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Personne d’autre que moi

Claude VUARCHEX

Je ne vous cache pas monsieur que l’opération que vous allez subir demain est une opération lourde. Si vous avez des messages importants à transmettre à vos proches, il faut le faire maintenant.

Dans la salle de réveil, je peine à distinguer au-delà de mes verres embués l’infirmière penchée au-dessus de moi, pourtant je n’ai pas de lunettes. Je vais vous faire une piqûre, monsieur, ça va vous aider. Au creux du bras gauche, douleur, je dois grimacer. Je n’arrive pas à piquer sur votre veine. Vous êtes gentil monsieur, je vous fais mal et vous ne dites rien. Je claque des dents. Je vous apporte une couverture chauffante. Léger mieux-être. Absence. Je ne sais combien de temps après, une poigne énergique se saisit du chariot, le tire. Le chariot pivote. Des néons défilent au-dessus de moi, je cligne un peu des yeux mais je m’en fous je suis loin. Une vague odeur de produit ménager ou d’éther, peu importe. Ascenseur. Silhouette bleue de mon pilote infirmier qui bricole un numéro d’étage. Des portes franchies. Encore des néons. L’un d’eux clignote. Une blouse blanche donne un semblant de renseignement à mon voiturier. Le chariot s’arrête. Moi aussi. Je plonge je ne sais trop où, mais j’y vais. Monsieur ? Ouvrez les yeux, monsieur. Voix féminine. Je reconnais l’atmosphère de ma chambre. Mes trois voisins ont l’air d’avoir des visites, des ombres autour des lits. Ouvrez les yeux monsieur, il ne faut pas dormir. Pourtant c’est confortable de dormir. J’ai l’impression d’être loin, de plus en plus loin. Il s’en va ! Il s’en va ! Prise de tension : mon bras gonfle, gonfle, avant de se dégonfler d’un coup… Un vent de panique souffle alors dans la chambre. Dans un brouillard ouaté, l’infirmière en chef fait évacuer sans ménagement les visiteurs en discussion près des autres lits ; deux ou peut-être trois de ses collègues arrivent à la rescousse et tirent énergiquement les rideaux sur les vitres du couloir.

Je me sens, léger, floconneux ; je n’ai pas spécialement mal, je suis même presque bien, pas vraiment présent, ni totalement absent. Je flotte, en spectateur de ce qui se passe autour de mon lit. Gardez les yeux ouverts, monsieur ! Ne vous endormez pas. L’infirmière penchée au-dessus de moi semble s’affoler. Moi, je suis paisible, étonnamment serein, je n’ai pas peur. Gardez les yeux ouverts ! Elle fait signe aux autres blouses blanches de s’activer. Et l’une de me parler très fort, l’autre de me faire une piqûre, une troisième d’arriver en trombe avec un chariot dont le contenu ne m’intéresse pas outre mesure et de faire tomber un ustensile Regardez-moi, monsieur ! Ne fermez pas les yeux ! Votre femme est là, juste à côté. Gardez les yeux ouverts ! Pourtant, c’est sympa de fermer les yeux, c’est reposant. Les tempes me serrent un peu, sinon, cette impression de légèreté n’est pas désagréable du tout.

Prise de tension. J’ai la vague impression que ce n’est pas la première fois… Mon bras gonfle, gonfle… Je me sens faiblard, détaché de toute cette agitation qui ne me concerne pas. Je n’ai pas peur.

La famille, entrez vite, mais pas pour longtemps. Comme dans un cadrage resserré et flou, je vois comme dans un tuyau. Au-dessus de moi, mon père, lunettes embuées, cueille une larme ; mon frère, regard fixe, serre les dents et contracte les muscles de ses joues ; ma chérie, tout à côté, pleure silencieusement dans son mouchoir. Je me fais la réflexion : Vu leur état, t’es moche, t’es mal barré. Je ne suis pas acteur, mais un spectateur détaché de cette tristesse. Je pense au ralenti, mais je n’ai pas d’émotion. Une infirmière les fait sortir, elle a l’air de les presser de la voix et vient bricoler un flacon au-dessus de ma tête. Je ne sais pas combien de temps je reste là, les yeux ouverts, sans rien voir, ni penser.

La suite est embrumée, mais j’ai peu à peu la sensation d’habiter mon corps, de reprendre place sur mon matelas, d’intégrer ma chambre. Je découvre mes voisins prostrés dans leur lit, qui ont l’air de m’épier et me dévisagent en silence. Ils ont le masque. Je me dis : Mec, tu plombes l’ambiance. J’ai un tantinet mal au bide. Le soir, je flotte de nouveau.

Je vous passe les détails, j’ai eu un bel enterrement. Ma chérie a beaucoup pleuré. J’aurais voulu la consoler ainsi que ma famille. J’espérais plus de monde à l’église. Dans l’ensemble les gens avaient l’air tristes. Mais pas tous. Il y en avait deux qui rigolaient. L’un d’eux, c’est un collègue de ma chérie. Il l’aimait bien avant qu’on se connaisse. Apparemment, il ne m’en a pas gardé rancune. D’ailleurs, c’est lui qui m’a invité à boire un pot chez son copain, juste avant que cette histoire de mal de bide commence. Je me rappelle, je l’avais plaisanté en lui disant d’arrêter de tripoter mon verre.

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