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Avant, après

Christian Comard

La ligne de Chemin de fer de l’Est Lyonnais – Gare de l’Est Crémieu St Genix d’Aoste- est l’hypoténuse du triangle rectangle formé par le croisement presque à angle droit de l’impasse Beloeuf et de la rue du Dauphiné. Un îlot du quartier Sans-Souci. Remonter cette rue depuis le large et dangereux passage à niveau avenue Lacassagne. La ligne passe au milieu du carrefour configuré en croix de Saint-André. Repérer le garde-barrière sorti de sa maisonnette à un étage aux moellons calcaire en pierre de taille, aux toits à deux pans, qui mouline une grosse manivelle pour l’ouverture/ la fermeture des deux barrières zébrées rouge et blanc.  La remonter (la rue) en direction de Maisons-Neuves. Dans la filoche, deux steaks de cheval épais et rouge foncé comme la tête du boucher, comme l’enseigne à tête de cheval, comme le vin acheté au Docks lyonnais, cent mètres après la boule Akaro. Laisser sur la gauche la rue David, sa fromagerie, les Régal-Sans Souci,affinés en cave à la lyonnaise virant sur le bleu. Sur le trottoir de droite, le 94. Longer le mur gris. Le crépi part en poussière. Des cloques, du lierre sur les tuiles rondes. Une ouverture en légère pente juste assez large pour le passage d’une camionnette. Observer la maison en longueur. Un étage plus des combles. Un toit à deux pans au faîte bosselé. 3 cheminées en briques, des gouttières percées. Un porche traverse la maison de part en part. La porte de droite, fermée par une grille en fer, descend dans les caves. Une lumière jaunâtre dessine des ombres. Des toiles d’araignées poussiéreuses sont incrustées dans le revêtement mural. Sous la fente du soupirail, entre deux larges montants en bois, un stock de boulets de charbon luisant sous la pale lueur du jour. En face, un vélo de femme, rouillé, et des pommes de terre, l’odeur fade des bintjes dans un sac en toile de jute. Des sachets de mort aux rats, granulés bleus. Odeur de rat mort. Remonter. En face de la grille, une porte en bois, où s’accroche une boite aux lettres. Un escalier grince jusqu’au premier étage. C’est là qu’habite la dame handicapée souvent postée derrière une de ses trois fenêtres qu’elle ouvre aux beaux jours. On ne voit que sa tête, ses lunettes. En rafale, des pigeons sur les miettes de pain qu’elle dépose sur le rebord. Des volets à jalousie, toujours ouverts. A droite de l’ensemble est le logement des propriétaires, deux fenêtres à l’étage, deux au rez-de-chaussée, un seuil d’entrée sous une marquise au verre fendu. Devant l’entrée, un jardinet clôturé par une mini barrière en ciment que l’on peut aisément enjamber. Des fleurs, des fleurs de toutes couleurs, en tapi. Retour à gauche du porche et sous le premier étage. Autre locataire. Deux fenêtres de part et d’autre d’une entrée à deux marches creuses, en calcaire grossier avec des fossiles. Deux fenêtres qui ouvrent sur quelques mètres d’herbes folles avant les toilettes. Trois WC à la turque adossés au mur gris qui sépare de la rue, aux portes en bois percées d’un trèfle. Les rideaux en crochet, à partir du bas, voilent deux carreaux sur trois. Entrer. La porte coince. Le linoléum moucheté gris gondole. Petit couloir. A droite, une chambre, étroite. Un lit une place, une table, une commode. A gauche, la cuisine. Evier creusé dans la pierre. Un robinet en laiton pour un filet d’eau froide. A droite, une cuisinière à charbon, astiquée avec un papier journal enduit de Zebracier, un buffet en bois vernis avec un compartiment amovible pour le pain, à droite de la porte, une table en formica, deux chaises, sur une étagère un poste de TSF, une volière vide près de la fenêtre. Une glacière derrière la porte sur laquelle est écrit Glacières de Lyon. Pour les grandes occasions, on trouve des pains de glace aux Docks. Poursuivre le petit couloir qui donne sur la salle-à-manger. Une table en bois avec des rallonges, six chaises à l’assise en cuir bouilli, au-dessus un lustre avec des perles de verroterie qui bruissent quand la porte donnant sur le jardin est ouverte. Une cheminée, à droite, dans laquelle est encastrée un poêle à charbon et sur laquelle trônent une pendule à cheminée, la photo d’un bébé allongé nu sur un coussin, un cadre photo du mariage de deux époux, soucieux. Un téléviseur noir et blanc sous la fenêtre percée dans le mur donnant sur le jardin. La porte vitrée pour aller dehors et sur la gauche l’entrée d’une chambre avec un lit deux places, un édredon rouge, deux tables de nuit, une armoire en cerisier pour le linge de maison. De la chambre, on traverse une cuisine désaffectée, une autre pièce avec une chaise et un petit bureau et une petite fenêtre qui ouvre sur le jardin au-dessus d’une réserve à bois. L’ensemble représente moins de 75 m². Les plafonds sont haut, noirs de suie, les tapisseries n’ont jamais été changées, les peintures s’écaillent. L’ensemble manque de lumière, d’air vif. Odeur de renfermé, d’ail, de fumée de charbon. Odeur de vieil homme seul. Pousser la double porte qui donne sur le jardin. S’arrêter sous la pergola où vibrionnent des centaines d’insectes dans les grappes de raisin noir. Continuer, trois pas. Des immeubles au loin, un lot de garages aux portes coulissantes, rentrée d’argent pour les propriétaires. Un long jardin à la terre noire, un peu sableuse, une allée principale bordurée de traverses de chemins de fer, la terre à légumes et à fleurs tournée, entretenue à la triandine, ratissée, une rhubarbe expansive, un portillon à ressort pour rejoindre les garages. Au fond du jardin un cabanon peint gris chemins de fer, dans le cabanon, une descente d’escaliers en bois jusqu’à l’atelier semi enterré d’où derrière le plexiglass du fenestron on découvre une courbe de la voie de l’Est. Contourner la maison en passant par l’arrière du porche, rejoindre l’ouverture sur la rue dans le mur gris.

La ligne du T3 et T5 Rhône Express est l’hypoténuse du triangle rectangle formé par le croisement presque à angle droit de l’impasse Beloeuf et de la rue du Dauphiné. Un îlot du quartier Sans-Souci. Odeur de graillon asiatique rue David. Une résidence pour personnes âgées à la place de la fromagerie, les Jardins d’Arcadia, construction moderne mêlant bois, béton, verre, aluminium sur trois étages fenêtres rectangulaires en hauteur. Une grille à digicode contre les entrées fortuites et peut-être aussi les sorties. Un petit patio planté d’un cyprès. Une musique aiguë au deuxième étage. Rue du Dauphiné. Bâtiments d’habitation de 5 étages en décalé, jusqu’à l’impasse Beloeuf. Mastocs. Une muraille du début des années 2000. Sans goût. L’entrée du 94, deux portes battantes encadrées de vitres horizontales encastrées dans une armature en fer, large et blanche. A gauche de l’entrée, une ouverture le 94 b, grille ouvragée donnant accès à trois maisons individuelles construites sur les anciens jardins, une parcelle de 2605 m², aux arbres calibrés ceinte d’un chemin goudronné. Au-dessus de l’entrée 4 fois trois fenêtres à deux battants, rectangulaires, étroites, protégées par des rambardes, volets roulants électriques gris poussière La même configuration à droite de l’entrée. Entre les deux et au-dessus de l’entrée du 94 un balcon dans la façade et trois balcons en quart de rond Le toit de l’ensemble est plat borduré d’une barrière noire. Une construction est posée sur le toit (pour la machinerie de l’ascenseur ?) L’ensemble est nommé le Doriana. Les façades, blanc gris se tachent d’humidité. Sous les rambardes des balcons, de grandes draperies noires. Il faut tordre le cou pour apercevoir un bout de ciel. Un digicode souhaite la bienvenue. Impossible d’entrer.  Dans le Sas, une fausse plante verte en hauteur à gauche, des boîtes aux lettres carrées, 24, à droite, une rapiécée, imitation bois. Les noms reflètent l’évolution du quartier. Consonances en in, aï, li, bet, elte, our, ück, da, lo, dyüc, oulaï, eg, ran, bet. Ce premier sas débouche sur une deuxième porte à digicode. Le départ de deux escaliers de part et d’autre d’un ascenseur. Pas âme qui vive. Pas de bruit hors le bourdonnement de la rue. Impossible d’entrer. Faire le tour en passant côté voie du T3. La maison du garde-barrière, taguée, volets clos, seule sur une placette arrêt Dauphiné-Lacassagne, face à la maison des Italiens. Côté voie, un mur entièrement tagué borde l’arrière du 94. Jobar, Bolide, Diak, Voras, Seki, KO, Tiskur grosses lettres arrondies, fond blanc, parfois teinté de violet, de bleu ciel, lisérés noirs. Chaque cm² est occupé. Un peuplier raide, un cèdre étêté. Pas de possibilité non plus d’entrer de ce côté. Clos, bétonné, massif, fade. Respirer. Partir.Demi-tour en direction de la Boule Akaro. La rue est large. Les vieux immeubles sur la droite, en retrait les nouveaux sur la gauche. Une épicerie arabe, le propriétaire, moustache et cheveux blancs, voix de miel, désolé de ne pas se rappeler si la boucherie chevaline était là ou plus près ou plus loin. Vous savez, ils ont coupé en deux les magasins en construisant les immeubles derrière. Un restaurant libanais, coiffure tunisienne. Dans le coude formé par la rue du Dauphiné une rue nouvelle, la rue Jean Lenoir. Le collège Gilbert Dru occupe la partie Nord. Une longue bande de béton unit quatre bâtiments de deux étages. Deux ensembles d’immeubles massifs huit puis sept étages forment le côté sud. Une large allée passe entre les deux côtés. Des enfants multicolores jouent, se chamaillent, des garçons surtout. 10 ans, 12 ans maximum. Et pourquoi tu fais des photos ? Il y avait ici un terrain de boules. Ah oui, comme de la pétanque. Non, de la boule lyonnaise, plus grosse. J’avais votre âge à peu près et, regards complices, politesse de façade. Crânerie du nombre. Envolée de moineaux.

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