Christian Comard
À cause de la couleur de la tapisserie de la chambre, marron avec ses dégradés, 1973 est une année bascule. L’ado qu’il est a du mal à se défaire de sa peau d’enfance. Il regarde, il espère, jl tombe, il encaisse. Oublier ? Impossible. Impossible d’effacer les pétales des grosses fleurs marron qui grandissent et se dandinent à mesure qu’il les fixe et qu’il lit, protégé par un cosi verni couleur chêne clair, l’Ecume des jours. Il rejoint Chloé au plus tôt, le nénuphar qui pousse dans son cœur, aussi beau et vigoureux que la maladie est laide et cruelle. Chloé à la manière des « belles maisons » d’avant, envahies de ronces et d’arbres dont les racines disjoignent les pierres et fragilisent le bâti. Les ruines toussotent, il en est convaincu. Les assises des pierres récoltent les fruits des vies passées et les transmettent pour peu qu’on tende l’oreille. Comme écouter les anciens dans les maisons de repos que rien, à part la climatisation et leurs souvenirs n’effleure de tendresse. Il perçoit les sons enfouis. Guetter, deviner au loin, approcher dans les herbes et les futaies, suspendre le pas, jeter un œil derrière lui, enjamber le seuil ou une fenêtre ou un mur écroulé, une charpente avachie, sentir le bois sec et pourri , la paille craquante, le plancher qui tangue, ouvrir des portes gonflées d’humidité grinçant, résistant, se faufiler sans accroc entre les toiles d’araignées immobiles là où la lumière du jour distille une pâleur de mur éventré, entrebâiller des placards où parfois somnolent des verres maculés de poussière grasse, des bouteilles bouchonnées, se méfier des poutres basses de plafond, s’asseoir au bord d’un lit, sur une chaise éclopée dans la cuisine , attendre, fermer les yeux . Silence du lieu, énervement des mouches, ronflement discontinu des voitures au loin. Imaginer que la paysanne entre avec son tablier gris plein de pommes de terre, que son homme, après avoir du haut du poignet, relevé sa casquette, épousseté son bleu de travail , s’être lavé les mains à la pompe dans la cour de la ferme , se serve un verre de piquette et lui en offre un. Ouvrir les yeux. Inspirer. Les vieilles maisons s’usent moins vite que les hommes. Impossible non plus d’oublier que chaque année, Maria, sa grand-mère maternelle passe plusieurs mois chez eux avant de regagner ses lavandes et l’air vif bleu profond de Combeau. Le couloir qui dessert les chambres, carrelage marron clair, plinthes ocrées, tapisserie principalement blanche mouchetée de minuscules points brun et jaune, clairs est obstrué par des étagères épaisses supportant des livres grand format d’une même collection que personne ne lit. Elles rabougrissent la largeur du couloir. Il attend que Maria s’engage la première avant de passer à son tour. A petits pas dans ses pantoufles – sa mère est la reine des pantoufles- des mules et surtout pas des charentaises- et des patins pour éviter les salissures au sol, reine souvent déchue. Le dimanche des Rois, à la sortie de l’étrécissement, quand elle croise un de ses quatre petits-enfants et arrivée à sa hauteur, Maria glisse dans une de ses mains une grosse pièce de 10 francs, argentée. Elle attend en tendant ses joues le baiser qui claque comme les vrais poutous de son pays. Maria tricote. Quand elle ne tricote pas, mains serrées sur son ventre, elle mouline, les pouces d’avant en arrière sans qu’ils ne se touchent. Elle tricote tout en parlant, d’un geste lent et sûr, appris quand elle n’imaginait pas encore que sa destinée serait d’enfanter et d’élever une douzaine d’enfants vivants, les habiller chaudement pour les interminables hivers de neige et de bise, des chaussettes jusqu’au béret. Un pull en laine à col roulé l’attend sur son lit. Tricoté pour lui. Un cadeau. Couleur café, des losanges vanille en bout de manches, une bande plus chocolat sur le pourtour du col roulé et de la taille. Une sorte de tranche napolitaine en laine pour renouveler ses vœux de communion. Aucune envie de cette cérémonie, aucune envie de religion, aucune envie de confirmer. Il n’a plus la flamme divine. Le pull, impossible de l’ignorer, obligation de l’enfiler, obligation de confirmation. Le matin même, il traîne dans le lit, mais cris, pleurs de sa mère, menace de son père sur l’argent de poche, sur le scandale de la famille invitée, la honte probable sur la famille engagée et respectée dans la paroisse. Il se lève donc, il a l’air de, de rien, l’air d’un benêt qui avance sur les dalles du couloir central de l’église, accompagné de quelques gamins plus jeunes, Il avance vers le Père bénissant qui partagera plus tard le repas familial, il a chaud, le col roulé gratte, il sue, il annone les formules, étouffe de l’intérieur, l’église est chauffée en cette fin avril, il sent les regards pointus de l’assemblée vers les confirmants. Presque saisi au centre d’une toile, il perçoit les reproches à mi-voix des saints dans les vitraux, il entend le grondement de la voix de Dieu dit le Père, pour détourner leur attention, il aimerait que la colombe de l’Esprit-saint lâche quelques fientes comme les pigeons repus au-dessus du porche d’entrée de l’église. Il s’éclipse, il déserte le pot de l’amitié, rentre seul à la maison. Il jette le pull au fond du placard de sa chambre, prend une douche et la décision de couper quelques mailles comme si mémé Maria en avait sauté. Ou peut-être fabriquer des trous de mite. C’est moins coûteux en sentiments et il aime beaucoup sa mémé Maria. Là encore, impossible d’oublier. Assis à son bureau et murmurant « Rappelle-toi Barbara, il pleuvait fort sur Brest » – sa période Prévert comme certain peintre leur période rose ou bleue, il copie à l’encre violette les poèmes de Paroles, La pluie et le beau temps, pour les mots simples, les sonorités, les contre-pieds, les rythmes, la tendresse, la férocité, les aphorismes détournés–, impossible de ne pas monter le son du transistor à l’annonce du coup d’état ce 11 septembre, la prise du palais de la Moneda et l’assassinat de Allende, les américains aux manettes agitant leur pantin Pinochet le sanguinaire. Son cœur cogne, il n’a rien dans les pognes, cogne cogne, il voudrait cogner à la Nougaro avec les poings, les mots. Socialiste est un mot qui saigne, il saigne, honte d’être là, au chaud, bien nourri, aimé – satisfait dans les besoins primaires, c’est plus facile de rêver révolution– les fleurs de la tapisserie exhalent de putrides parfums. Que faire quand ils tuent l’espoir ? Enfiler une veste en tissu écossais rouge, sortir en coup de vent, prendre le bus, il fait presque doux, Bellecour– la haine est un carburant puissant, l’incompréhension révèle la naïveté, ne rien attendre d’eux, cogner avant que les puissants ne nous éliminent. Les dominants et les dominés, on joue sur la même scène, pas avec les mêmes armes– marcher autour de la statue équestre, tourner en rond, peu de monde, peut-être est-ce trop tôt, les travailleurs regagnent juste leurs pénates. Ventre vide, ventre creux, fumer, tirer sur des Gauloises jusqu’à la nausée, revenir à pied à la maison en croisant des immeubles où rien ne bouge, des rues tristement semblables à ce qu’elles sont, repliées sur elles-mêmes, tristement sinistres, poings serrés au fond des poches. Quelle connerie l’impérialisme. Sans frontières, sans scrupules, méprisant. Eux ou nous, il en est persuadé. Alors il lit l’histoire des peuples, l’histoire des combats pour la justice sociale, cherche une organisation, assiste à des meetings, interroge, enquête, discute. Il a du mal à constater qu’il est à la traîne de 68. Il court après un monde de certitudes. Il distribue tracts et appels, manifeste marchant au-dessus d’un monde qui ne sait pas encore qu’il se délite, qu’il fera place peu à peu à l’anonymat des luttes, au désengagement collectif, à la survie individuelle. Trop jeune pour exister à la manière des plus âgés qu’il envie, trop lourdaud pour ceux de son âge qui préfèrent Laisse-moi vivre ma vie de Frédéric François. Aux élections législatives, les droites s’allient contre « la subversion marxiste des socialo-communistes » – André, un des frères de sa mère a fait des provisions et s’est minablement armé contre l’invasion imminente des chars soviétiques–, la guerre du Kippour déclenche le premier choc pétrolier. Quelle confiance dans l’avenir ? Du poste de vigie de sa chambre, la lune roussit les jeunes pousses. Un monde fane, l’adolescence se recroqueville.