Michèle O;Neill
Michèle O’Neill
GRAND-MERE
Monsieur Charles-Henri de Beauvallin n’est pas descendu déjeuner. Sa chambre est vide. Le personnel de l’hospice est en émoi. Une fugue ? Ce n’est pas le genre. Où irait-il ? Ses enfants habitent à l’étranger. Il est veuf. Peu d’amis. Emilie, la jeune infirmière se souvient soudain : le patio tout au fond du parc. Ce pensionnaire s’extasie à chaque printemps de la beauté de la tonnelle blanche formée par les branches entrelacées des fleurs de cerisier du Japon. Le vieil homme est là, lunettes au bout du nez, plongé dans la lecture d’un vieux cahier. – Monsieur de Beauvallin, nous vous cherchons partout ! – Vous m’avez trouvé, fichez-moi la paix !
Ses yeux sont embués ou je rêve, se dit Emilie en s’éloignant. Il replonge dans le cahier.
Juin 1910
J’écris pour ne pas étouffer dans ma vie. Je suis veuve de l’homme que j’aime. Je suis mariée à un homme que j’essaie de supporter. C’est mon devoir. Mon destin est résumé dans ces trois phrases. Envie de mourir parfois. Le Christ m’encourage. Je lui offre ma souffrance. Dès mes seize ans, très en colère, j’ai quitté la ferme paternelle. Mon père mort, je ne supportais pas de voir ma mère remariée avec notre valet, Nicolas. Oui, il la secondait bien à la ferme, depuis plusieurs années. Mais chacun doit rester à sa place. Et puis, j’étais jalouse. Je me suis engagée comme cuisinière dans une famille bourgeoise, très accueillante. Les trois filles de la maison passaient souvent à la cuisine, lieu de rires, de confidences, de larmes parfois. Elles admiraient ma peau laiteuse, me donnaient leurs belles robes, à peine ternies. J’ai la taille fine, je sais me tenir. Toinette, tu pourrais être notre sœur. Quelquefois, elles m’emmenaient à la guinguette du village. Je les chaperonnais. Un jeune accordéoniste animait les bals sans jamais avoir appris la musique. C’est là qu’elles ont rencontré une bande d’amis, tous clercs de notaire. Il y avait de la romance dans l’air. Ensuite, ils sont venus rendre visite aux parents. L’aînée, Catherine, s’est fiancée. Dans ma cuisine, je cherchais des recettes nouvelles pour régaler les amoureux. Un jour, un jeune homme, bien de sa personne, a pénétré dans mon antre, attiré par le fumet du plat que je préparais. Son ventre déjà rond trahissait sa gourmandise. Nous avons passé un bon moment à échanger à propos des recettes et de leurs secrets. Je lui ai donné celui de ma fameuse purée. Puis il a pris l’habitude de venir me saluer. Il était le frère du fiancé de Catherine. Parfois, nous parlions de nos rêves en nous baladant dans le jardin. Un soir de juin, c’était la pleine lune, sous un cerisier en fleurs, nous avons échangé notre premier baiser. Mon cœur battait à tout rompre. Mes jambes tremblaient. Je ne me reconnaissais pas. J’ai alors attendu ses visites avec une telle impatience ! Il devenait de plus en plus pressant. La nuit, je rêvais de sa peau contre la mienne, de ses lèvres dans le creux de mon corsage. Je me sentais de plus en plus belle. Les filles de mes patrons riaient : Toinette, il y a une lumière dans tes yeux, tu es amoureuse ! Je sentais le rouge monter aux joues quand je mentais. Le quatorze août, j’allai me confesser pour communier le lendemain. Je n’avais rien à dire. J’étais heureuse. Je lui racontai ma joie sans penser à mal. Il me répondit. – Péché, Enfer. T’a-t-il parlé mariage ? – Pas encore. – Tu es une fille perdue, Toinette. Tu es déshonorée. –
Je ne comprenais rien. Je décidai de parler à Charles-Henri, mais son frère rompit ses fiançailles avec Catherine, il ne revint plus chez mes patrons. Et si j’étais enceinte ? Avec des baisers peut-on être enceinte ?
Un matin, j’avais ordre de porter des chaussures à ressemeler chez le cordonnier. Il me salua gentiment. Je reconnus l’accordéoniste du bal. – Vous avez perdu votre magnifique sourire. – Je suis en deuil. – J’aimerais pouvoir vous consoler. Trois semaines plus tard, je l’épousais. Ma mère vint à la noce avec Nicolas. Elle avait l’air heureuse. Je me forçais à sourire. Sous ma robe blanche, mon cœur était en lambeaux. Le curé me félicita. – Tu as retrouvé ton honneur. C’est un brave garçon. Fais ton devoir conjugal. Tu auras de beaux enfants.
Le lundi suivant, une carriole à cheval m’attendait près du marché. C’était lui ! C’était Charles-Henri ! – Toinette, je suis venu te chercher pour te présenter à mes parents. Peu importe ce qu’ils diront, je veux t’épouser. J’arrivai à balbutier – Trop tard Charles-Henri. Je t’aime, toi, et j’en ai épousé un autre. J’ai cru que tu m’avais oubliée. Je ne veux pas vivre dans le péché, ni rester vieille fille. – Viens avec moi, tu divorceras. – C’est impossible. Tu sais que c’est défendu par l’église. On n’est pas sur terre pour être heureux. Je le sais maintenant…
Juin 1951
Ma petite fille vient d’avoir son brevet à 14 ans. Je lui en fais compliment, moi qui n’en fais jamais. Elle est chez nous depuis Pâques. Je l’ai réveillée tous les matins à 4 heures pour réviser. Préparer cet examen avec elle a été une découverte. Un jour, elle a fouillé dans un tiroir, elle cherchait du papier. Elle est tombée sur mon cahier. Elle l’a lu. J’étais un peu en colère mais, curieusement contente de parler de ma jeunesse. Elle m’a demandé naïve, pourquoi avoir arrêté mon cahier. – La vie m’a pris dans ses filets : la guerre, le travail, les enfants, avais-je encore le goût d ‘écrire ? – Dommage, grand-mère, c’est comme un livre d’histoire. Tu as vécu deux guerres, c’est très intéressant.
Elle avait raison ! Je lui ai raconté mon idylle avec le clerc de notaire. – Pourquoi tu n’as pas quitté pépé ? – Là où la chèvre est attachée, elle broute. –. Mais vous vous disputez tout le temps !
Elle avait de nouveau raison. Encore hier, il est rentré avec sa Margot. Au début, ma petite-fille me disait c’est qui Margot ? – Le fait de trop boire avec des femmes de mauvaise vie. – De mauvaise vie ? Il y a des bonnes et des mauvaises vies ? – Chut ! mange ta soupe, c’est une soupe à l ‘oignon, ta préférée.
Mais j’entends sa démarche lourde dans l’escalier, le cliquetis hésitant dans la serrure. Il est là, très digne dans son costume noir, sa chemise blanche virant au gris, son chapeau vissé sur la tête – l’enlève-t-il pour dormir ? La rage m’a envahie. Je n’ai pu m’empêcher de l’insulter avec des mots qui venaient tout seuls. – Espèce de vieux bouc tu es encore allé te saoûler avec des femmes, tu ne peux pas t’en empêcher ! – Espèce de vieille garce, arrête de radoter comme une vieille folle.
Il s’est assis à sa petite table recouverte d’une toile cirée blanchâtre, a mangé la soupe, silencieux Je l’ai regardé ranger son assiette sale dans son placard. Ce fainéant, il n’est même pas allé jusqu’à l’évier pour la laver. Il a filé dormir dans son alcôve où jamais je n’entre. Jamais.
Je vais aller réciter mon chapelet, lire l’Imitation de Jésus-Christ. J’ouvre ce livre quand je souffre et j’ai une réponse du Fils de DIEU. J’espère aller au Paradis. Je vais préparer ma valise. Je pars à Lourdes samedi soir avec le prêtre et mes copines.
Je n’ai plus de larmes depuis longtemps.
Lourdes, c’est mon seul bonheur.
Il n’y a rien d’autre sur le cahier. Charles-Henri le referme. Comment ce cahier est-il arrivé à l’hospice ? Je demanderai à Emilie, se dit-il une lueur d ‘espoir dans les yeux.