« Le rêve éveillé »

Vivi BERNARD

Bruit d’eau ininterrompu, continuité de la vie. Concert de bourdonnements, vibration furtive dans la haie…Le vent dans les branches, un gazouillis d’oiseau. Une corneille craille au loin. Un papillon blanc se pose sur une ronce. Il a une tache noire sur l’aile. Des cadeaux de la nature. Mes pas crissent sur les cailloux du chemin de terre, herbeux en son centre. Seule sur ce sentier, j’ai conscience de faire corps avec l’univers qui m’entoure. En même temps, mon identité prend forme. Les bourdonnements s’intensifient. Une palette de verts maintenant en offrande : l’émeraude des conifères, le vert jauni des prairies que parsèment de vert moyen quelques bouquets d’arbres. Tant de beauté pour moi, tant d’harmonie et de quiétude… Je choisis où je pose mes pieds, évite la jeune pousse de la ronce en travers du chemin. J’ai de la chance de suivre ce chemin bordé de fougères vigoureuses. Entre deux frênes, un bout de ciel, des nuages blancs, cotonneux… Un grillon ? Son grésillement me transporte devant la maison familiale du Tarn. C’est le soir, après le repas. Nous sommes assis sur le banc de fer. Papa est à côté de moi. Les mûres se préparent pour l’automne, le houx pour Noël. Dans le lointain, une scierie. Un bruit de tronçonneuse rompt la quiétude ambiante. Premières feuilles jaunies, éparses sur le sol. Cycle perpétuel des saisons. Le tube d’Amir s’échappe d’une radio de voiture. Il dérange la paix des lieux. Le papillon m’a retrouvée. Des oies cacardent dans la cour d’une ferme. Je ferme les yeux. Gamine, avec une gaule, je conduis mon troupeau d’oies dans la parcelle de blé fraîchement moissonnée. Odeur d’un troupeau de vaches. De race blanche, elles paissent, paisibles. Je suis libre sur ce chemin. Je marche sans trop savoir où il me conduit. Je ne suis qu’un élément dans cette nature généreuse. De jeunes orties…Pour la soupe ? Pour une friction à l’endroit de ma douleur ? L’odeur du foin coupé me renvoie à mon enfance. Sur la râteleuse tirée par deux vaches, mon anxiété est toujours là, avec la crainte de ne pas déclencher au bon moment, l’appréhension que la quantité de foin ramassée ne soit pas en alignement avec l’herbe déjà encordée… Le papillon blanc avec sa tache noire se pose sur une gueule de loup sauvage. Petit ruisseau, fraîcheur sous les noisetiers…La sensation est forte : sur un autre chemin creux, je conduis mes six vaches vers le pré de Daourel. Là, je construis des barrages sur le filet d’eau. Un papillon, brun cette fois, me précède. Des gousses de genêts éclatent au soleil. Je suis sans contrainte. Je ne marche pas sur le Chemin de Compostelle. Je n’ai pas une distance précise à parcourir avant d’arriver au gîte d’étape réservé. Le sac à dos, mon compagnon de route, ne tire pas sur mes épaules. Des chaussures de marche n’emprisonnent pas mes pieds endoloris. Je suis libre dans mes mouvements, libre dans ma tête. Une toile d’araignée tendue entre les branches des genêts…J’en ai beaucoup photographiées, couvertes de rosée et de givre en quittant très tôt la maison d’hôtes en direction de Cahors. La voûte de verdure m’entraîne toujours plus loin, trouée vers l’Infini… Là encore, des vaches paissent tranquillement entre les fleurs de chardons. Elles n’entravent pas le Chemin comme sur l’Aubrac. Les bourdonnements s’épaississent autour d’une bouse de vache. Sur le Chemin, j’y avais trouvé quantité de petits papillons bleus. L’odeur des bouses envahit le lieu, c’est une odeur que je connais bien, qui adhère à mon enfance. Des touffes de gui sur un peuplier : Noëls d’autrefois… La nature m’englobe, je ne maîtrise plus les souvenirs. Un bruit d’eau m’appelle. Je localise la source entre les pierres moussues. Cette fraîcheur encore…Ces vergnes… Je suis à la pêche avec Papa au bord de l’Assou, derrière la maison familiale. Papa m’a préparé une canne plus courte sans trop de fil et m’entoure de ses conseils. J’ai la chance d’être là, maintenant…Tout y est paisible. Mes pensées se calquent sur le rythme de ma marche. Dans cet aquarium de verdure, je suis en accord avec ma nature profonde et mes aspirations intimes. J’ai ma place en ce monde. Je me laisse porter. Une paix intérieure m’envahit. La mise en mouvement de mes jambes induit ma pensée. J’ai la sensation d’être là où je dois être. Je vis pleinement le moment présent. J’oublie tout. J’arrête un moment le tourbillon de la vie. Je peux faire face à moi-même. J’ai confiance. Je crois à la beauté du monde. J’ai trouvé le silence intérieur, la communion avec la nature. Je me sens légère, emportée dans ce cycle établi. Je n’ai pas de préoccupations. Je pourrais aller plus loin. Ma marche s’est adaptée à un rythme qui me convient. Je n’ai pas envie de revenir sur mes pas. Mais envie d’aller de l’avant, encore et encore, pour mieux me connaître, évaluer ma dose de fatigue, apprendre l’humilité. Le souffle du vent caresse mon visage. Deux papillons me raccompagnent. Un seul se détache devant moi. Des traces de pas imprégnées dans le sable conduisent au vieux portail de bois.

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