Ana SURRET
La Dame au Train
Marjorie se demande depuis un moment ce qui la gêne dans la scène qu’elle a devant les yeux.
Est-ce la mélancolie de la jeune femme blonde toute habillée de blanc, l’incongruité de cette fenêtre qui ne perce aucun mur et qui ouvre pourtant la vue sur une longue jetée habillée de planches disjointes ?
Ou encore, cette voie ferrée dont les rails s’en vont le long du rivage, en formant une grande boucle dominant le sable crémeux ?
Tout en réfléchissant à la composition du tableau, elle a détourné les yeux de la toile pour s’apercevoir que le public dispose de banquettes étroites pour s’asseoir et contempler plus à son aise les œuvres pendues aux cimaises. Des banquettes recouvertes de velours rouge en tous points semblables à celle de la toile qu’elle regardait à l’instant.
Elle sourit et se retourne vers la peinture afin de s’assurer de l’exactitude de sa comparaison.
A n’en pas douter la banquette ne diffère en rien de celles occupant le centre de la grande pièce où elle se trouve seule.
Une envie de fou rire la prend soudain, qu’elle réprime vite, de peur d’ameuter les gardiens.
Elle se concentre sur la scène et passe au crible d’infimes détails. Son regard fixe les arbres, défeuillés et immenses, qui occupent le centre de la scène et éprouve un sentiment fugace et pénétrant : ces arbres sont-ils le cœur de l’énigme ?
Par-dessus la fenêtre sans murs, deux d’entre deux entremêlent leurs branches à un autre arbre, discret, peint en bordure du tableau.
Les cinq autres s’élèvent, presque en cercle ; leurs troncs, à peine renflés sous la naissance des branches maîtresses, s’évasent légèrement à leur base, suggérant que leurs racines puissantes s’enfoncent profondément dans le sol sablonneux.
Une notion de force se dégage de leur présence monumentale. Idée étayée par les ombres imposantes projetées jusqu’aux abords du ballast.
Le reste paraît fragile, les parois des wagons, les poteaux portant les lignes électriques, jusqu’aux roues des boggies, dont le diamètre ne peut être comparé avec celui des troncs majestueux.
Jusqu’à la mer, aux vagues modestes…
Les arbres n’ont qu’une seule rivale : la jeune femme blonde.
En cet instant, Marjorie découvre que sa fragilité n’est qu’apparente. « Assise, elle est grande, se dit-elle, si elle se dresse, elle domine les arbres »
Elle se sent soulagée, délivrée d’un poids.
C’est sa propre insignifiance qu’elle a cru voir. Elle n‘avait pas eu conscience de cet effet miroir.
Maintenant, elle goûte sans réserve le fruit de l’imagination de l’artiste, tout en se demandant quels motifs ont pu l’inspirer.
Amour perdu ? Création débridée, mêlant portrait et paysage incongru ?
Le saura-t-elle un jour ?
Approchant de la toile luisant doucement sous les spots, elle voit un cartel, grand comme une carte de visite, sur lequel elle lit : « La dame au train » anonyme, première moitié du XXe siècle.
Est-elle déçue ?
Non !
Elle va pouvoir continuer à rêver, se dire qu’un jour elle a posé pour un artiste dont elle n’a jamais voulu révéler le nom .
Pas plus qu’elle n’a dit, et ne dira, où elle s’est assise sur une banquette rouge, identique à celles en place derrière elle.
L’énigme demeure.
Est-elle la seule à en posséder la clef ?
Marjorie a quitté le musée en se promettant de revenir car cette toile de la « Dame au train » l’intrigue.
La jeune femme, aussi brune que l’héroïne de cette toile est blonde, se demande pourquoi elle a éprouvé la sensation que c’était elle qu’elle voyait. La couleur des cheveux, leur longueur – elle les porte très courts – n’ont rien de commun avec le personnage de cette œuvre…
Perdue dans ses pensées, elle se prend les pieds dans le support d’une immense ardoise annonçant le menu du jour – en une belle écriture cursive – d’un restaurant de l’avenue.
Une main ferme et charitable lui empoigne le bras avec vigueur, lui évitant de s’étaler de tout son long sur le trottoir.
Foutue ardoise, pense-t-elle, en laissant échapper un « aïe » sonore, avant de se retourner pour remercier la personne qui vient de lui éviter la chute.
Le bras encore tendu, un tout jeune homme porte sur elle un regard interrogateur.
Vous vous êtes fait mal ?
Marjorie s’empresse de lui dire que non, tout en grimaçant.
Avec autorité, son sauveur l’attrape par le coude et la conduit à l’une des tables de la terrasse du restaurant.
En quelques pas, claudicants pour Marjorie, ils sont à l’écart du flux des piétons, assez dense en ce samedi ensoleillé.
Confuse de tant de sollicitude, la jeune femme rosit et bredouille des remerciements.
Elle sourit au jeune homme qui lui fait face.
Quel âge peut-il avoir ? Vingt ans tout au plus ?
Il lui rend son sourire et insiste pour qu’elle vérifie qu’elle n’a rien de casser. D’une main elle palpe sa cheville douloureuse et conclut que le choc l’a seulement meurtrie. Afin de prouver la justesse de son diagnostic, elle se lève et piétine sur place en relevant le bas de son pantalon. Le comique de la situation les porte à rire et leur rire se transforme en fou rire.
Marjorie se rassied, retrouve son calme et annonce tout de go : je m’appelle Marjorie Zuber et vous ?
Moi ? C’est Quentin Rivière.
Heureusement que vous passiez par là !
Ho ! C’est le hasard.
Le restaurant ne faisant pas bar, Marjorie propose à son sauveur de traverser l’avenue pour aller boire un café à l’une des terrasses visibles par dessus le flot des voitures.
Volontiers, répond Quentin qui, sans demander son autorisation, accroche son bras au sien. Ils franchissent, bras dessus, bras dessous, en quelques enjambées chaloupées, le boulevard encombré.
J’espère que je n’abuse pas de votre temps
Pas du tout, je flânais sans but précis après avoir visité le musée.
Vous sortiez du musée ? Comme c’est drôle, j’en sortais aussi et sans cette ardoise, nous ne nous serions pas rencontrés.
Les musées, j’aime bien, surtout ceux peu courus, car on a le temps de regarder ce qu’ils exposent.
Alors vous vous êtes peut-être arrêté devant les mêmes toiles que moi ?
Je ne sais pas, qu’avez-vous admiré ?
« La Dame au train » ! Je suis restée plus d’une heure à la regarder. J’ai trouvé cette toile intéressante, mais bizarre. J’suis pas une spécialiste et ne peux expliquer pourquoi… Pour moi la peinture c’est histoire de feeling, de coup de cœur.
Et vous ?
Je l’ai vue, mais sans plus.
Que faites-vous, vous si jeune, pour traîner les musées un samedi après-midi ?
Je veux entrer aux Beaux-Arts ; je peins un peu, je dessine beaucoup. Ce qui me passionne, c’est le trait, l’équilibre entre les lignes directrices.
L’exposition sur Michel Ange doit vous plaire.
Oh oui ! Mais, j’ai renoncé à entrer car la file d’attente est si longue… J’ai découvert une partie de l’exposition sur Internet et j’ai aussi navigué sur les sites des expos de Londres et d’Amsterdam. C’est fabuleux ce qu’a produit cet homme.
Emportés par leur passion commune pour l’art pictural, Marjorie et Quentin ont laissé leur café refroidir. Quant ils s’en aperçoivent, ils rient.
Quand on pense que nous devons notre rencontre à une ardoise, un instrument pour écrire et dessiner ! s’esclaffe Marjorie. Vous conviendrez que tracer des lettres aussi bien faites, relève du dessin.
Je ne dirais pas le contraire, renchérit Quentin. Même, qu’au Moyen-Âge, certains moines copistes étaient considérés comme de vrais artistes.
Le soleil a décliné à l’horizon.
Ils ne s’en soucient pas.
Attablés devant un second café, qu’ils ont laissé refroidir lui aussi, ils sont, simplement, bien.
Ni Marjorie, ni Quentin n’éprouvent l’envie d’en savoir plus l’un de l’autre.
Le hasard les a réunis, ils s’en remettent à lui.
Il fait nuit lorsqu’ils quittent la terrasse de la brasserie.
Ils ont passé en revue toutes les expositions qu’ils ont visitées, ont parlé des musées, de ceux qu’ils connaissent, de ceux parfois lointains, qu’ils aimeraient découvrir…
Ils se disent au revoir en se serrant vigoureusement la main et se donnent un improbable rendez-vous devant la « Dame au train » ou ailleurs, face à une autre œuvre d’artiste anonyme ou célèbre…
Laissons faire le hasard disent-ils en chœur, avant de s’éloigner dans des directions opposées.
Marjorie a regagné son studio sous les toits, au 5e étage d’un immeuble dominant la ville, et se laisse aller à ses rêveries coutumières. Elle commente à voix haute, dans un long soupir : pour sûr, qu’une autre rencontre brutale avec une autre ardoise, ou quelconque obstacle, n’aura pas de suite aussi agréable que celle de l’après-midi !
Comme chaque fin de semaine, Marjorie appelle sa mère.
Allo ! Maman ? Comment vas-tu ?
Sa mère lui répond d’une voix claire, un « bien » tonique.
La mère et la fille narrent à tour de rôle ce qu’elles ont fait pendant la semaine et Marjorie en vient à conter l’épisode de l’ardoise.
Sa mère la taquine en lui disant que « ce » Quentin est peut-être son futur amoureux.
Marjorie se récrie, affirme que c’est impossible, qu’en dehors de leurs noms et prénoms et leur passion commune pour l’art pictural, ils ignorent tout l’un de l’autre.
L’air entendu de sa mère qui perce dans sa voix, l’agace, elle abrège la conversation prétextant des choses urgentes à faire.
Elle repose le combiné avec vigueur et reste là, debout au milieu de la pièce, décontenancée par sa réaction.
D’un haussement d’épaule, elle tente d’évacuer la gène qui l’a saisie lorsque sa mère lui a parlé d’amoureux.
Oh ! Elle sait bien que l’auteur de ses jours rêve d’être grande mère !
Mais elle n’est pas prête à aliéner sa liberté pour assouvir le désir de sa mère.
Elle n’a pas trente ans et sa vie de célibataire lui convient tout à fait.
Il est tard et elle a faim.
Plantée devant le frigo béant, elle se décide pour deux œufs au plat et un yaourt. Rien de gastronomique dans son menu, ni d’équilibré. Elle sourit en pensant aux commentaires que ferait Mariagnès, son amie diététicienne…
Moins d’un quart d’heure plus tard elle s’installe sur le canapé avec une pile de magazines à côté d’elle.
La sonnerie du téléphone la fait sursauter.
Qui peut appeler à cette heure ?
Je n’te dérange pas ? lui demande la voix joyeuse d’Amandine. Je sais qu’il est très tard, c’est même indécent d’appeler à cette heure, mais je suis sûre que ce que j’ai à te proposer, te plaira.
Marjorie n’a pas le temps de prononcer un mot, son amie enchaîne déjà. « Demain, nous sommes invités, Pascal, Gilles et moi à Consenvoye dans la Meuse, village charmant dont les habitants ont eu l’idée d’ouvrir des gîtes pour artistes. Nous avons pensé que cette escapade pourrait te séduire. Comme lundi est férié, nous passerons la nuit sur place à l’auberge. Je dois rappeler dans une demi-heure pour confirmer combien nous serons, je souhaite que tu sois des nôtres…
Marjorie ne connaît pas ce village de la Meuse, mais sait en revanche, pour avoir passé d’autres week-ends avec ce trio, que l’on ne s’ennuie jamais avec ces bons vivants.
Un silence.
Amandine insiste.
Marjorie accepte.
Nous passerons te prendre à 6 H 30 demain matin. Bises et bonne nuit.
Moi qui pensait faire la grasse matinée avant d’aller au marché, acheter de quoi remplir le frigo pour la semaine, et vivre le reste du week-end selon l’envie du moment. Me voilà prise dans le tourbillon du trio « Amandine and co »
Elle reconnaît qu’elle apprécie leur joie de vivre.
Laissant là les magazines éparpillés sur le canapé, elle s’attèle à la préparation de son sac.
Un Kway, un pull, un pantalon, un short, sait-on jamais, deux tee-shirts, un chemisier – elle a oublié de demander comment il fallait s’habiller à l’auberge – des chaussures légères, une écharpe, ses lunettes de soleil, il ne restera que sa trousse à toilette à enfourner dans son sac de grosse toile.
Elle prépare sa tenue de voyage : jean et pull léger parce que les matinées sont encore fraîches.
Consenvoye, c’est un nom marrant, je ne sais pas à quoi ce village, qui accueille des artistes, peut ressembler. J’espère que nous verrons des choses intéressantes, qu’il n’y aura pas trop de « croûtes »
Ces observations l’ont accompagnée pendant sa toilette. Elle sort de la salle de bain, hirsute. Le souffle puissant du sèche-cheveux remet de l’ordre dans sa coiffure.
Marjorie jette un dernier regard sur son bagage, règle son réveil et se couche heureuse à l’idée des moments plaisants qui s’annoncent.
A l’heure dite, ses amis l’appellent à l’interphone. Elle dévale à vive allure ses cinq étages et embrasse les trois compères.
Gilles, qui conduit – il a pris sa voiture, plus confortable que celle de Pascal – ne perd pas de temps pour sortir de la ville. Très vite la campagne remplace les zones pavillonnaires. Le trafic est fluide, la majeure partie des automobilistes se dirige plutôt vers le sud, alors qu’eux filent plein Est.
Quelque trois heures plus tard, Gilles se gare en douceur sur la place du village. Chacun descend en étirant bras et jambes.
Marjorie cherche des yeux l’auberge où ils vont loger.
T’inquiète pas, dit Amandine en examinant le plan au dos de l’invitation, c’est par là, à deux pas, poursuit-elle, en montrant la rue qui débute au droit de la mairie.
Et les artistes, où sont-ils ? S’enquiert Marjorie. Quelle impatience, répond Pascal, tu les verras tout à l’heure.
La petite troupe, riant et plaisantant, arrive devant l’auberge, à la pimpante façade.
Marjorie en franchit la première le seuil.
Deux pas, elle s’arrête sidérée par ce qu’elle découvre sur le mur à gauche de l’escalier qui monte à l’étage : une fenêtre sans mur ouverte sur la mer et, devant, une jeune femme aux longs cheveux blonds, mélancolique, occupent le centre d’une toile de grande dimension…
Ses amis la regardent, sans comprendre cette immobilité soudaine.
C’est incroyable, parvient à dire Marjorie.
Quoi, quoi, qu’est-ce qu’il a d’incroyable ?
Cette toile, c’est la « Dame au train » devant laquelle je suis restée plantée pendant plus d’une heure hier au musée !
Et alors ! Rétorque en chœur le trio qui s’étonne de sa réaction, sans deviner l’intense émotion qui l’a submergée.
C’est pas une raison pour rester planter là, dit Gilles en la poussant dans le dos.
Pascal d’un ton sentencieux ajoute : je te rappelle que nous sommes dans un village qui s’est donné pour vocation d’accueillir des artistes, dans ce contexte, il me semble tout à fait normal que des toiles soient accrochées un peu partout, y compris dans cette auberge.
Peintures, sculptures et autres créations, nous en verrons dans toutes les maisons dont les occupants participent à cette opération, renchérit Gilles.
Je suis d’accord, mais je ne m’attendais pas à trouver ici la jumelle de l’héroïne qui m’a émue hier. La différence avec la peinture du musée, c’est que le train et les grands arbres ont disparu ; mais elle est assise sur la même banquette de velours rouge, pareilles à celles que l’on trouve dans de nombreux musées.
S’approchant de la toile elle cherche une signature. L’aubergiste qui observait la scène depuis son comptoir s’approche et dit : cherchez pas, la toile était déjà là lorsque j’ai repris l’auberge il y a douze ans et personne n’a pu me dire qui a peint ce portrait. Mon prédécesseur m’a seulement affirmé que cette toile est très ancienne et qu’elle a toujours été accrochée dans cette pièce.
Vous n’avez jamais souhaité en savoir plus ? Questionne Marjorie.
Non, ce qui compte c’est que j’l’aime bien.
Marjorie a du mal à maîtriser son émoi.
Abandonnant la dame blonde et l’aubergiste, elle se tourne vers ses amis. Leur air malheureux la porte à rire, et pour les faire rire eux aussi, elle décide de leur rapporter l’épisode de l’ardoise.
Au fond de la salle, attablé devant des cafés fumants, le groupe, qui fait penser à une joyeuse fratrie, dévore des croissants odorants en écoutant Marjorie narrer par le menu son aplat manqué, grâce à la présence et à la vivacité de réaction d’un jeune homme. Elle passe sous silence le temps passé avec lui…
Restauré et ragaillardi par cette pause, Amandine jouant le guide, le quatuor débute sa visite des lieux d’exposition du village. Marjorie suit, mais son esprit est ailleurs. Avec la dame au train, avec son double à l’auberge…
Avec Quentin…
Elle s’intéresse quand même aux œuvres découvertes. Elle ne peut faire autrement, ses amis comptent sur ses connaissances artistiques et ses explications pour apprécier ce qu’ils voient.
Retour à l’auberge pour le repas de midi et c’est en voiture qu’ils repartent, par les petites routes menant aux hameaux éloignés du bourg.
Les haltes sont plus ou moins longues selon l’attrait des créations.
En sortant du gîte baptisé « La Mandragore » où ils sont restés plus qu’ailleurs, Marjorie clame enthousiaste : les dessins de ce CQM, quel drôle de nom pour un artiste, sont extraordinaires de finesse de justesse dans l’équilibre des sujets, dans les jeux d’ombres et de lumière. Oh, j’ai oublié de prendre sa carte, attendez-moi.
Elle se précipite et ressort aussitôt, brandissant une carte de visite ornée du portrait d’une jeune femme mélancolique…
Elle est blême, sans voix.
Sa main toujours tendue, elle regarde ses amis.
Gilles se précipite craignant de la voir défaillir.
Marjorie murmure « c’est pas possible, pas trois fois ? »
Quoi, trois fois ? Questionne le garçon qui la fait asseoir sur le muret bordant la courette du gîte.
Amandine, Gilles et Pascal font cercle autour d’elle et attendent qu’elle explique ce qui se passe.
Elle finit par dire d’un ton véhément, qu’elle se sent poursuivie par cette dame au train… Par le portrait de cette femme qu’elle trouve trois fois sur sa route en moins de quarante huit heures…
Elle parle de la gêne ressentie la veille, devant la toile anonyme du musée, de l’impression éprouvée d’être à la place de cette dame au train, du choc à la vue de son double à l’auberge…
Ses amis, d’ordinaires prompts à se sortir de situations délicates par des boutades, sont muets.
Pascal rompt le silence, lui demande la carte de l’artiste et, sortant son téléphone portable de la poche de son blouson, compose le numéro lu sur le bristol.
Allo !
Vous êtes bien la personne qui signe ses œuvres avec les initiales CQM ?
Nous sommes à Consenvoye et avons été impressionnés par ce que vous exposez au gîte La Mandragore, je voulais savoir si vous résidez dans le village ou pas très loin d’ici ?
Ah bon !
Vous pouvez venir demain !
Vers quelle heure ? 17 heures !
C’est un peu tard, mais nous serons là, nous vous attendrons.
Merci, au revoir, à demain.
Marjorie a suivi la conversation, épatée par l’initiative de Pascal qui claironne : demain tu sauras, et nous aussi, qui est ce CQM et pourquoi il a choisi le portrait de cette femme pour illustrer sa carte de visite.
Nous devons aller le récupérer à la gare à 17 heures, il n’a pas de voiture et arrive en train de Metz.
Marjorie a retrouvé ses esprits et dit dans un souffle, il pourra peut-être nous parler de « La Dame au train »
Amandine ne lui laisse pas le temps d’ajouter un mot, elle lui prend les mains et l’entraîne en sonnant l’heure d’un départ « en voiture » sans appel.
Jusqu’au soir, Marjorie a du mal à prêter attention à tout ce qu’ils voient. Ses amis ont tout fait pour la détourner de cette « Dame » mystérieuse, la convainquant même, après le dîner, d’aller entendre une chorale locale en concert dans l’église du village.
Avant de se séparer pour la nuit, Marjorie remercie ses amis de leur sollicitude et affirme qu’elle a apprécié la prestation des choristes.
Elle n’a guère dormi, ses compagnons s’en aperçoivent à ses yeux cernés. Elle chasse les pensées qui l’ont assaillie une partie de la nuit et annonce : je suis en pleine forme, quel est le programme de la journée ?
Amandine, imitant un garde champêtre du cru, lit d’une voix joyeuse et tonitruante : mesdames et messieurs, aujourd’hui vous êtes invités à voter pour le meilleur peintre, le meilleur sculpteur, quoi, le meilleur créateur de cette opération « gîtes d’artistes » et à déposer votre bulletin dans l’urne installée dans le hall de la salle polyvalente, clôture du vote à 17 heures, proclamation des résultats à 18 heures en présence des artistes et vin d’honneur offert par la ville !
Sa prestation est saluée par une salve d’applaudissements ; à ses trois amis se sont joints d’autres pensionnaires de l’auberge, amusés par les mimiques de ce garde champêtre d’opérette.
Et que faisons-nous d’ici-là ? Demande Pascal.
Je crois que nous avons encore quelques lieux à visiter répond Gilles, qui ajoute, s’il nous reste du temps avant d’aller accueillir CQM à la gare, nous pourrions découvrir les alentours.
C’est ainsi que la journée se déroule. Marjorie, bien que préoccupée, n’en laisse rien paraître. Elle n’est pas la dernière à rire, ni à commenter ou à s’extasier, même à se récrier d’horreur devant des objets auxquels elle ne reconnaît pas le statut de création artistique.
Plus on approche de 17 heures, moins elle a envie de parler ; une sorte d’angoisse l’a saisie. Ses amis respectent son silence et reconnaissent dans des regards complices, qu’eux aussi ont hâte de connaître le fin mot de cette histoire qui leur paraît de plus en plus rocambolesque.
Ils arrivent sur l’esplanade de la gare alors que le train s’immobilise.
Sais-tu comment est ce CQM ? Demande Amandine.
Pas le moins du monde, affirme Pascal, je n’ai pas eu la présence d’esprit de l’interroger sur son aspect physique. Il ne doit pas y avoir tellement de voyageurs qui descendent à Consenvoye, nous devrions être fixés très vite, puisqu’il sait que nous sommes plusieurs à l’attendre.
Quatre paires d’yeux fixent la porte de la gare et voient sortir un couple avec deux enfants, deux dames d’un âge respectable, un petit groupe de jeunes, puis deux hommes. L’un traverse rapidement l’esplanade, tandis que le second balaie l’espace du regard et lève un bras à l’adresse du quatuor.
Pascal va au-devant de lui et se présente : Pascal, c’est moi qui vous ai appelé hier.
Je suis CQM, enfin Charles-Quentin Maréchal, l’auteur des dessins que vous avez eu l’amabilité d’apprécier.
L’homme, en jean et blouson de velours n’a pas d’âge. Cheveux grisonnant sur les tempes, yeux clairs, il a le teint hâlé de quelqu’un qui vit toujours dehors.
Marjorie le dévore des yeux et n’y tenant plus, lance : pourquoi cette femme sur votre carte de visite ?
L’homme se tourne vers elle et lui répond d’une voix grave : c’est une très longue histoire…
Qu’elle soit longue, ça ne fait rien, dites-nous, implore Marjorie.
Gilles, sentant son impatience, lui prend le bras et invite Charles-Quentin Maréchal à les suivre à l’auberge.
Sur le chemin, ils échangent des banalités, parlent de l’originalité de la manifestation de la cité meusoise…
L’arrivant pressent qu’il va devoir répondre à de nombreuses questions, mais ne peut se douter des conséquences de la narration qu’il s’apprête à faire.
Arrivés à l’auberge, ils entrent directement dans la salle à manger, Pascal commande cinq cafés et, péremptoire, installe Charles-Quentin Maréchal au bout de la table du fond, Marjorie s’assied à sa droite et ses amis face à elle.
Silence…
Charles-Quentin Maréchal ne sait par quoi commencer. Son hésitation est de courte durée.
Ce portrait de femme, je l’ai hérité de mon père. À l’origine ce n’est pas un dessin, mais la photo d’une toile…
Tout en parlant son regard s’est porté au loin et s’arrête sur la toile accrochée au bas de l’escalier, face à l’entrée de l’auberge. Il ne finit pas sa phrase, subjugué par cette vision inattendue.
Attendez, dit-il en se levant précipitamment. Marjorie et ses amis interloqués se lèvent à leur tour et rejoignent l’artiste planté devant la jeune femme blonde mélancolique.
Vous savez qui c’est ? Demande Marjorie.
Oh oui ! Répond l’homme. Je m’apprêtais à vous dire que mon père m’avait donné la photo d’une toile peinte par son propre père, que mon grand père avait été très amoureux de cette jeune femme blonde qui avait posé pour lui. Je ne savais pas que cette toile existait encore, d’où mon étonnement en la découvrant.
Il dévore des yeux l’œuvre qu’il croyait disparue depuis très longtemps.
Peintre amateur, mon grand père n’a pas vécu de son art, mais du métier de comptable qu’il a exercé dans une mine en Lorraine, alors allemande. Après la Grande Guerre, mon père n’a rien retrouvé des toiles de son père, il ne lui est resté que cette photo à laquelle il tenait beaucoup.
Et la jeune femme blonde, comment s’appelait-elle ? Qu’est-elle devenue ? Questionne Marjorie.
Je ne sais que son prénom Mathilde, mais ignore ce qu’elle est devenue. Mon grand père a épousé une amie d’enfance : Antoinette qui lui a donné trois enfants dont mon père.
Savez-vous qu’il existe un autre portrait de cette jeune femme blonde, exposé à Paris au musée Cognacq-Jay, il a pour titre « La dame au train » et est signalé pour être d’un auteur anonyme de la première moitié du XXe siècle.
Que dites-vous là ?
Je l’ai vu pas plus tard que samedi et suis restée plus d’une heure devant…
Amandine, Pascal et Gilles se gardent d’interrompre le dialogue entre Marjorie et « CQM », mais ont hâte d’en savoir un peu plus.
Alors, il se pourrait que mon grand-père ait fait plusieurs portraits de cette femme ?
Marjorie reprend en écho : il se pourrait en effet. Elle ajoute d’une voix éteinte : cela n’explique pas l’émotion ressentie devant ce visage.
Émotion, quelle émotion ? Cette femme qui a servi de modèle a vécu il y a bien longtemps et franchement, je ne vois pas de rapport avec vous.
Pourtant, j’ai l’impression qu’il existe un lien entre elle et moi insiste la jeune femme.
S’adressant à elle plus qu’aux autres, elle énumère sa parenté : sa mère Christiane, son père Jean-Pierre, ses grands parents paternels Joséphine et Léon, ceux du coté de sa mère Sidonie et Antoine et la propre mère d’Antoine, Mathilde…
Les yeux ronds, elle lance à l’artiste et à ses compagnons, et si c’était la même Mathilde dont j’ignore le nom de l’époux ?
Pascal, prête-moi ton téléphone. Fébrilement elle compose un numéro.
Allo, maman ?
Oui tout va bien.
Dis-moi ? Comment s’appelait l’époux de Mathilde, la mère de mon grand-père Antoine ?
Ah ! Tu n’as jamais su, tu crois qu’elle n’a jamais été mariée.
As-tu des photos d’elle avec son fils ?
Tu vas chercher.
Nous rentrons très tard ce soir, je te rappelle demain à l’heure du repas.
Elle tend le téléphone à Pascal et lâche, je crois que nous allons rester en contact Monsieur Maréchal.
Ses amis ne savent que dire.
Au terme d’un long silence, Gilles prend la parole, tout ceci est bien gentil, mais nos cafés refroidissent et nous ne savons toujours pas comment et pourquoi M. Maréchal a choisi le dessin pour s’exprimer.
Alors là, c’est tout simple, très jeune, mon plaisir était déjà de dessiner tout et n’importe quoi. J’avais sans doute hérité d’un peu du talent de mon grand-père. A l’âge de dix ans, mes parents m’ont inscrit à des cours dispensés aux Beaux-Arts à Metz. Comme mon aïeul, je suis un artiste amateur, je travaille dans une entreprise de négoce en matériels agricoles.
Avez-vous des enfants ? S’enquiert marjorie.
Oui, trois, deux filles et un garçon qui a hérité du bon coup de crayon ancestral.
Le cœur de Marjorie fait un bond dans sa poitrine. Se pourrait-il ?
Mais non, idiote, il ne porte pas le même nom…
Elle hésite, et lâche d’un ton qu’elle voudrait indifférent, dernièrement, j’ai rencontré un jeune homme passionné de dessin, il porte l’un de vos prénoms : Quentin. Mais son patronyme est Rivière.
Quentin Rivière ? Vous avez rencontré Quentin Rivière ? Décidément cette fin de journée s’avère pleine de surprises. Si c’est celui auquel je pense, c’est mon neveu, le fils de ma sœur cadette, il se prénomme Quentin parce que je suis son parrain.
Oh, là, là ! S’esclaffe Amandine, voilà Marjorie qui se trouve une nouvelle famille !
Sentant la rougeur lui monter aux joues, Marjorie pique du nez sur sa tasse. Un espoir fou l’inonde. Elle pourra peut-être revoir Quentin Rivière ?
Charles-Quentin Maréchal rit.
Moi qui, en venant ce soir, croyait simplement rencontrer des gens intéressés par mes dessins, non seulement je suis presque sûr d’avoir retrouvé l’une des œuvres de mon grand-père, mais peut-être vais-je repartir avec l’adresse d’une descendante de son modèle.
Tout en parlant, il a observé Marjorie avec grande attention. Son œil de dessinateur avait enregistré son visage, ses expressions, ses attitudes, ses gestes et son propos tomba comme une sentence, mettant Marjorie mal à l’aise.
Ses amis rient sans méchanceté de son embarras. Ils la chahutent un peu, façon de lui dire qu’ils sont là, qu’elle peut compter sur eux.
Et si nous allions à la salle polyvalente pour découvrir qui a remporté le prix de cette manifestation, propose Gilles.
C’est une bonne idée, répond Amandine, qui, se levant, invite tout le monde à la suivre.
Ana Surret