« L’instant du pêcheur »

Chouski MARICHAL

Je n’ai jamais oublié ce hurlement.
Cinquante ans après, son écho résonne dans la caverne de mon crâne. Dans mes soirs de solitude, il fait trembler ma nuit. Je l’entends dans le vent, je l’entends dans les cloches au loin, je l’entends quand migrent les oiseaux au-dessus de moi. Chaque cri en est l’écho, depuis tout ce temps. Chaque vibration de l’air le contient en gestation et je crains de l’entendre à nouveau. Même dans la musique, même dans le chant des oiseaux, même dans le rire d’un enfant, je sens ma mémoire qui rejoue cet appel, et je l’entends partout où est la vie. Ce cri a coupé ma vie en deux.
J’étais très jeune, alors. La vie me semblait belle, simple, et facile, ignorant que j’étais des difficultés qu’elle nous propose, et des épreuves qu’elle nous impose. Privilégié, insouciant, amoureux léger depuis quelques semaines d’un joli minois parsemé de taches de rousseurs entrevu chez des amis de mon père. L’étouffante chaleur de cette grésillante journée de juillet m’avait mené sur l’autre rive en face de la ville à la lisière de la sombre forêt. À la recherche de la fraîcheur et de la tranquillité. Désireux de solitude, ces instants où je ne demande rien à personne et où personne ne me demande rien. Je pêche et mes pensées ont alors la nonchalance du bouchon au fil de l’eau.
C’est pourquoi j’ai été très contrarié lorsqu’un groupe de fêtards a envahi mon coin de paradis. La rivière est à tout le monde, mais je m’étais approprié ce lieu et son silence. Ils sont arrivés nombreux, joyeux, irrespectueux, bruyants, tout à la gaîté de la noce de la veille dont ils parlaient encore. Je compris que j’avais là les jeunes mariés et quelques invités qui avaient passé la nuit à boire et à chanter. Je n’écoutais pas mais j’entendais.
Et j’entendais surtout le silence de la jeune épousée. Il contrastait avec la joie bruyante et vulgaire de ses amis. Un peu à l’écart, elle semblait fatiguée et mélancolique.
Soudain, un double cri. Un cri de surprise qui se mue en hurlement d’horreur. Deux cris séparés par un minuscule silence d’éternité durant lequel on croit à l’impossible espoir. Un minuscule silence durant lequel j’ai tout compris. Juste avant de crier elle avait retenu sa respiration, sans doute en découvrant la terne et sinueuse lanière se glisser vers son pied. C’est son souffle suspendu qui m’avait fait tourner la tête et j’ai deviné – plus que je n’ai vu – le mouvement vif et sec du serpent qui instille son venin. C’est alors qu’elle a poussé un premier cri comme un cri de surprise.
Nous aurions eu le temps de la sauver. Le temps. Le temps, qui parfois s’arrête, semble se traîner. Moi, j’avais vu, entendu, et compris, mais j’attendais de celui auquel elle venait de lier sa vie qu’il volât à son secours. Il ne bougeait pas, ne voyait rien, n’entendait rien, ne disait rien. Et c’est ça, cette indifférence, qui l’a amenée à pousser ce hurlement d’horreur. Elle avait placé sa confiance en lui, sa vie. J’étais pétrifié… Le temps immobile. Je me disais, il va voler à son secours. Je me disais, s’il n’y va pas j’y vais.
Elle est morte sous mes yeux, devenue muette, le corps tordu de douleur.
La vie a continué. J’ai revu ma chérie, je l’ai épousée, nous avons eu une fille qui s’appelle Eurydice. La vie a continué, mais plus comme avant. J’avais reçu une leçon, comme une claque. Une leçon sur la fragilité de nos vies, sur la confiance de l’amour, sur la responsabilité. Une leçon sur la peur et le courage. Sur l’égoïsme. Elle est morte sous mes yeux et j’entends encore son cri.

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