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La lettre

Paule GAILLARD

La lettre

Douce chaleur dans la cuisine le matin au petit-déjeuner avant d’aller au travail. Gérard savoure son plat préféré préparé par sa mère, des pommes de terre grillées à la poêle avec deux œufs cassés dessus accompagnés de tartines de beurre et d’un bol de café frais, comme son père. Sa sœur toujours à surveiller son poids se contente de fromage blanc qu’elle fabrique elle-même. Sa mère pourvoit au bien-être de tous, s’asseyant de temps en temps pour se nourrir elle-même. Elle, c’est plutôt tartine de beurre et roquefort ou chèvre charolais. Les voix sont encore ensommeillées, on se débroussaille les idées au sortir de la nuit.Une voiture entre dans la cour. C’est la voiture des gendarmes. Ce n’est pas bon signe. La mère ouvre la porte. Le gendarme salue, se présente et demande à parler à Gérard Cuny. Gérard quitte la table, s’avance, salue, et reçoit un pli officiel. Il se détourne pour en prendre connaissance et pâlit. Il a entre les mains son ordre d’incorporation.

Les gendarmes s’en vont.

Toute la famille se tourne vers Gérard sachant par avance de quoi il retourne. D’un mouvement de tête il confirme. Tout le monde s’assied, les jambes fauchées. Ça devait arriver mais on croit toujours à un miracle, la cessation des opérations tout simplement.

Aller faire la guerre en Algérie, depuis cinq ans c’est la hantise dans toutes les familles qui ont un ou des fils au fur et à mesure qu’ils avancent en âge. Cette guerre qui ne dit pas son nom dure, dure. Et maintenant c’est au tour de Gérard.

Gérard est couvert de sueur, il tremble. La mère est abattue. La famille est sans voix.

Gérard se relève et sort. Il a besoin de marcher pour essayer de dominer son stress et réfléchir.

Il prend le chemin de la forêt. Mais aujourd’hui il ne voit rien d’autre que les menaces engendrées par la lettre. Il est fermé à la majesté des grands hêtres et des chênes centenaires. Les parfums du sous-bois ne font pas frissonner sa narine. Il est enfermé dans sa tête qui se rebelle contre la terrible nouvelle.

Il a cinq jours pour se présenter à son lieu d’incorporation. Faire face, il a été élevé comme ça. Il a toujours fait comme ça. Mais là… Des jeunes qu’il connaissait sont revenus les pieds devant. Deux copains ont été internés en hôpital psychiatrique à leur retour. Le piège se referme sur lui. Qu’est-ce qu’il va faire dans cette guerre. Il ne se sent pas concerné. Défendre la patrie disent-ils. Mais quelle patrie ? Ils disent que l’Algérie c’est la France. L’Algérie c’est l’Algérie. Mourir pour les Français de là-bas ? Le gouvernement ne le dit pas mais ce que les jeunes du contingent doivent défendre là-bas c’est surtout le blé et le pétrole. Surtout le pétrole. Les Français de là-bas ils ont bon dos. Il est en colère maintenant. On va lui prendre sa jeunesse, peut-être sa vie, ou sa santé mentale, pour quoi ?

Il faut être marié avec un enfant pour ne pas être incorporé. Il aurait bien fait d’épouser la Lucette quand elle lui tournait autour. Maintenant il aurait un gosse. Mais la Lucette elle lui tournait autour mais pas la tête, elle n’a tellement rien dans sa tête à elle, aussi futile que belle, c’est pas peu dire. Seulement maintenant il est piégé. C’est le régiment dans cinq jours, deux trois mois d’entraînement, et puis le bateau pour l’autre côté de la Méditerranée. Et le djebel. Le djebel, il connaît le mot mais il ne sait même pas ce que ça désigne vraiment. Il n’a aucune idée de la géographie de l’Algérie. C’est l’Afrique déjà. Ça ressemble à quoi vraiment ? Il va se battre, lui qui a déjà horreur des bagarres, on va lui mettre un fusil entre les mains, pour tirer avec, sur des gens qui ne lui ont rien fait, des gens qui défendent leur pays.

Il a envie de pleurer.

Lui il veut vivre, être libre. Travailler pour s’acheter une voiture, prendre un appartement, faire la fête, danser, glisser sur le lac en hiver, se baigner en été avec les copains, embrasser les filles, pour ça il n’a pas de mal, il est beau gars. Comme il est sérieux les mères des filles le couvent aussi, il ferait un sacré bon gendre apparemment. Jusqu’à tout à l’heure son avenir était rayonnant. Il ne veut pas partir se faire déchirer et déchirer les autres. Et sa famille, sa mère qui va trembler tous les jours. Pendant deux ans, si sa vie n’est pas fauchée avant.

Soudain, il a une idée. C’est le sentier forestier qui lui donne la solution à tous ses tourments. « Prendre le maquis ».

Ils habitent à la frontière avec la Suisse. Son oncle Pierre habite à Lausanne. Il va bien le recevoir le temps qu’il faut.

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