Michèle Martinetto
1) Il déplace la table pour pouvoir passer, s’effondre sur la banquette déchirée. Il ramène la table à lui, lisse soigneusement avec sa manche la surface de faux marbre, gratte une aspérité, réajuste le rectangle de la table, rectifie l’alignement avec les tables voisines, suit le chemin d’un rayon de soleil saupoudré de poussières. Lève enfin les yeux vers la serveuse et sourit de son regard inquiet : « un café, s’il vous plaît ».
2) Elle s’installe sur la banquette, à côté de ce personnage qui lui a proposé d’aller prendre un pot après le cours de Maldiney. Elle ne se tient pas trop près : à la fois fascinée, attirée comme par un aimant, et repoussée violemment par le même champ magnétique. Une bulle où elle se perd. Le garçon qui attend, debout devant la table, rompt le charme. Elle le regarde, elle le voit : « un café, s’il vous plaît ».
3) « Un café, s’il vous plaît ». Il pose lourdement son sac sur le sol glacial. Dans le brouhaha des pas, des annonces, du roulement des trains. Là-bas … Elle est si près, elle est si loin. Cheveux bouclés, regard pathétique, le visage pâli par les néons. Elle écrit quelque chose, elle lit quelque chose, un livre, un journal, il ne sait pas, il suit son visage qui se lève, qui se penche, qui regarde l’heure, regarde dans le vague, regarde dans son rêve. Une annonce, elle se lève, traîne sa valise, passe près de lui. Croise son regard, mais l’a-t-elle vu ? Elle s’éloigne, se perd dans le brouhaha du roulement des trains. Il ne restera que ce regard.
4) A côté d’elle, les joueurs de cartes, avec leurs cigarettes maïs, ne la dérangent pas, ne la voient pas. Ne l’empêchent pas de repousser le cahier du soir et le livre de grammaire, de suivre du doigt le cercle parfait incrusté par les tasses sur la table en bois. Elle imagine la soucoupe blanche et son liseré doré à demi effacé, la tasse en grosse faïence blanche, avec l’anse trop épaisse pour des doigts d’adultes. Elle rêve au temps où, installée sur la banquette en cuir rouge, le manteau négligemment jeté sur une chaise, ses pieds toucheront le sol, ses pieds chaussés de talons aiguilles , le temps où elle lèvera la main vers la serveuse en petit tablier blanc pour commander avec gentillesse et autorité ; « un café, s’il vous plaît ».
5) Assis en face du couple de collègues, il sent monter en lui une irrépressible vague de jalousie, quand elle laisse son légitime époux ( parce qu’en plus, il est légitime ! ) jouer avec les boucles des longs cheveux bruns épars sur ses épaules. Des épaules qu’il imagine nues. « Et pour toi, un café aussi ? – Pour moi aussi, bien sûr ».
6) Ils ont marché si longtemps sous le soleil, et la seule chose qu’ils désirent maintenant, c’est un bon café, avec un grand verre d’eau, dans la fraîcheur d’une terrasse. « Deux cafés, s’il vous plaît ». Ils savent qu’ils ne pourront pas payer, ils échafaudent des stratégies pour sortir mine de rien, l’un à droite, l’autre à gauche. Peut-être que ça marchera, s’ils choisissent le bon moment, quand le patron est dans la cuisine et que déboule une troupe de vacanciers bruyants, le front rouge de soleil et les mollets craquelés de sable … Peut-être …
7) Ils se sont installés au milieu du bistrot enfumé, leur place habituelle est occupée. Occupée par des vieux, qui boivent avec ferveur les paroles du type à la télé. Un des jeunes chevelus risque à voix haute : « De Gaulle ne passera jamais », déclenchant une salve de « silence », de protestations, de remarques acerbes, d’injures proférées à mi-voix. C’est tout juste si le garçon peut s’approcher : « Ah, vous êtes là ? Cafés, comme d’habitude ? »