Michèle Martinetto
Bonjour, je ne sais pas si tu te souviens de moi, tu n’avais que 10 ans quand j’ai disparu de ta vie, et de la vie de tous les autres : mes amis, mes enfants et petits-enfants, et ta grand-mère, mon épouse pendant 50 ans. Maintenant tu es une femme, et tu lui ressembles, à elle, celle dont je suis venu te parler. C’est pour ça que je t’ai choisie, et aussi parce que tu sais te taire – tes cousines parlaient tout le temps, et je crois que cela n’a pas changé – pour raconter cette histoire dont je me plaisais à penser que personne ne la connaissait. En réalité, avec la lucidité qu’ont les morts, je suis sûr que c’était un secret de polichinelle. Mais dans le monde où je vivais, ce qui sortait des sentiers battus n’existait pas. Je suis sûr maintenant que ta grand-mère aussi savait. Mais tout disparaissait derrière le mur de ce qui doit être pour que la vie soit vivable. Cela est arrivé avec l’évidence de ce qui doit être. Un jour, à la foire du 27 – tu sais, celle de l’automne, quand on fait les grandes affaires avant l’hiver –, j’avais disposé, sur une modeste petite table, le produit de mes ruches, le miel doré de mes abeilles (tu te souviens des heures où tu regardais, fascinée, les alvéoles s’égoutter dans la grande bassine ?). Une femme s’est arrêtée pour regarder, pour admirer, pour questionner. Une femme de la ville – qu’elle était belle ! Grande, élégante, le teint pâle, les cheveux dorés relevés en chignon – elle n’avait pas de chapeau ! –, des mains blanches et fines. Tout ce que les femmes d’ici n’étaient pas. Et un sourire… J’ai eu envie de la prendre dans mes bras, et je l’aurais fait, sans cette foule, cette poussière, ce bruit, ce fouillis de bavardages, ces bourrades de paysans. Et s’il n’y avait pas eu tout cela, elle aurait répondu, avec ses bras, son regard bleu pâle, son sourire…
Que s’est-il passé après ? Je ne sais plus comment j’ai eu son adresse, je lui ai écrit, tout heureux d’avoir, grâce à l’école de la République, une écriture harmonieuse, d’écrire sans fautes, moi le paysan qui n’avait quitté sa cambrousse que pour le service militaire.
Je lui ai écrit, elle a répondu, une fois, plusieurs fois, souvent, très souvent, et le facteur ne disait rien en me tendant l’enveloppe, avec un regard en biais du côté des femmes, un regard qui n’en pensait pas moins. Comment veux-tu que cela ne se soit pas su ? Je gardais la lettre dans la poche de mon pantalon de velours, puis je la cachais dans un endroit secret. Pendant tout ce temps. Tant qu’elle a été en vie, tant que j’ai été en vie. Elle parlait de sa vie, de son mari qui n’était là que pour la société, mais elle l’aimait bien quand même, des enfants qu’elle n’avait pas pu avoir. Elle me demandait de parler des miens, qui grandissaient, qui quittaient l’école, qui se mariaient.
Avec ses lettres j’imaginais sa vie à elle, paisible et sans joie, elle ne parlait pas de ce désir qui nous liait, je n’en parlais pas non plus : c’était. Nous avions un lieu secret – et je suis sûr maintenant que cela, personne ne l’a su –, un reste de grange perdu dans la forêt, le sentier à peine tracé, les arbres émergeant des buissons, où je la retrouvais parfois, discrètement, furtivement, au milieu du silence.
Ta grand-mère a toujours fait preuve d’un aveuglement appliqué remarquable, elle savait que les choses sont comme ça, qu’on ne les bouscule pas, qu’il y a des folies qu’on ne vit qu’en rêve.
Et le temps a passé, année après année, lettre après lettre, silence après silence.
Vint un moment où je n’ai plus reçu de lettres. Un autre jour de foire, l’aubergiste a dit très fort, mine de rien, parce qu’il y avait du monde et qu’il parlait pour tout le monde : la femme du notaire est morte, on ne sait pas de quoi. Et moi je crois qu’elle est morte d’amour.
Voilà. Maintenant je vais repartir. Merci de m’avoir écouté. Les lettres, tu les trouveras dans le rucher, derrière un tas de vieux cadres de ruches. J’ai vu que personne n’avait repris les abeilles, le rucher tombe en ruines mais les lettres sont toujours là. Va les chercher avant qu’on ne brûle ces vieilles planches.
Je te souhaite d’aimer quelqu’un comme je l’ai aimée