Michèle Martinetto
Lorsqu’en quittant le village la vieille camionnette a abordé le premier virage, là où les branches du gros châtaignier enjambent la route, elle a senti le lourd frôlement d’une masse de feuilles et une bogue épineuse a heurté son front. Ça t’a fait mal ? ont demandé les autres enfants, assis, accroupis, debout sur la plate-forme du véhicule Non, ça n’a pas fait mal, c’était comme un baiser d’adieu a-t-elle répondu.
Elle se souvient du moment – quand déjà, il y a des mois, un an, plus peut-être, elle ne sait pas bien – où dans l’appartement provisoire de la ville s’entassaient les cartons de toutes tailles, les valises, les sacs, et tous les objets auxquels tiennent les grands, et dont elle ne voyait pas l’utilité. Ce qui était important, c’était ses livres, enfermés dans un carton – mais lequel, ils se ressemblent tous – et sa peur de ne pas les retrouver quand on arriverait au village ; elle se souvient du moment où tout ça s’entassait, se calait, s’arrimait sur la vieille camionnette, où tout ça brinqueballait dans les virages de la forêt, puis entre les bâtisses, jusqu’à la maison basse, étirée le long du pré encore sauvage, aux confins du village, à l’orée de la forêt ; enfin le moment où elle a retrouvé ses livres, tous présents, même si un peu écornés et pleins de plis malencontreux. Bonheur des livres, bonheur de la maison. Le temps a passé, le temps du village.
Les cartons sont ressortis, les valises, les sacs, où se sont blottis de nouveau les objets épars. Et les livres. La vieille camionnette est repartie en sens inverse, dans un joyeux désordre, dans le bonheur émerveillé et inquiet de ceux qui rentrent chez eux. Elle est là, parmi ces gens excités et joyeux, parmi les rires. Et pendant que la camionnette reprend les virages dans la forêt, quelque chose tout-à-coup lui pèse dans la gorge, dans le ventre, dans les membres. Son nez picote, elle a envie d’éternuer, de rejeter cet air, cette odeur âcre qui monte et s’épaissit à mesure que la voiture descend, cette odeur de suie refroidie, elle a envie de ne plus respirer, même si elle sait que quand on ne respire plus c’est qu’on est mort, elle a peut-être envie d’être morte, ça sent la ville.