqu’au matin. Elle en profitait pour prendre un bain avant de se coucher. Je lui ai appris à remettre en ordre la salle de bain après s’en être servie, idem pour la cuisine. Ses notions d’hygiène étaient limitées. Pas très jolie, fille de gros paysans rustres, un sou c’est un sou. Leurs deux frères à l’avenant. Les filles se sont évadées.
Un jour Marie-Ange m’a avoué qu’elle réveillait parfois ma fille pour s’assurer qu’elle n’était pas morte. Elle nous disait des choses du genre : « Mais alors si le lundi de Pâques tombe un mardi… ». Elle croyait que sa sœur avait perdu son pucelage en montant à cheval. Pleine de bonne volonté, elle apprenait vite, tant dans son travail que chez moi. Elle a puisé des livres dans ma bibliothèque. Elle a peu à peu pris de l’assurance. Elle est d’ailleurs partie y travailler, dans les assurances, suite à une proposition intéressante. Nous nous sommes un peu perdues de vue.
Quelques trois ans plus tard, j’ai reçu une invitation pour son mariage. Le mari, un grand beau mec avec barbiche genre d’Artagnan, cultivé, noble et châtelain. Le mariage était organisé dans les jardins de son château avec une kyrielle de serveurs loués en même temps que les meubles de la réception champêtre. La partie habitation de la haute cour avait été remaniée à la Renaissance, y introduisant des fenêtres à meneaux qui égayaient l’austérité d’origine. La vue depuis les échauguettes donnait sur la vaste plaine d’où on pouvait voir venir l’ennemi. Plus tard je me suis aussi mariée.
Et là, ce soir, nous nous rendons à une invitation de Marie-Ange et Jean-Eudes. Bel appartement en centre-ville dans un immeuble cossu.
Nous prenons l’apéritif au champagne dans le salon Directoire.
Marie-Ange presque jolie, est souriante et volubile. Jean-Eudes affable, enjoué et prévenant. Il nous dit son soulagement quand il a su que Marie-Ange avait pris un congé pour la journée parce que parfois elle oublie qu’ils ont des invités. Pendant qu’elle passe les toasts et que nous levons nos verres, Jean-Eudes nous narre sa famille toute d’épées et de goupillons dont il se moque doucement. Lui est avocat dans un grand cabinet et adjoint au maire de la ville.
Nous passons à la salle à manger. Grande table, nappe blanche brodée, porcelaine, cristaux, argenterie, chandeliers. Nous prenons place sur nos chaises Louis XIII.
Marie-Ange se relève d’un bond : « J’ai oublié de faire à manger » !

Rencontres

Céline DURAND

Elle est rousse, un roux flamboyant, de longs cheveux écureuil, un front haut, un visage pâle criblé de taches de rousseur. Une petite fille comme moi. J’ai 6 ans, je ne la connais pas. Pas encore. Elle ne parle pas, me suit entre les arbres de la cour de récréation. Elle me gêne. J’essaye de m’écarter et pourtant cette couleur capillaire que l’on partage nous destine à nous rassembler. Nous unir. Je le sais, cette particularité rapproche. Prémices d’une amitié durable.

C’est une réunion de travail. Assis sur une chaise, il me tourne le dos. Une calvitie dans ses cheveux bruns mêlés, denses me dit dommage ! il est beau. Tiens, c’est donc lui Mômô.

Je joue aux cartes, un jeu d’Uno, avec les enfants du service. Il se mêle : encore lui, Mômô. Tout semble si facile dans ce lieu où les liens se créent où la beauté enneigée des sommets s’installe, de biais à travers les hautes baies.

Un petit bonnet de laine, des yeux bleus, quelques mèches de cheveux collées rassemblées sous la laine, mèches qui pourtant dépassent. Ma joie, mon enthousiasme, mon exaltation un bonheur immense, je n’ose la toucher. Ce soir, je quitte la Maternité, retrouve les fresques d’animaux peints au pochoir sur le plâtre blanc de sa chambre. Elle est née. Je l’aime déjà immensément. Nuit blanche.

Des hommes de Laurent Mauvignier, je ferme le livre, transie, oublie que ce livre n’est qu’une fiction qui a peut-être existé mais pas comme ça, non, pas comme ça. Trop de sang, trop de haine, trop de sadisme, trop cruel, une œuvre écrite de main de maître, un frisson de terreur et de dégoût complique mes peurs. L’armée française est impardonnable. Je la pensais propre, accusant le FLN de tout l’art de sa cruauté. Ça redonne la donne.

Dans le jardin, mes mains de petite fille attrapent l’oisillon dans son nid. Il piaille déjà ouvrant grand le bec. Il réclame, le pauvre. Je le gave de pain trempé dans du lait, y ajoute du jaune d’œuf. Avant la nuit, ses petits yeux luttent, se ferment, paupières lourdes qui tombent, corps qui sursaute encore vivant d’une dernière pulsion de vie puis raide, encore tiède. Sa mère l’appelle sans cesse, tourne, cherche. L’oisillon est mort, je l’ai tué.

Sur le lourd bureau de bois, affiché, un carton destiné à être lu. La psychiatre me regarde avec ses yeux de bourriche. Mieux vaut être suivi par un médecin que par plusieurs.

Aux Urgences psychiatriques, contre le mur un panneau d’affichage blanc où l’on écrit au feutre. Des mots inscrits, monde virtuel. Je ris sans savoir.

Une odeur forte, répugnante, je le dis à ma sœur d’une voix ferme, sans gêne, presque hilare. L’homme dans son fauteuil roulant, amputé, balade ses escarres. Je le fuis l’âme sourde, je ne l’oublierai pas, lui avec ses moignons roses, son odeur de pourri qui donne envie de vomir, qui indispose et qui pourtant ne soulève en moi qu’un agacement sourd, un rire, une colère.

Tu vas de la porte intérieure, du box fermé à la grille d’en face, t’y frottes, tu es sur tous les fronts, espères une caresse, une attention. Tes yeux bruns, doux, ton pelage sombre et tiède que mes doigts perçoivent à travers les barreaux. Tu me lèches. Je t’aime déjà. Viens, je t’emmène. Tu t’appelleras Gaïa. La Terre, la vie.

Je demande de l’eau. Mes membres sont attachés, on me libère une main. Le verre est posé sur le lavabo blanc, inatteignable, cette tête indifférente et cette voix qui pousse à la colère, provoque, une voix qui cherche querelle, une voix d’homme fort de son pouvoir, une voix qui fâche. Cette voix a répondu à mon insolite demande Non, je ne suis pas de la SPA. une voix. Il n’a pas de visage, il n’en aura jamais.

Je colle les images et les textes d’appui sur mon cahier. La professeur de chimie dit Regardez-moi celle-là. Elle fera femme de ménage. Une profonde humiliation me fait baisser la tête, je rougis. Sans rien dire, je me recroqueville et encore une fois, je me laisse définir. J’ai douze ans.