Paule GAILLARD
Ce soir nous dînons chez Jean-Eudes et Marie-Ange. Marie-Ange je la connais depuis longtemps. Elle a débuté comme dactylo dans mon cabinet. Elle louait avec sa sœur une chambre rudimentaire dans la vieille ville. Sa sœur plutôt perverse lui menait la vie dure. Les soirs où je sortais, Marie-Ange gardait chez moi ma fille âgée de quelques mois. Juste une présence. Marie-Ange était heureuse d’échapper ainsi à sa sœur jusqu’au matin. Elle en profitait pour prendre un bain avant de se coucher. Je lui ai appris à remettre en ordre la salle de bain après s’en être servie, idem pour la cuisine. Ses notions d’hygiène étaient limitées. Pas très jolie, fille de gros paysans rustres, un sou c’est un sou. Leurs deux frères à l’avenant. Les filles se sont évadées.
Un jour Marie-Ange m’a avoué qu’elle réveillait parfois ma fille pour s’assurer qu’elle n’était pas morte. Elle nous disait des choses du genre : « Mais alors si le lundi de Pâques tombe un mardi… ». Elle croyait que sa sœur avait perdu son pucelage en montant à cheval. Pleine de bonne volonté, elle apprenait vite, tant dans son travail que chez moi. Elle a puisé des livres dans ma bibliothèque. Elle a peu à peu pris de l’assurance. Elle est d’ailleurs partie y travailler, dans les assurances, suite à une proposition intéressante. Nous nous sommes un peu perdues de vue.
Quelques trois ans plus tard, j’ai reçu une invitation pour son mariage. Le mari, un grand beau mec avec barbiche genre d’Artagnan, cultivé, noble et châtelain. Le mariage était organisé dans les jardins de son château avec une kyrielle de serveurs loués en même temps que les meubles de la réception champêtre. La partie habitation de la haute cour avait été remaniée à la Renaissance, y introduisant des fenêtres à meneaux qui égayaient l’austérité d’origine. La vue depuis les échauguettes donnait sur la vaste plaine d’où on pouvait voir venir l’ennemi. Plus tard je me suis aussi mariée.
Et là, ce soir, nous nous rendons à une invitation de Marie-Ange et Jean-Eudes. Bel appartement en centre-ville dans un immeuble cossu.
Nous prenons l’apéritif au champagne dans le salon Directoire.
Marie-Ange presque jolie, est souriante et volubile. Jean-Eudes affable, enjoué et prévenant. Il nous dit son soulagement quand il a su que Marie-Ange avait pris un congé pour la journée parce que parfois elle oublie qu’ils ont des invités. Pendant qu’elle passe les toasts et que nous levons nos verres, Jean-Eudes nous narre sa famille toute d’épées et de goupillons dont il se moque doucement. Lui est avocat dans un grand cabinet et adjoint au maire de la ville.
Nous passons à la salle à manger. Grande table, nappe blanche brodée, porcelaine, cristaux, argenterie, chandeliers. Nous prenons place sur nos chaises Louis XIII.
Marie-Ange se relève d’un bond : « J’ai oublié de faire à manger » !