Christian Comard
Dimanche 19 mars 1967 15h 45 :
L’entrée est sur la gauche du bâtiment au 13 bis de la place Jules Ferry, quand on se place face à lui. Les familles se pressent pour aller voir le petit train des Brotteaux. L’une d’elles est dans la file d’attente. La maman tient par la main une petite fille coiffée d’un bonnet de laine. Le papa, à moustache, grand et longiligne porte la main à la poche intérieure de sa veste au moment où le grand-père tire sur sa pipe et fouille dans la poche intérieure de son par-dessus. Deux jeunes garçons les devancent vêtu chacun d’un blazer bleu marine, de pantalons courts, de chaussettes blanches et de souliers vernis noirs. Impatients, ils se tournent vers leurs parents. Le grand-père leur a dit après les choux à la crème chantilly les trois grandes maquettes de modélisme ferroviaire : la montagne, la gare et la plaine. Ils veulent être devant, contre les balustrades, le nez à hauteur des locomotives à vapeur, des locomotives électriques, des autorails, des wagons de voyageurs, de marchandise, par-delà les décors réalistes où clignotent les passages à niveaux, montent et descendent les téléphériques, se tuilent dans un ballet orchestré par la technique départ, arrêt, croisements sans interruption, ils rêvent de la ville phosphorescente qu’a évoquée le grand-père qui colore leurs rêves de fantômes et d’évasion.
Lundi 4 octobre 1898 10h25 le long du Boulevard des Brotteaux :
Gare de Genève, gare de transition sur le glacis de l’ancien fort des brotteaux . Gare démontable, armature en bois sur des murs en brique. Style rectangulaire, aucun arrondi, le triomphe de l’angle droit. Devant la gare, des voitures de place attendent les voyageurs pour les conduire en ville. Des traces de roues des cabriolets zébrent la terre battue de la vaste esplande devant la gare. Au milieu de celle-ci et bordurée par un trottoir en pierre, une place déserte à cette heure où des merles piaillent sous un bosquet de hauts feuillus . Un homme à casquette pousse une voiture à bras et rejoint la partie pavée du boulevard. Le temps est uniformémént gris. La fumée des usines nouvelles grimpe gaillardement à l’assaut du progrès. Un groupe de quatre sœurs en robe noire et cornette blanche marche d’un bon pas et soulève un voile de poussière sèche.
Jeudi 23 février 2023 17h :
Une gare dissymétrique entre la façade centrale et les deux ailes plus basse de toit à droite et à gauche- l’aile sud consacrée aux salles d’attente et au buffet est moins longue que l’aile nord dévolue aux arrivées- bâtie en pierres de taille. Cinq ouvertures cintrées où se mêlent béton, frises, vitres, fer forgé de couleur vert d’eau et au-dessus de la porte principale sous l’horloge aux deux aiguilles en forme de plumes à écrire l’inscription Chemin de fer Paris-Lyon-Méditerranée. Dans un cartouche tarabiscoté, sous le cadran central on peut lire 1905-1908. Les toitures sont couronnées par des éléments de ferronnerie ouvragés. La couverture est la même pour l’ensemble des 3 toitures : une charpente métallique recouverte d’ardoises plates et grises. Une lourde pergola en fer forgé massif barre en son milieu et horizontalement l’ensemble des bâtiments. Sur la toile anthracite courant tout du long, on peut lire par trois fois Aguttes Ventes aux enchères Lyon Drouot Neuilly avec un numéro de téléphone commençant par 04. Sur l’esplanade en dalles carrées, quelques piétons baguenaudent. L’entrée de la station de métro Brotteaux est déserte. A droite derrière des grillages de chantier, un empilement d’Algeco. Adossée à un des deux lampadaires géants bornant la place une femme cherche quelque chose sur son téléphone portable. La chaussée du boulevard délimite par des bandes blanches l’espace pour les bus, celui des voitures et celui des vélos.
Samedi 29 juin 1974 7h30 :
Une quarantaine de jeunes chevelus se massent devant l’entrée principale. Les garçons fument devant, les filles sont en retrait. Point de rencontre des différents groupes avant le départ pour trois jours de discussions, débats, concerts à Paris. Fumées bleu nuit des pots d’échappement des voitures qui déposent les voyageurs en partance, ballets des bus et autobus couleur rouge et blanche avec les portes à soufflets, la grande salle des pas perdus à l’entrée de laquelle ils déroulent la banderole-Un jeune travailleur vaut plus que tout l’or du monde- derrière laquelle ils se massent. Le soleil pointe au-dessus de la coupole en verre. Des passagers entrent sortent entrent sortent, contournent le groupe, pressés, certains font un signe de la main. Une jeune femme à chignon et sac à mains, jupe droite, écrase sous la pointe de ses talons plats une cigarette et fait face au groupe. Elle soupèse l’appareil photo qu’on lui tend, invite les jeunes au resserrement et immortalise la scène avec un Pocket instamatic
Mercredi 3 avril 1754 3h30 :
Il pleut, en amont en aval il pleut, depuis des jours des nuits, sans interruption et sans interruption la nuit et le jour, il pleut un peu moins fort et le vent qui se lève déchire les brumes noires. Une timide lune apparait, frigorifiée. Le Rhône monte, s’étale, avale ce qu’il trouve sur son passage. Sur l’île surélevée de la Chevaline, l’espace se réduit, englouti par la furia du fleuve. Les bêtes non encore emportées par le courant enfoncent leurs pattes dans la terre gorgée d’eau. Certaines parviennent à se réfugier contre les murs de la ferme. Les troncs d’arbre tourbillonnent dans l’eau, arrachent les pâtures, les aulnes et saules chétifs. Le Rhône en crue, submerge les marais, ravine les bancs de sable, cogne et repousse les galets. Dans ce combat des ténèbres, des îles éphémères émergent. Les nuées noires engloutissent la lune.
Vendredi 14 juin 1985 17h 30 :
Restent trois arches métalliques de ce qui était la Grande halle. Quelques badauds s’arrêtent dans le grincement des palans, des poutrelles, des grues. Les câbles d’acier se tendent. Un à un les boulons quadragénaires sont dévissés. Dressée contre le ciel la Marquise geint, résiste, repousse l’inéluctable disparition. Comme si l’on allait ranger dans sa boîte le mécano industriel. Non, il s’agit du démontage définitif de la charpente métallique recouvrant les voies et les installations de marchandise. Démonter, raser, faire place neuve au moderne TGV. Histoire d’un déclassement.
Lundi 23 avril 1934 11h10
Pavée, la vaste place devant la gare accueille les tramways. Sur les trottoirs longeant la gare, des voitures à cheval attendent ainsi que deux camionnettes hautes de châssis. La gare déploie ses rondeurs de toitures ardoisée, ses nombreuses baies vitrées. Les pilastres soutiennent la frise du pavillon central et la corniche des 2 autres corps de bâtiment. Au-dessus des chapiteaux centraux, 2 têtes de femmes, l’une coiffée d’un bonnet, l’autre d’une étoile. Au-dessus d’elles, les 2 écussons de ces villes terminus du PLM. Les rails de tramway se courbent pour desservir les rues adjacentes. Des enfants en pantalons courts les traversent nonchalamment. Trois hommes à canotier devisent et ne bougent pas quand le tramway portant haut la publicité Ricolès les frôlent. Le ciel bleu est griffé de câbles pour trolleybus. A gauche, un pied humide accueille deux hommes qui masquent juste au-dessus du sol une enseigne Chocolat Pupier. Mains dans le dos, un gendarme, jambes écartées attend.
Jeudi 16 décembre 1915 8h :
Elles se massent devant la gare, leurs tenues blanches encore immaculées. Certaines sont couvertes d’une capeline bleue-marine. Sur leur ventre, un tablier blanc. Il fait frais. Quelques gouttes de pluie, du vent en rafale. D’une main, certaines retiennent leur coiffe élégamment. Deux ambulances Renault sur châssis et aux roues bâtons de la Croix-Rouge sont disposées perpendiculairement à l’entrée de la gare dans un espace rectangulaire réquisitionné pour l’occasion. D’autres ambulances sont alignées le long du boulevard. Des militaires sans arme font quelques pas, quelques-uns discutent entre eux. Tout semble prêt. En attente de l’arrivée des blessés français par le convoi de 8h35. Ce soir les prisonniers allemands quitteront la gare par le convoi de 16h35.