Pierre PANISSET
On pleure les lèvres absentes
De toutes ces belles passantes
Que l’on n’a pas su retenir
Les passantes
G. Brassens*
Marcher sur le boulevard de la Croix Rousse jusqu’au vide. La place au bout du plateau, juste avant le gouffre liquide qui aspire vers le centre-ville, miroite comme un lac improvisé. La pluie a cessé, mais chaque goutte reste suspendue dans l’air. Ethan entre dans le bar du Gros Caillou, dont les murs semblent respirer. Choisir la table la plus proche de la grande baie vitrée. Il n’est plus dans le bar. Il est dans une capsule transparente flottant au-dessus du monde. Le monde derrière la vitre est un aquarium. Ethan adopte la posture du laborantin, mais aussi celle du spectateur d’une danse cosmique : « Pratiquer l’affut » comme l’écrit Sylvain Tesson… « … Ecarquiller les yeux, attendre que quelque chose surgisse ». **
S’asseoir. Table blanche en marbre moucheté de gris, marbre éclaté en mosaïque de nuages gris Une tasse de café fume comme un petit volcan, Café Folliet au sachet de sucre qui crisse doucement, petite cuillère ordinaire et pourtant chantante. Stylo quatre-couleurs, carnet ouvert sur deux pages. S’asseoir sur une chaise ordinaire de café, base en faux osier tressé, dossier en bois cintré en forme de cœur. Observer le flux des passants, et dans ce flux continu, le flux des passantes, Et dans le flux des femmes, la passante à isoler du groupe. L’objet, c’est la femme. Les passantes se dissolvent et se recomposent, se fragmentent en pluie de silhouettes. Il doit isoler une femme, mais chaque femme éclate en myriade d’ombres et de lumières. L’objet de son étude est à la fois lui-même et tout le monde face au mystère féminin.
Observer. Dans quel but ? Observer, c’est tout. « L’affut est un mode opératoire. Il faut en faire un style de vie » ** ibid. Se défaire de l’ennui. Le flux à cette heure est intense, multitude pressée, toujours renouvelée, dans sa diversité, rivière infinie de robes, pantalons, manteaux et jeans noirs, de cheveux lumineux ou ternis, de jeunes et moins jeunes. Parfois une petite vieille aux gestes qui semblent répéter ceux d’un autre siècle, d’un temps qui n’existe plus. Trouver une femme idéale, « la Femme », l’idée féminine représentative de la Femme de 2025. Ainsi l’objet de l’observation est défini. En isoler une qui apparait comme celle qui … Celle qui quoi ?
S’arrêter un instant là-dessus. Se dire qu’on a tant fait cela dans des temps plus anciens, assis en terrasse entre amis masculins. On était au défilé. Cardin ou Prisunic. Des mannequins improvisées défilaient comme des nuages de coton sur les trottoirs. On regardait. On jugeait. On arguait. On argumentait. On supposait. On émettait un avis. Léger sifflement admiratif ou non. On rêvait. On évaluait. On allait même jusqu‘à mettre une note. Bref ! On matait les minettes. Eprouvait-on de la honte ? On était des gamins, de sales gamins. On se satisfaisait de voir gonfler notre désir. On se calmait. On fumait une gauloise disque bleu avec filtre. Ethan, lui, c’était la pipe avec de l’Amsterdamer. Le tabac fleurait le miel. On buvait un diabolo fraise ou menthe. On partait rêver à toutes ces passantes qu’on n’aurait jamais.
Ne pas céder à la nostalgie masculine. Aujourd’hui, c’est autre chose. C’est sérieux, rechercher une définition furtive, mais représentative. Comme scruter des paramécies au microscope ? Un microscope sur le chaos humain et les premières victimes de ce chaos. Peut-être, ne pas aller jusque-là. Ethan est suffisamment conscient. Aujourd’hui c’est seulement une « distraction ». Seulement distraire son ennui.
Commencer rapidement à isoler. Le temps est compté. Ce flux ne dure qu’une heure environ. Après, tout le monde rejoint son foyer et le plateau se vide. Il ne reste alors que le rocher glaciaire et un tas de tables et de chaises cadenassées, vestiges d’une civilisation d’ombres passantes, promesses de beaux jours, plus tard. Comment éviter de se laisser emporter par des sensations immédiates, idées préconçues pour l’observation entreprise ? Comment scruter ? Il faut définir un protocole. Ne pas se laisser aller à la simple vision esthétique. L’idéal n’est pas forcément esthétique. Ne pas chercher l’émotion immédiate, le plaisir de l’œil. En avoir conscience, mais ne par y céder. Substituer à cela l’œil froid, le travail du chercheur. Caractériser semble difficile. Trouver une définition qui puisse donner, à l’instant, l’idée de ce qu’est la « Femme de 2025 » est une gageure. Peut-être un non-sens. Cela vaut-il d’être essayé ? Mais c’est une tache difficile, d’autant plus ingrate à cause la foule de ces actrices impromptues qui s’agitent sur le Boulevard. Le protocole est impossible à mettre en place . De toute façon, la ville se moque des protocoles : talons martelant le sol ou cheveux flottants dans le vent, rien n’a de sens. Les vêtements, l’allure, le sourire, tout est illusion, un théâtre liquide. Chaque passante devient un fragment d’une vérité impossible à saisir. Ethan sait qu’il se trompe, qu’il a toujours été dans l’erreur. Mais il persiste, comme un explorateur qui ne sait qu’avancer dans une mer aux reflets hostiles.
Choisir enfin ! L’échantillon est trop nombreux et divers. On ne peut se contenter d’une définition simple, voire simpliste : deux bras, deux jambes, deux seins, deux rondeurs fessières. Outre que ces caractéristiques recouvrent la quasi-totalité de l’échantillon, en moyenne réalisées à cent pour cent, malgré quelques-unes à la frange, cela procède d’un patriarcat désuet et anachronique. On ne peut supputer sur le caractère de chaque échantillon, — le mot même échantillon est grossier—Comment extrapoler sur le caractère, l’humeur, la gentillesse la tendresse ou autre, à partir d’un sourire, d’une tête fermée, d’un regard noir ou absent, d’indifférence apparente, de réclusion dans sa pensée ?
Renoncer ? C’est bien plus complexe. Il le sait. Il s’est déjà tant trompé. Ethan est proche de renoncer à cette recherche. Pourtant, il faut sortir de ces conceptions qu’on utilise généralement. Renouveler la vision. Il y a l’allure générale. Volontaire ou non, front haut ou pas, souplesse ou rigidité de la démarche. Marteler le sol avec ses talons est-il un critère ? Critère de quoi ? Chercher d’autres moyens de définir. Le plus visible, c’est la tenue vestimentaire. Stricte, négligée, bobo, simple, décalée, en uniforme. Là encore les critères sont datés d’une époque révolue. Juger sur l’apparence. Montre-moi comment tu t’habilles je te dirai… C’est fini ce temps où on déterminait l’ouvrière, la paysanne, la secrétaire, la femme des « beaux quartiers », la prostituée, la veuve, la religieuse. Comment savoir au XXIème siècle ? La religieuse en short. La veuve en robe de couleurs vives et bas noirs. La prostituée invisible hors des écrans et tablettes. la femme des « beaux quartier » en sweat et pantalon de sport, la secrétaire en robe bobo, l’ouvrière et la paysanne si minoritaires qu’on ne les voit plus. D’autres femmes également qu’on ne voit plus , voilées ou l’espace limité aux « quartiers ». Encore et toujours des préjugés. Ethan doit se rendre à l’évidence, il raisonne dans un monde disparu. Alors trouver la bonne question. La question, peut-être la plus intéressante, se pose. D’où viennent-elles et où vont-elles ? Travail, fac, maison, rendez-vous, virée entre copines…
Définir. L’apparence est une indication nécessaire, mais non suffisante. Il y autant de façon de se vêtir que de femmes dans ce flux. On doit choisir, On choisira. La première décision, restreindre. Choisir de sa chaise, un angle bien précis entre l’arbre à gauche en face de l’école maternelle et de la crèche, arbre qui donne si peu d’ombre que les enfants grillent, et le Gros Caillou. Toute autre personne est exclue de la recherche. Cette limite soulage le regard. Ne pas prendre en compte les personnes accompagnées d’un homme, d’enfants. De même éliminer sans scrupules un groupe de femmes ou de jeunes filles. Écarter celle qui est vissée à son téléphone. Isoler celle qui est sélectionnée pour l’expérimentation sur la table de marbre. A l’aide d’outils, stylo, carnet de chez Muji à lignes fines et feuillets jaune pâle, commencer. Disséquer. Expérimenter. Imaginer. Décoder. Décrypter. Et donner une réponse. Et la vainqueur est …
Se ressaisir. Ethan se rend compte de sa vision machiste. Il a même écrit vainqueur à l’ancienne… au masculin, car c’est la vision masculine, un voyeurisme assumé. Assumer. Assis dans sa vitrine, Ethan regarde les filles, observe les femmes. Il est vu autant qu’il voit. Ont-elles envie d’être regardées, scrutées, détaillées ? La protection de la baie vitrée est bien mince pour l’observée, comme pour l’observateur. Une connexion non désirée pourrait s’établir. On ne peut plus regarder comme avant. On a plus le droit. Le droit au regard. On ne peut plus mater, déshabiller du regard, poser ses yeux sur une partie désirable ou non d’un corps, j ;;uger, soupeser, espérer, désirer. Cette vision est très vite perçue comme une offense, une violence virtuelle, une agression à caractère… A caractère quoi exactement ? Si le regard est une caresse insensible. S’il est une tendre tentative. S’il n’est ni lascif, ni concupiscent. Si la seule agression est celle contre la laideur de la solitude. Si ce qui est regardé n’est pas le corps, mais sa beauté.
Porter le regard. Contempler ses semblables, est-ce réellement une agression ? On a le droit de regarder une fleur, un arbre, une abeille butinant, un coucher de soleil et s’en ébahir. Pas de porter le regard sur une passante. Observer, dès lors, en catimini, se cacher pour voir. A la sauvette ! Le mot est lancé, il faut se sauver. Du point de vue objectif, ce n’est pas satisfaisant. Comment assis sur cette chaise en forme de cœur ou de cul renversé, trouver ce qu’il cherche ? Que cherche-t-il ? Veut-il chercher ? Espère-t-il trouver ? Choisir un détail, de manière subjective. Qu’importe le faucon pourvu qu’il soit tendresse ! Il aime paraphraser. Il sourit. C’est sa conclusion… « Et si rien n’arrive, la qualité du temps passé se trouvera accrue par l’attention portée. » **
Extraire du flux. Il en choisit une. Pas de portable. Une allure active. Elle s’arrête par instant. Elle replace un peigne dans ses longs cheveux bruns en chignon incertain. Habillée d’une robe longue, d’un pull aux couleurs chatoyantes. Ni souriante, ni fermée, juste dans son monde, dans le monde. Rend le ballon à un gamin qui l’a touchée par un tir maladroit. Sourit. Impression d’aurore boréale. Air tendre face aux excuses du bambin. Ethan resserre son regard. Le monde se condense autour d’elle. Peut-être une maman. Trente, quarante, cinquante, peu importe. Un homme l’aborde. Cigarette. Briquet. Il allume, rend le briquet. Ethan n’a pas le temps de noter. Style télégraphique. Ethan réduit son champ de vision. Il réduit cet angle à la seule personne. Être au plus près, voir, voir vivre.
— Monsieur, vous avez fini ? Besoin d’autre chose, je peux débarrasser ? Un autre café ?
Il est interrompu par cet enchainement de questions. Au moment même où il croit l’atteindre, elle devient lumière et disparaît derrière le Gros Caillou. La table de marbre ne renvoie plus que son propre reflet éclaté.
Excuser. Le serveur n’y est pour rien. Il a des bouts de phrases, un souffle ou deux d’une vie dont il ne saura pas plus. Il est seul sur son bout de marbre. Son objet d’étude s’est évaporé. Le flux se retire comme une marée invisible, laissant le plateau vide et la vitrine comme un portail vers le silence. Plus de quête, plus de leurre, seulement la solitude choisie, douce et liquide. Comment vivre seul ? La question est revenue, à travers la baie vitrée. C’est fou comme une question est capable de traverser le verre. Ethan décide la fin de cette recherche. Plus besoin de chercher. Il ne faut pas chercher. Le leurre d’une rencontre, la vie encombrée par des sentiments semblent fortuits, sont inutiles maintenant. Sa dernière expérience l’a décidé. Il ne veut plus. Sa dernière recherche l’a mené à cette conclusion.
Faire le vœu d’une vie dans une solitude bienveillante et ouverte, ce qui semble paradoxal. Pas une vie recluse, amère, loin des autres. Non, une solitude choisie. Au Gros Caillou après des jours d’observations infructueuses, la quête tournait à l’obsession autour de la Femme, autour des femmes, des relations établies avec elles, contre elles, parfois dans la confusion. Comme un mirage, comme un envoutement qui a cessé.
Rester ouvert, ne plus tomber dans les pièges des affres de l’amour. Être en anamour. Être ami, s’ouvrir à tous et à toutes. Seul, jusqu’à lors il pensait cela impossible. Imaginer une vie sans femme à côté de qui vivre, sans femme à qui penser. Mère, copines, épouses successives. Ni mono, ni poly, juste en anamour. Maintenant il faut le temps d’être réellement confronté à soi-même. Ethan avait choisi, sans succès, de retrouver cet état de vie partagée, une vie à deux, ou plus récemment à plusieurs, polyamour disait-elle. Une manière de penser à deux. Une manière de penser à l’autre. Mais une dissymétrie. Le regard se concentre alors sur l’écran. Le message qui met du temps à arriver. On ne voit plus le monde. On ne voit que l’écran blanc. Vous n’avez pas de message… Et pensant que la partenaire est accompagnée, subir une solitude en attente de… c’est fini se dit Ethan. Peut-on imaginer de vivre seul ? Comment vivre seul ?
Tourner son regard vers soi-même, en soi-même. Diagnostiquer comme un anima-thérapeute, spécialiste de l’âme, les dégâts et se projeter dans un avenir plus simple sans construction inutile sans âpreté stérile. Se sentir flotter dans des pensées paisibles sans enjeu, sans jeu de dupes. Ce n’est pas un choix simple. D’autant lorsqu’on a connu des grands moments de vie à deux. C’est comparable aux débuts d’un régime sévère. C’est un régime sévère.
Supprimer drastiquement, le gras, le sel, le sucre. Supprimer les relations amoureuses pour se concentrer sur soi. Le gras, le sel, le sucre de l’âme. Cela laisse une substance limpide et brillante, une conscience pleine, prête à explorer son propre univers.
Espérer ne pas replonger, une fois la diète terminée. On est à la fois d’un côté apaisé et l’autre encore en voie de cicatrisation. Le but, dépasser les premières frustrations. On entre dans la phase du bien-être. Comme après une addiction vaincue. Question de volonté. Pour la solitude choisie, c’est assez comparable. L’amour en soi est-il mort ? Non. il ne le sera jamais. On nait pour croitre, se multiplier et mourir. Mais tout au long, le fil de tout cela est l’amour. Ou son manque, ce qui est pareil. Cela parait à l’environnement proche comme une inquiétude. Santé mentale, bien-être, bien vivre. Cela semble perturber les proches. La réclusion est mal vécue. Le retrait a ses limites, familiales, amicales, sociales.
Vivre seul ? Vivre seul ne signifie pas se reclure. Est-ce enfiler un costume de moine et habiter une cellule ? C’est tout le contraire. C’est sortir, décider d’aller là et où on veut. Sans heures, sans contraintes, sans limites autres que le raisonnable et encore que. Vivre seul n’est pas de l’ordre de la folie. Ressentir cette retraite, non comme un signe dépressif, mais comme une joie de se prendre enfin en charge, d’avoir un « cerveau à soi » , de ne plus se considérer comme dépendant, mais comme libre de toute attache, ne plus se croire en manque, mais au contraire en plein. Plein de découverte de qui on est. Plein d’oser enfin. Plein d’affirmer sa personne, autrement que par les subterfuges de l’affabulation et du mensonge. Plein de se retrouver soi.
Se dire enfin, je ne suis pas vide ! je suis plein, je suis Ethan Je suis l’univers, la vitrine, la pluie suspendue.
.
IL est Ethan.
Notes :
*Ce texte est à l’origine un poème d’Antoine Pol Emotions poétiques ( 1911 publié en 1918) dont Brassens a supprimé une strophe
Les passantes
Je veux dédier ce poème
A toutes les femmes qu’on aime
Pendant quelques instants secrets
A celles qu’on connaît à peine
Qu’un destin différent entraîne
Et qu’on ne retrouve jamais
A celle qu’on voit apparaître
Une seconde à sa fenêtre
Et qui, preste, s’évanouit
Mais dont la svelte silhouette
Est si gracieuse et fluette
Qu’on en demeure épanoui
A la compagne de voyage
Dont les yeux, charmant paysage
Font paraître court le chemin
Qu’on est seul, peut-être, à comprendre
Et qu’on laisse pourtant descendre
Sans avoir effleuré la main
A celles qui sont déjà prises
Et qui, vivant des heures grises
Près d’un être trop différent
Vous ont, inutile folie,
Laissé voir la mélancolie
D’un avenir désespérant
Chères images aperçues
Espérances d’un jour déçues
Vous serez dans l’oubli demain
Pour peu que le bonheur survienne
Il est rare qu’on se souvienne
Des épisodes du chemin
Mais si l’on a manqué sa vie
On songe avec un peu d’envie
A tous ces bonheurs entrevus
Aux baisers qu’on n’osa pas prendre
Aux coeurs qui doivent vous attendre
Aux yeux qu’on n’a jamais revus
Alors, aux soirs de lassitude
Tout en peuplant sa solitude
Des fantômes du souvenir
On pleure les lèvres absentes
De toutes ces belles passantes
Que l’on n’a pas su retenir
** citations : Sylvain Tesson La panthère des Neiges (2019)