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Paysage avec Orphée et Eurydice

Alain Nérot

Le récit du pêcheur

C’est l’heure tranquille qui suit le déjeuner. Epiménos se sent un peu engourdi. Il est là depuis le matin, il n’a pris que trois poissons, et encore pas bien gros, alors il s’est accordé une petite sieste après son léger repas, quelques olives noires de Kalamata, du fromage de brebis et du pain, avec un pichet de retsina. Il est tiré de sa sieste par un groupe assez bruyant qui s’installe à quelques mètres de lui, et, comble de malchance, voici qu’un jeune homme s’assied sur un gros rocher et se met à chanter en s’accompagnant d’une lyre. C’est un long poème à la gloire d’une certaine Eurydice dont il vante les charmes les yeux au ciel. Il faut reconnaître qu’il a une belle voix.

Epiménos se remet à pêcher, mais ne peut s’empêcher de tourner de temps à autre la tête vers le chanteur, et aussi, il faut bien le dire, vers la jolie jeune femme blonde assise non loin de lui. Elle regarde le chanteur avec admiration. Epiménos réalise tout à coup que le poème décrit la belle blonde et célèbre ses noces avec le musicien. Le chant est si beau, que l’agacement qu’il a ressenti à l’arrivée de la petite troupe s’évanouit.

Plus loin, sur le lac, des pêcheurs sont en train de hisser la voile de leur barque, dans l’espoir de profiter de la brise légère qui vient de se lever. Le groupe de baigneurs chahute toujours au bord du lac. Le soleil illumine la forteresse, mais de gros nuages arrivent de l’est, ça pourrait bien tourner à l’orage ce soir.

La canne frémit doucement, il y a sûrement quelqu’un qui taquine l’appât. D’un geste vif, Epiménos sort un poisson argenté de l’eau. Il vient de remettre sa canne dans l’eau quand il entend un hurlement de douleur. Il se retourne juste à temps pour voir une grande vipère partir comme un fouet vers les buissons. La jeune femme a renversé le vase de fleurs posé derrière elle en retirant sa jambe, elle a été mordue à la cheville, c’est sûr. Le musicien n’a rien vu, rien entendu, il continue à chanter les yeux dans le vague sous le regard admiratif des deux autres filles. Epiménos reste figé pendant que la jeune fille blonde s’affaisse lentement.

Le récit d’Eurydice

Hymen fait la gueule, mais je m’en fous, il ne voulait pas nous marier, mais il a fini par céder aux prières d’Orphée (personne ne lui résiste à mon gros chéri) et aux menaces de papa (je vais organiser le boycotte de ton temple). Nous sommes mariés, et pour de bon. J’ai un peu la tête qui tourne, c’est la faute de papa qui a insisté pour changer de vin avec chaque plat. Comme d’hab’, Orphée a passé plus de temps à chanter et jouer de la lyre qu’à manger. Il a eu bien tort, tout était délicieux, les salades, les feuilles de vigne farcies, le poulpe au vinaigre, l’agneau grillé, sans parler de la langouste et des sucreries. Un vrai repas de noces

Qu’Orphée chante bien, et mon nom semble toujours l’inspirer, pourtant, parfois, en regardant Euterpe et Polymnie accroupies à ses pieds, j’ai l’impression qu’il est plus amoureux de sa lyre et de ses poèmes que de moi. De toute façon, ce soir je l’oblige à laisser sa lyre ou sa cithare dans le vestibule. Une nuit de noces est faite pour chanter une autre mélodie m’a expliqué maman hier soir. S’il persiste à psalmodier trop longtemps, je lui dirais « Ne viens pas si tard, mais viens sans ta cithare ! ».

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