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Orange et marron

Eliane Michalon

A cause des couleurs orange et marron très à la mode en cette année 1973, la salle de séjour est joyeuse, pleine d’espérance comme nous, comme beaucoup de jeunes à cette époque, espoir d’un monde meilleur, plus juste. L’année a bien commencé avec un cessez le feu au Viêt-Nam, hélas un coup d’état fasciste au Chili vient l’assombrir, mettant fin à cette belle expérience, alors nous avons, débrayé, pleuré, manifesté et la vie a continué, il nous restait le souvenir de la fête de l’Humanité où nous avons chanté avec les Quilapayun trois jours avant le coup forc. Nous garderons toujours le Chili d’Allende, de Neruda, de Jara au cœur 

Devant la tapisserie bigarrée, un lit, une personne fait office de canapé, recouvert d’une couverture tunisienne rouge et verte, les copains s’y entassent serrés les uns contre les autres, quand il n’y a plus de place ils s’assoient par terre sur des coussins. Ils sont tous vêtus de pantalons pattes d’éléphants, pulls à col roulé et pipe au bec, odeur d’Amsterdamer, discussions politiques sans fin, terminées tard dans la nuit avec un dernier verre d’eau de vie. Salut à demain et n’oublie pas, distribution de tracts devant l’usine Bailly !

L’odeur de tabac froid au petit déjeuner, les cendriers qui débordent de mégots, gitanes maïs jaunes et gauloises blanches. Juste un Nescafé à l’eau chaude pas de temps à perdre avec un bon café, d’ailleurs il n’y a pas de cafetière dans la cuisine rouge. Pas de cafetière électrique mais des boites de conserves et pour les grands jours une fondue bourguignonne avec des sauces multicolores, ou des soirées crêpes. Il n’y a pas non plus de télévision ou de téléphone. Mais il y a le cinéma très souvent, le théâtre, au TNP, à la Cité… Comme les autres nous avons une 4L qui nous a accompagné dans les voyages, pour les vacances, cette voiture est idéale, robuste, pratique, on peut même faire la cuisine à l’arrière, elle passe partout sur les autoroutes comme sur les chemins de terre. On a fait des kilomètres les genoux dans l’estomac avec ce véhicule. Le temps est à l’ouverture, à la découverte du monde, des autres, l’avion est bien trop cher, alors on fait du stop, on prend le train, mais surtout la voiture. Des collègues partent en Afghanistan en 2CV, ils reviennent avec des vestes blanches et des manteaux marron brodés, bordés de fourrure qui sentent encore la chèvre.

Dans la ville, des entreprises ferment, arrivent les premiers licenciements de masse. Derrière notre immeuble les ouvriers d’une importante usine métallurgique sont en grève, ils occuperont   longtemps le site pour en être finalement expulsés. Des vigiles musclés les ont remplacés. On manifeste, pancartes et slogans, les filles de l’entreprise Bayard à Villeurbanne sont habillées de rouge comme les drapeaux.  C’est le temps de la colère.

Dans l’appartement petit à petit des meubles remplacent les caisses, des étagères de la Redoute à monter soi-même, pour ranger les livres, un tapis de l’Atlas, une yaourtière électrique orange et noire pour une nourriture saine. Une collection d’une revue hebdomadaire de cuisine est commencée, la cuisine de A à Z, ainsi les premiers invités se verront souvent proposer des avocats, de la blanquette de veau, des brocolis, des carottes…

Les réunions syndicales à Paris s’enchaînent, les trains de nuit aussi, la couchette du milieu est réservée en priorité. Un agent de la SNCF vient parfois faire un brin de causette avec sa casquette marine à galon doré. 

A cause de la couleur orange et marron, quand nous recevons pour Noel, on pose la porte de la chambre sur des tréteaux en guise de table, en 1973 nous étions nombreux, la famille au complet, lassés d’être à table, les enfants, des adultes serrés sur le nouveau canapé lisent les bandes dessinées trouvées sur les étagères.

A cause de la couleur orange des affiches appelant au boycott des oranges Outspan d’Afrique du Sud de nombreuses personnes ont pris conscience de l’apartheid. Orange encore d’une robe trapèze style Courrèges très mini, des poches sur le devant soulignées d’un trait vert, deux gros boutons jaunes et verts aux épaules et bien sûr des bottes blanches vernies, comme les filles des magazines ! Une publicité orange dit « secouez-moi » « secouez-moi ». Nous on veut secouer le monde, la vie, on se secoue aussi sur les pistes de danse, de ski. On vit notre jeunesse simplement.

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