« Philip Morris Philtre »

Chouski MARICHAL

La journée se termine, Claire se détend.

Elle aime la vie qu’elle mène, qui ne l’oblige pas à planifier tout de suite son avenir. Elle se sent utile, elle se sent adulte, en prise avec le présent. Elle s’assied sur son lit et se cale contre les oreillers, allume une cigarette.

Elle pousse un petit soupir en laissant glisser son regard, comme par habitude, sur les photos au pied de son lit. Au travers des volutes de fumée, les visages semblent bouger, les expressions changent. Elle ferme les yeux à demi, par jeu, et se laisse prendre au mirage du visage de sa mère qui la regarde et semble prête à parler, on dirait que des mots se forment sur ses lèvres. Eugène, lui, reste immobile dans son cadre, en déguisement de soldat, il regarde vers la fenêtre, ne sourit pas.

Claire laisse ses yeux se fermer. Un peu de lassitude. Elle sait. Elle sait ce que sa mère veut lui dire :

« Quand vas-tu épouser Eugène ? »

Sa mère jette un regard vers Eugène, comme pour voir s’il a entendu. Mais Eugène est toujours immobile, il regarde dehors, ce qui lui est d’autant plus facile que le mur s’est effacé, une grande porte fenêtre s’ouvre vers l’extérieur, donne sur la place. Tout en pensant qu’elle n’avait jamais remarqué que la fenêtre pouvait s’ouvrir si grande et tout en trouvant que c’était bien agréable, Claire répondit :

— Maman, je ne veux pas épouser une photo.

Claire regarde Eugène qui, en plus d’être immobile, devient flou puis se dédouble. Elle se sent un peu gênée de se trouver seule dans sa chambre en présence de ces deux hommes, d’autant qu’elle s’était dévêtue pour être à l’aise. Elle leur dit poliment :

— S’il vous plaît, messieurs, puis-je vous demander de sortir de ma vie.

Les deux jeunes soldats, d’un même mouvement, se lèvent et se dirigent vers la rue. Claire s’aperçoit qu’elle n’est en fait pas sur son lit, mais sur le parking, debout à côté de la fourgonnette-ambulance. La place est pleine de soldats, en uniforme.

Un frisson glacé court le long de ses vertèbres, parce qu’ils se ressemblent tous. Petits ou grands, blonds ou brun, minces ou trapus, ils ressemblent terriblement à Eugène. Elle l’aime bien, mais quand même…

— Trop d’Eugène tue le gène, dit-elle à Sandra, sa collègue qui fume à côté d’elle.

— Toi qui voulais des enfants, lui répond la fille avant d’embrasser un des soldats.

Claire voit les soldats se ranger en file devant elle. Ils sont des dizaines. Elle comprend qu’ils font la queue pour monter dans son ambulance. Un par un, les soldats passent devant elle. Avant de monter, chacun lui fait un compliment et lui donne une rose rouge.

— Vous êtes belle mademoiselle.

Une rose.

— Vous avez de beaux yeux.

Une deuxième rose.

— Vous avez de beaux cheveux

— Vous avez des belles pommettes

— Comme vous avez de belles dents.

— Comme vous avez une belle bouche, on en mangerait.

Celui qui dit ça a les dents un peu pointues.

Il ajoute :

— J’aime votre cou.

Les roses forment un bouquet dont elle ne sait que faire, qu’elle tient au creux du bras et dont elle sent les épines. Les fleurs veloutées sont belles mais totalement inodores. Elle ne s’en étonne qu’à peine.

— J’aime vos épaules.

— J’adore le lobe de votre oreille droite.

Claire se sent détaillée, vendue au détail.

— Quelles jambes !

— Vous avez des seins magnifiques.

Claire jette brusquement le bouquet qui s’éparpille, les fleurs sont piétinées et se fanent instantanément.

— Ça suffit ! hurle-t-elle.

Elle voit tous ces jeunes hommes de l’âge de son petit frère lui aussi soldat et réalise qu’ils ne la voient pas vraiment, ils ne voient que la femme, la sœur, l’amante, la mère, qui leur manque en ces années de guerre et de promiscuité virile. Elle se retourne vers l’ambulance. Surprise elle voit une voiture de mariage, carrosse moderne, c’est la couleur blanche qui l’a trompée.

— L’amour, la mort, la couleur, la douleur… Même combat, murmure-t-elle.

Sa mère est au volant, prête à démarrer, et lui dit :

— Tu dois épouser l’un d’eux, sinon, comment veux-tu que la guerre finisse ? Dépêche-toi, lequel choisis-tu ? On rentre à la maison.

— Mais, Maman, c’est tous les mêmes ! Comment choisir ?!

— Comment ça, tous les mêmes ? Que veux-tu dire ?

Claire regarde autour d’elle, et constate qu’ils ne se ressemblent pas tant que ça, finalement. Ils ont l’air un peu déboussolés, abandonnés. Claire ressent un petit élan de tendresse envers toute cette belle jeunesse. Mais de là à se marier. Sur le siège passager du grand véhicule blanc, Claire aperçoit sa valise et elle se sent prête, prête à partir. À côté du sac, une cartouche de cigarettes.

— Philip Morris filtres, lit-elle à haute voix sur la boîte cartonnée.

L’envie d’en griller une lui monte dans la gorge, mais elle craint de fumer en présence des soldats.

— Philip Morris filtres. Ce sont des philtres d’amour, et je ne peux pas prendre le risque qu’ils tombent tous amoureux.

Un soldat s’approche, un peu plus âgé que les autres. Ses traits sont fins, très nets, son visage est bien dessiné. Elle se raidit, redoutant le compliment. Son cœur palpite. Mais il garde le silence en tendant sa rose rouge. Elle la prend, mais ce n’est pas une rose, plus exactement la rose se transforme en croix du même rouge vif. La croix grandit entre ses mains et se transforme en une sorte de tampon de caoutchouc avec lequel elle imprime sur le carrosse des croix rouge sang. Le carrosse se retransforme en ambulance et le cœur de Claire s’apaise. Le beau soldat lui tend une cartouche de fusil, comme un tribut, comme un hommage. Ils se font face, yeux dans les yeux.

Claire tourne et retourne et retourne la cartouche dans ses doigts, et s’aperçoit que c’est en fait un fume-cigarette.

— C’est pour ça qu’on dit une cartouche de cigarette, lui dit sa mère en descendant de voiture et en lui tendant la boîte de Philip Morris filtre.

Claire prend la boîte et la trouve bien légère. Elle l’ouvre, il n’y a qu’une seule cigarette à l’intérieur, et le filtre est en effet un philtre d’amour. Comment le sait-elle, elle n’en avait jamais vu ? Elle le sait c’est tout. Elle décide d’allumer cette cigarette. Elle anticipe les conséquences de son acte et les assume. Claire sait qu’au moment où elle allumera cette cigarette, son destin sera lié à celui du beau lieutenant qui s’est maintenant assis au volant. Sa mère la regarde intensément. Claire est sereine, le sable est chaud sous ses pieds, elle ne porte plus sa blouse, mais une légère robe fleurie.

Le lieutenant sourit, Eugène s’en vont.

Claire, confiante, allume sa cigarette. L’impression de griller sa dernière cartouche. Elle se brûle.

— Claire ! Claire, appelle sa mère en la secouant. ….

Claire se réveille, la cendre de sa cigarette est tombée sur sa main. Elle s’est assoupie quelques instants.

Sa logeuse la secoue.

— Claire ! Un télégramme pour vous. Et ne fumez pas au lit, vous allez me faire un trou dans l’édredon. Claire se redresse et prend le télégramme. Le caresse avec les deux doigts qui tiennent la cigarette encore allumée. C’est peut-être son lieutenant.

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