Paris, avenue Montaigne, le 30 Mai 1982
Ma chère Romy,
Si, si, Romy, je vous ai aimée. Qui aurait pu passer à côté de tant de grâce ? Depuis votre arrivée dans l’empire naïf de votre jeunesse virginale je me précipitais, en proie à une addiction étrange, aux premières séances de vos films.
J’avais 54 ans et une gloire en suspens, fruit d’un passé que je commençais déjà à supposer comme le meilleur de ma gloire. Comment ne pas établir le parallèle avec la belle actrice allemande qui débarquait un jour de 1930 sur les écrans français ? Comment ne pas voir l’écart entre la sensualité de cet Ange Bleu provocateur, érotique ou cette Impératrice Rouge arrogante et la jeune épouse impératrice, si innocente, que les choses de la vie ne semblaient pas avoir effleurée ?
Si, si, à 54 ans j’imaginais encore la possibilité d’un deuxième souffle, que je trouvais loin des rôles habituels de prostituée dans lesquels l’establishment cinématographique m’avait cantonnée au début de ma carrière. Entre deux tournées mondiales où j’abreuvais un narcissisme exacerbé aux encouragements du public, je restais attentive aux informations à votre propos, Romy.
Je dois vous le dire, Romy, je vous ai haïe, j’étais d’une jalousie excessive à votre égard, je lisais tous les journaux qui relataient votre talent ou les détails votre vie privée, qui comptaient vos conquêtes, à commencer par le plus emblématique, cet Alain D. qui m’avait autrefois dédaignée comme on regarde une photo jaunie sur la cheminée.
Je passais parfois des nuits à examiner des documents, espérant entrapercevoir un signe annonciateur de votre chute prochaine, je revoyais dix fois La Piscine, Les Choses de la Vie ou le symbolique L’Important c’est d’Aimer, à la fois émerveillée par l’actrice et torturée par la conviction que vous représentiez l’épée de mon destin.
J’avais même tenté une approche indirecte de Claude S. pour obtenir un rôle et même lui suggérer un scénario construit sur mesure pour moi. Inéluctablement, votre carrière s’épanouissait à mesure que la mienne rétrécissait dans les limites du souvenir.
Il y avait eu l’Enfer de H.G.Clouzot en 1964 qui aurait pu torpiller votre carrière faisant redouter aux réalisateurs une malédiction qui vous empêcherait à jamais de sortir des nasses de Sissi. Vous avez rebondi.
Aujourd’hui, j’ai gagné en sagesse, je me suis abritée de la cruauté de la vie publique en me retranchant dans le cœur de Paris.
Ce matin, je ne sais si je dois regretter de n’avoir jamais tenté de vous rencontrer ou si cette distance me fut salvatrice, me permettant de fixer une obsession sur votre image, me permettant de leurrer mon mal de vivre dans une vie par procuration. Parfois j’ai l’impression d’avoir vécu votre vie comme une Soif du Mal qu’Orson Welles clairvoyant m’avait offerte dans un dernier rôle splendide et lugubre.
Que serait-il arrivé si je n’avais pas accédé à la demande de la jeune starlette que vous étiez de vous mettre en contact avec Jacques D. qui vous proposa alors ce rôle dans La Piscine et cette rencontre avec Alain Delon ? Votre talent aurait-il éclaté d’une telle évidence auprès du public français ? J’ai gardé la conviction intime d’avoir été votre Pygmalion et en même temps, l’artisan de ma déchéance du statut de star mondiale.
Adieu Romy, adieu Sissi, adieu. Ce matin, entendant la nouvelle avec ces commentaires sur votre goût pour le malheur et la dépression auxquels même l’immense succès ne vous a permis d’échapper, je me rends compte que vous êtes la seule personne que j’ai aimée, de cet amour tragique qui parfois empêche de vivre mais qui m’a mise à l’écart des excès et des illusions auxquels beaucoup de grands artistes ne peuvent échapper.
Je sais, dans 30 ans on dira que tout cela n’était que fariboles de journalistes à sensation et que le destin vous a prise en traître pour éviter ce que j’ai dû vivre après la célébrité mais, maintenant, je prends conscience que cette vie simple et retirée constitue peut-être le meilleur de mon existence et celle-là n’appartient qu’à moi.
Votre Lili
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