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Souvenirs lacunaires d’un lézard sur une pierre chaude.

Conte pour gens naïfs

Nadine Nagel

Pendant trois semaines, en début de soirée quand tout était calme, que le soleil préparait son absence nocturne, que les vagues ne fouettaient plus les jambes des touristes, qu’ils se préparaient pour le dîner, mon ami le lézard m’attendait sur sa pierre chaude pour continuer son récit. Je l’avais rencontré un soir de larmes au fond du jardin, le soir où il m’en avait expliqué le principe.

– Ne t’inquiète pas, c’est un phénomène physique. Elles sont produites par les glandes lacrymales et peuvent être réflexes. Là, rien à en dire. Sinon et c’est le cas, ce n’est qu’une expression de ton organisme face à des stimuli émotionnels.

– Mes larmes, des stimuli…

– Eh oui, c’est nerveux, hormonal voire génétique. Alors ne mesure pas le nombre de tes larmes à la profondeur de ta peine. C’est mensonger et prétentieux. Arrose plutôt les salades avec, cela sera plus utile.

Pendant que j’arrosais les salades de mes larmes, il ajouta :

– Dis-moi donc ce que tu fais de ta peine ? Donne-moi une seule réponse, la plus importante !

Et là je ne sus que répondre, trop d’options s’entrechoquaient dans ma tête.

– J’essaye de l’évacuer…  non, j’essaye de la comprendre… non, je…

– Je présume que tu la copies et recopies dans tes carnets, là où tu as appris à prendre des notes.

Je balbutiais…  

– Les carnets sont trop petits pour une peine si immense ! Si tu ne peux agrandir tes carnets, réduis la taille de ta peine railla-t-il !

J’ai compris que j’avais à faire à un lézard philosophe, je le rejoignais chaque soir sur sa pierre chaude où il me racontait la vie des hommes, la vie des bêtes, la vie tout court.

– Tu vois Félix, comprendre le monde te permet de sécher tes larmes.

Mais trois soirs de suite, le lézard n’était pas revenu. Inquiet et fatigué d’attendre, je rentrais chez moi en faisant un crochet par la fontaine du village. Là, des enfants, quatre ou cinq, six pour être exact, avec des bâtons tapaient sur une étrange forme au sol. Je n’osais plus avancer, étranglé par une envie de pleurer et j’ai hurlé quand le plus jeune a entamé à tue-tête il est mort le lézard sur l’air de la mère Michèle. Mon rythme cardiaque, ma pression sanguine sont montés en flèche, mon taux d’adrénaline a explosé, je me suis jeté sur les enfants, submergé par la rage. Arrachant le bâton du plus grand j’ai fracassé le crâne du plus jeune faisant taire illico la Mère Michèle. J’en ai fracassé un second quand on m’a saisi bras et jambes et ligoté avant de me jeter dans un fourgon de police et envoyé au fond d’une cellule du comté. Promis à une pendaison certaine, j’ai échappé à la potence grâce à mon avocat qui m’a fait interner. Après des jours de camisole, d’enfermement dans une pièce capitonnée, le médecin-chef m’a autorisé les promenades dans le jardin.

Au cours de l’une de mes explorations j’ai repéré tout au fond derrière le gros laurier une belle grosse pierre ronde chauffée par le soleil. Je m’y suis assis régulièrement et j’ai attendu. Il viendrait, un soir je le verrais arriver, il me reconnaîtrait. Et ce soir-là il me faudrait retenir mes larmes, je n’avais pas oublié son enseignement, et puis, pas de salades à arroser, pas de carnet pour pleurer en ce lieu.

Des décennies plus tard l’asile a été fermé, le jardin laissé à l’abandon.

Depuis six mois une conteuse locale, historienne à ses heures y organise des balades nocturnes. Eclairés par des lampions, les enfants s’assoient sur une très grosse pierre ronde cachée derrière un reste de laurier.

– Oh ! dit un enfant un soir de pleine lune, regardez ! là sur le côté, un lézard ! Qui l’a sculpté ?

– Un certain Félix dit la conteuse, je vais vous raconter son histoire.

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