« À la lisière des mondes »

Oriane ROLLAND

Elle avait rassemblé des algues sèches, quelques branches mortes et quelques planches apportées par l’océan. Et le petit feu qu’elle avait allumé, pétillait… Lueur fragile à la lisière des mondes. Elle était sur la grève, adossée à la longue langue de sable, la lisère des face à l’infini de l’océan. Au-dessus, le ciel étalait sa gamme de roses et de violets, hésitait entre deux tons, passait de l’un à l’autre. Quand le soleil avait disparu derrière l’horizon, il virait au bleu sombre sans plus d’hésitation. Comme s’il avait dit son dernier mot. Comme si le rideau était tombé. Comme si j’avais encré le point final, comme si l’encre avait séché, sauf que cette fois, je n’étais ni la plume. Ni la voix. Ni la main du script. Rien qu’un vulgaire lecteur, avide certes, mais impuissant, dépendant de la dictée d’un autre, d’un anonyme, un tyran dépourvu de sentiments sans doute, j’aurais pu me pendre à la corde, crier « ça tourne », jamais je n’aurais pu effacer ce foutu point final ou relever le lourd rideau de velours qui ce jour-là, s’est échoué sur le plancher, et jamais je ne pourrais éteindre ce petit feu de bois, repousser les vagues, rallumer le soleil, ou nuancer son éclairage, désépaissir la nuit ou l’ombrer davantage cette fois, je ne suis ni producteur, ni projectionniste, juste un vieux rétroprojecteur peut-être, tapissé de poussière et de nostalgie….

Ce jour-là, Alice n’était pas mon actrice, ma star, mon égérie, sans doute, mais pas mon actrice. Elle était juste là, adossée à la longue langue de sable face à l’infini de l’océan, fondue dans le bleu, mon azur, mon amour, mon élue, ma dissolue….

Je me souviens de chaque couleur, de leur ordre, de leur rang, de leur latitude, du subtil camaïeu leur dictant la cadence, la mouvance des vents, je me souviens de leur valse sourde, des tempéras tempérés, des dégradés estompés, de chaque pigment détrempé du ciel, des divers lavis nuageux et du bleu délavé de mon jean, du trou dans la semelle de ma chaussure gourmandée par l’asphalte, de tout, je vous dis, des quelques grains de sable aussi s’étant frayés un chemin, je n’ai rien oublié, y’en avait trois d’ailleurs, trois affreux grains de sable dans la gauche, trois maudits grains de sable qui m’agaçaient furieusement, trois grains de sable comme les trois algues, les trois branches et les trois planches qu’Alice avait sélectionnées pour sa dinette ésotérique du dimanche, cette étrange cérémonie dont elle seule connaissait les arcanes et à laquelle elle se livrait, pensive, secrète, et pleine d’idées, tous les dimanches matin, quand elle passait les week-end chez moi…ah mon Alice, toujours tout par trois, minutieuse, méthodologique, un peu psychorigide, aussi, peut-être, et pourtant si simple si pure mon Alice…

J’entends encore le bruissement des vagues indolentes, le roulement sourd des galets sous le drapée de leurs jupons éventés, et la sensation de ce même roulement au creux de ma paume, fricotant avec quelques osselets au fond de ma poche, et je la revois, elle, je vois son regard, ses joues pleines et rosies, je sens son souffle irrégulier, je me rappelle la tiédeur de celui-ci, et la voute gracile de ses pieds nus et fripés, j’entends la mélodie qui me trottait dans la tête, un refrain maladroit, inexact, approximatif qui bourdonnait dans ma tête. Je me souviens de tout. De tout, mon Alice, du rythme de mon pouls, du battement dans mes tempes, du frétillement frénétique d’une paupière fébrile, du son de ta voix qui fredonnait je ne sais quoi, de la rondeur de ta pupille inquiète à mesure que je m’approchais de toi, de ton butin mystique, de la fraîcheur de ton cou serpenté par quelques mèches indociles, s’évadant d’un chignon trop rigoureux, je me souviens de tout, du galbe innocent de ton mollet ensablé, de la courbe de tes orteils frileux, du moindre détail Alice, du moindre détail et pourtant je n’ai rien vu, rien pressenti, rien pu anticiper. C’est comme si j’avais passé le film en boucle sans jamais en cerner l’intrigue, comme si j’avais appuyé sur Rewind avec le zèle et l’ardeur d’un autiste chevronné, de manière presque compulsive, un peu psychorigide, aussi, peut-être, à l’instar de mon Alice …

A, ma lettre, La, ma clé de sol, mon accord, mon sol, mon toit, la si ré mon arpège, ma sonate, mon Alice, ma sérénade, ma mélodie, mon dorémi, mon endormie à moi, mon remède et mon endémie, mon épidémie et mon antidote deux en un, mon lendemain péri, ma mie, mon amour, mon Alice, mon lys royal, mon graal, mon petit calisson sauvage, mon calice, mon gralys, mon Alysée, mon arôme, mon amour, mon Elysée, mon élue, ma lumière, ma lueur fragile,
Ma lueur fragile,
ma lueur fragile,
ma lueur si fragile,
ma si fragile lueur,
Ce jour-là, mon feu, tu tenais déjà entre tes doigts intrépides, celle qui te déroba à moi, qui t’arracha à mes bras, elle se jouait de toi, la fourbe, s’entortillant entre tes délicieuses petites phalanges, la sournoise ronronnait, se frottant le long de ta peau blanche, mon immaculée, ondulant entre tes cheveux, tissée, tressée par tes soins, comme une couronne mortuaire, l’abominable algue, signature précoce de l’impétueuse…
…Feue, ma tendre petite fille, je n’ai oublié aucun détail, et pourtant je n’ai rien vu, comme si on avait codé le film, comme s’il avait neigé à l’écran, comme s’ils avaient omis les sous-titres, je suis sourd, je suis aveugle, mon Alice, mes sens, mon essence, comment n’ai-je pu voir celle qui déjà t’encerclait, t’étreignait, t’étrangla, te tua…
Ta pudeur, mon imprudence, son impatience, son impérialisme …
Ton insouciance, mon ignorance, sa dissidence, sa diligence…
Mon Alice tu me manques tant…
Ce jour-là, à la lisière des mondes, alors que les lices t’ensevelissaient, mon Alichimère, je t’ai perdue, et mon récit et ton échine sur le récif se sont rompus. Et tu disparus. Et ma vie cessa. Et à tout jamais, mon Alice, sans toi, j’errerai et dans mes rêves te retrouverai sur la grève, adossée contre la longue langue de sable, face à l’infini de l’océan…

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