Ana SURRET
Du bas de la route, la ferme apparaît couchée sur la butte.
Seul le portail de la grange troue la façade au septentrion. Le montoir de terre enherbé forme une grosse bosse ; le bâtiment fait le gros dos pour résister au rude vent de l’hiver.
Sur le seuil de la grange éclairée par les lucarnes des pignons, Jean-Marie, le chef de famille, contemple les bottes de foin entassées à toucher le toit.
Je n’aurais pas cru que nous en aurions autant. Les vaches ne manqueront pas de nourriture cet hiver.
Me voilà bien heureux de cette récolte.
Et les blés s’annoncent pas mal non plus. S’il y pas pas d’orage pour les ravager, nous allons faire quelques quintaux qui feront de la belle farine pour les vaches et les cochons, sans compter la paille pour leur litière.
Jean-Marie, le bleu empoussiéré du foin odorant, une main dans une poche, l’autre, repoussant sa casquette raidie de sueur et de crasse, découvre la blancheur d’une peau de porcelaine à la lisière des cheveux gris. Ses yeux bleus rient de bonheur dans son visage immobile buriné par le soleil, le vent, le froid.
La façade au midi est percée de la porte d’entrée et de deux fenêtres au rez-de-chaussée, de trois fenêtres à l’étage et de trois fenestrons au grenier.
La maison est toute entière bâtie en granite de pays dont les grains fins, blonds et gris, captent la moindre lumière. Le bâtiment est massif et frustre. Des rideaux de dentelle blanche et des roses grimpant jusqu’au toit à la belle saison, la rendent accueillante.
A l’intérieur, dans la pièce commune, un immense buffet occupe tout le mur du fond, entre la porte ouvrant sur la cave et celle donnant accès à l’escalier menant aux chambres de l’étage. Une odeur de soupe et de lait caillé et des relents venus de l’étable emplissent l’air.
La Marie, la mère de Jean-Marie, s’affaire. Elle se déplace à petits pas, trainant les pieds. Un tablier de toile bleue enveloppe sa frêle silhouette. Ses cheveux pas encore blanc sont tirés et retenus en un maigre chignon. Sa peau parcheminée a la couleur du pain rassis. Ses doigts noueux s’activent, tournent les fromages, épluchent les légumes, rechargent le foyer de la cuisinière de bois fendu menu.
C’est heureux d’avoir du foin, j’ai trop prié pour que l’Bon Dieu ne m’entende pas !
Et le Jean-Marie récolte aussi le fruit de tout mon travail. Mon mari mort, mon fils prisonnier pendant quatre ans, j’ai tout fait toute seule : labouré avec les vaches, semé, récolté. On a toujours eu du blé, des pommes de terre, des raves et des choux, et du lait avec les vaches et des œufs avec les poules !
On n’en avait pas autant qu’aujourd’hui, mais suffisamment pour ne pas mourir de faim.
Avec une longue cuillère de bois, elle touille la soupe cuisant sur le coin du feu.
Le chemin creux s’enfonce dans le vallon entre des prairies tout juste fauchées et le bois aux essences mêlées, dont le talus est tapissé de mousse.
L’air léger résonne du bourdonnement de mille insectes. Un rapace plane haut dans le ciel. La Ménie, l’épouse du Jean-Marie sait juste en regardant la longueur des ombres qu’elle va devoir rentrer avec les vaches pour le déjeuner de midi. Elle serre son ouvrage dans son sac et appelle ses chiens.
Dolly va chercher : Fric ramène !
Depuis toute petite je fais ça. Sauf pendant les années où j’étais placée dans une famille de Saint-Etienne.
Lui, c’était un industriel, dans son usine on fabriquait des rubans.
Je portais une robe noire avec un col blanc, j’avais aussi des souliers noirs et un tablier blanc.
Je faisais plein de choses, mais ce qui m’occupait le plus c’est le service à table.
Au début je n’y connaissais rien, mais j’ai très vite appris. A la fin, juste avant que je me marie, j’avais l’impression de faire partie de la famille. Ils m’emmenaient en vacances ; avec eux j’ai découvert la mer, c’est grand et ça bouge tout le temps. Et j’avais aussi un cadeau à Noël.
Lorsque je les ai quittés pour me marier, j’ai été très triste, eux aussi. Monsieur m’a remis une enveloppe en plus de mes gages. Madame m’a embrassée et j’ai bien vu qu’elle avait des larmes dans les yeux, et les enfants ne voulaient pas me lâcher. D’ailleurs ils m’ont accompagnée jusqu’à la gare, Firmin le chauffeur a veillé sur eux pour leur retour.
Une ombre voile ses yeux bleus, les chiens ont rassemblé les vaches qui s’engagent docilement sur le chemin.
Bernadette, jeune fille en short et les bras nus, aux cheveux blonds coupés court, assise sur un morceau de toile, laisse ses chiens surveiller le troupeau. Elle est toute entière absorbée par la musique sortie du transistor. Elle savoure ce moment de solitude.
C’est les vacances et j’en profite !
Je fais comme ma mère et sans doute ma grand-mère autrefois, mais je sais que ce ne sera pas toute ma vie.
J’aime bien garder les vaches ; avec un livre et de la musique le temps passe vite.
J’ai de la chance, il fait beau. A la rentrée mes copines vont croire que je suis allée à la plage et je ne dirai pas non…
Plus tard je veux être infirmière, alors je travaille dur à l’école.