Claude VUARCHEX
Sa voix cajoleuse qui réconforte après un gros chagrin et cherche une histoire drôle.
Sa voix du regret de ne pas avoir fait d’études et d’en subir les conséquences.
Sa voix moralisatrice. Voix que l’on entend infailliblement lorsque le frère aîné rapporte des notes peu flatteuses. Voix qui rappelle le bienfait des études.
Sa voix soucieuse et préoccupée. La voix du petit carnet noir à élastique, celui des comptes lorsqu’il évoque les dépenses notées et datées scrupuleusement de sa petite écriture fine. Voix généralement matinale quand les enfants ne sont pas levés et qu’il n’est pas encore parti travailler.
Sa voix calme et apaisée de retour « au pays » se mêlant à celle son frère et son neveu alors que femmes et enfants sont déjà couchés. Voix qui ne sont pas chuchotées mais qui par leur côté rassurant bercent les enfants qui s’endorment dans la grande chambre commune, le poêle.
Sa voix bizarre qui sonne faux lorsqu’il parle en patois de la Yaute avec ses frères. Voix qui paraît décalée avec une accentuation différente de celle des autochtones. Les enfants rient en disant qu’il a perdu l’accent. A moins que ces enfants soient rétifs à une voix inhabituelle qui ne produit pas son accentuation coutumière. A un certain âge, on ne comprend pas toujours ce besoin de reproduire la musique de sa jeunesse.
Sa voix qui n’articule pas, voix qui produit des sons qui enflent puis qui retombent dans un tumulte rocailleux, voix qui enfle, enfle, se déchire, reste en suspens. Ménageant le suspense d’un discours inaudible, peu musical. Puis qui retombe dans un abysse plus profond que les précédents. Silencieuse un moment. Avant de s’élancer gaillardement dans un nouveau ronflement.
Sa voix amusée ou consternée quand il rapporte des anecdotes vécues à la gare de Perrache. Curé voyeur dans les toilettes « c’est le diable qui m’a tenté » ou un voyageur poignard planté dans le dos, poursuivi par un autre et s’affalant dans le commissariat, une jeune fille qui se fait couper les jambes sous un train ou le passage du groupe anglais les Béatleu en transit pour un concert…
Sa voix furibarde lorsqu’il arrive un soir fort tard du travail après avoir crevé en mobylette. Jour malencontreux où ses enfants avaient prévu des déguisements pour l’accueillir, déguisements qu’ils vont s’empresser d’escamoter.
Sa voix du juron, voix explosive lorsqu’il se blesse en bricolant ou n’aboutit pas pleinement au travail précis qu’il s’était fixé.
Sa voix sans reproche appuyé -mais tout de même- voix étouffée et pincée par l’intrusion de trois ou quatre petits clous entre les lèvres serrées, voix qui fait remarquer que l’enfant marche en traînant trop les pieds, voix qui souligne, tranchet à l’appui, qu’il faut ressemeler les chaussures plus que la normale.
Sa voix indignée voire révoltée « Ben oui, ils augmentent les salaires en pourcentages, ce qui fait que ce sont encore les gros qui sont favorisés, ils en profitent toujours plus que les petits . Ah ! Il fait pas bon être petit ».
Sa voix satisfaite, faussement soulagée entendue souvent, à l’adresse de la cuisinière en sortant de table « Ah, c’est encore pas aujourd’hui qu’on sortira de table avec la faim !… ». Ce qui n’avait pas toujours été le cas dans sa jeunesse.
Sa voix de reproche pour un crayon mal taillé. Sa voix de reproche pour un travail ni fait ni à faire.
Sa voix abattue et angoissée à l’annonce du redoublement du grand frère, qui a pour conséquence la perte du droit aux bourses scolaires.
Sa voix étouffée par le rire strident et impossible à contenir au-dessus de la table de ping-pong lorsque sa belle-fille, victime d’un smash victorieux, l’a traitée d’un explosif salaud ! suivi d’un catastrophé Oh Papy ! Pardon Papy ! J’voulais pas dire ça !
Sa voix triste lorsqu’il évoque « sa pauvre mère » décédée lorsqu’il était encore jeune.
Sa voix exacerbée par l’absence de la mobylette pour aller au travail, voix qui promet un châtiment que l’on n’ose imaginer pour le grand frère qui a emprunté le seul moyen de locomotion familial, voix qui gonfle, qui effraie… et qui se calme et devient sereine, sans reproche excessif lorsque le grand frère est de retour.
Sa voix admirative lorsqu’elle évoque la dextérité du voisin bricoleur de génie aux mains en or.
Sa voix aigüe alternant rires et bavardages inaudibles mêlant notes de ténor, de baryton et de basse lorsqu’il s’adresse, penchée au-dessus du berceau à sa petite-fille.
Sa voix qui chante rarement -faux- mais réconfortante car elle dénote une gaieté spontanée.
Sa voix inquiète du jour où un incendie de broussaille a léché le toit de la maison de la fille partie en vacances. Voix sèche et impuissante. Voix qui restera dans ma mémoire. Partant moi-même pour une quinzaine, c’est la dernière fois que je l’entendais. Peut-être par voix indirecte, celle des messages sur ondes radio, par lesquelles on a cherché à me joindre, cette voix m’a cherché sans me trouver. Peut-être ai-je ressenti cette voix malgré tout puisque j’ai abrégé mon absence.