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Cinéma

Michèle Martinetto

Il y a deux cinémas dans la petite ville.
Le Royal trône au milieu de la rue Gambetta, sur le chemin de l’école. Les grandes affiches colorées, derrière leur grillage protecteur, drainent les rêves et les interrogations. Quel est donc ce mot mystérieux, cet innommable, caché sous les pointillés de l’affiche qui annonce « La p… respectueuse » ? Les copines en savent à peine plus.  
Mais, même quand on aura grandi, on n’aurait pas vu un spectacle d’une telle immoralité. Car le dimanche soir – sauf risque de péché – le cinéma de la rue Gambetta devient presque une annexe de la maison familiale ; après le dessert de midi, mon père guette la bicyclette de madame C…., l’ouvreuse du Royal, qui pédale hardiment vers la séance de 14h.  Il l’aperçoit, lève le bras, indique avec ses doigts le nombre de places à réserver, et à 21h on s’installe au premier rang du balcon, au creux des confortables fauteuils rouges où on pourrait s’endormir.  Fauteuils rouges, qui, des années plus tard, restent en surimpression sur les rangées de « La Fourmi », où on essaie 3, 4, 5 fauteuils avant d’en trouver un « pas cassé ».  
L’autre cinéma n’a pas pignon sur rue : un long couloir sombre, peut-être sale, une porte grinçante : l’Eden.  M.D… tient à bout de bras sa petite salle d’Art et d’essai, où une adolescente très sage, très timide, a un jour osé signer un faux mot d’excuse  et sécher les cours du lycée, pour rêver devant la barque silencieuse louvoyant entre les arbres inondés du bayou en noir et blanc de « 1 story ».  Bonheur de la transgression.

Puis vient la grande ville, qui a beaucoup plus de deux cinémas.  Des grands, qui ne cessent d’enfler comme des chancres, des petits où on est chez soi.  
Au Cinématographe du Cours Suchet, la caissière, sous son lourd chignon, connaît tous ses rares clients, commente le film en vendant les billets, raconte sa vie, les difficultés d’être un petit cinéma, quand il faut tout payer en ayant si peu de ressources, parle du bonheur de regarder encore et encore les films qu’elle aime.  Mais un soir on se retrouve quelques-uns dans la rue, sous la façade obscure, à se regarder bêtement, à piétiner dans le froid, devant des grilles qui n’ouvriront plus.  
Même s’il en reste d’autres.  Entrer dans un cinéma, c’est un parcours bien balisé : billet, long couloir feutré, porte capitonnée, une place dans la pénombre, musique discrète.  Entrer dans un cinéma, c’est facile.  Mais en sortir …
Sortir de « Psychose », la nuit, par une porte dérobée, dans une petite rue déserte, mal éclairée, aux pavés luisants de pluie, et où se diriger dans cette ville inconnue, quand on entend encore Janet Leigh hurler sous la douche ?
Sortir du « Septième sceau » sur une avenue bruyante, lourde de klaxons et de vapeurs d’essence, et tous ces gens qui vous bousculent quand vous êtes encore en train de jouer aux échecs avec la Mort.  
Sortir au milieu d’une foule de gens masqués pressés de rentrer chez eux et de se laver les mains, après la cérémonie du thé d’un « Jardin qu’on dirait éternel ».  J’ai encore, j’ai toujours, dans le regard le sourire de cette très vieille femme drapée dans son kimono, qui a écrit sur sa porte : « chaque jour est un bon jour ».
Surtout ce jour où je retournerai au cinéma…

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