Céline Durand
Soulet surveille son verre qu’elle a posé au hasard sur une des deux tables de plastique blanc. Côte à côte, accolées sur leur largeur, presque jumelles si ce n’est cette différence, ce contraste de teintes des deux toiles cirée, l’une vert anis, l’autre d’un vert plus tranchant. Sur chacune, les mêmes pois blancs parachutés, réguliers et statiques, qui leur donnent un air de famille.
Une voix familière dénonce la laideur, le raté de l’assortiment.
Le regard de Soulet s’arrête sur deux petites chaises assemblées dossier contre dossier, dos à dos au fond du jardin.
Le petit poisson baigne t il dans le bassin ? Soulet ne s’y est pas penchée, le poisson vert s’encastre magnifiquement sur le pied de son verre de rosé. Un poisson …celui là n’a pas été pêché, sa composition en caoutchouc le rend indifférent. Les poissons se font pêcher parcequ’ils n’ont pas de cervelle. Celui là n’en a pas… Voilà qui devrait suffire à satisfaire les convives.
Les bouteilles circulent sans que le ton monte.
Soulet ne parle pas, elle se dit qu’ainsi vont, vont les petites marionnettes…
Peut on prendre un encrier pour tisser une toile ?
Pour modifier une peinture, rattraper une erreur, il faut faire frein avec le pinceau et jongler avec sa palette de couleurs. Des teintes associées, les seules couleurs primaires ne sont fiables qu’une fois mélangées. Oui ou non, faut il les garder intacts ? Non ! mélangées. Ça fait des grosses ratures mais on y place un coup de frein, une écorchure, une cicatrice puis un nouveau coup de pinceau. Le résultat est décevant, les couches successives se confondent,
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finissent par faire un palimpseste. Le résultat définitif est gâché, l’épaisseur forme une croûte hideuse. L’oeuvre finira à la cave. Soulet se demande si elle peut toute entière, disponible, écrire dans une cave. Un rideau alors n’aurait aucune utilité, même pas besoin de le tirer, une porte refermée, une clef tournée. Son verre resté plein pourrait combler un gosier assoiffé. Trinquez, trinquez à la beauté de la vie, parlez !
Soulet s’attarde sur ce qu’on lui demande, reçoit une colère. Cela ne se partage pas comme un bon vin. Ivre, elle libère la colère qu’elle s’avoue à demi, celle qu’elle dépose pour mieux survivre, pour tuer. A-t-elle tué ? À t elle commis un crime ? Pourquoi la taule ? Voleuse de grand magasin, voleuse d’enfant. Le vin fait parler fort. Soulet met le doigt dans son nez et réfléchit : Je suis en colère, je me respecte.
Elle respecte, son cendrier est caché, déposé au sol sous la table pour ne pas importuner. Pour disparaître… Une requête exhaussée. Soulet ne dérange personne. Il suffit de ne pas regarder. Qui voit le cendrier ? L’enlever de la table c’est aussi ne pas exister.
Ne pas s’attarder sur ce qu’on veut d’elle, la voilà de nouveau partagée. Peut -on être à la fois la maladie et le remède. Faire les deux boulots en même temps. Ça engage.
Soulet se dit : j’ai envie d’une photo de famille, pas celle que l’on voit en noir et blanc, mais celle pleine de couleurs, pleine de joies, une photo récente ou pas trop lointaine. Pas celle qui sépare, celle qu’on déchire , celle qui ne trouve pas de place, celle qu’on distribue à la poubelle. Sauver les photos.
Soulet trempe ses lèvres dans l’élixir, n’est pas prête à partager son vin. Elle s’attarde, regarde la cave et non, elle préfère encore cuver son vin au coin de la rue, tituber, claudiquer. Demain c’est la taule qui lui est promise, alors ivre autant profiter de la soirée. Elle revient, part, papillonne. Elle n’a pas de fleurs à butiner, ils les ont toutes coupées, coupés aussi les cheveux, un changement de saison, une
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nouvelle rentrée, une nouvelle entrée. Changer de tête. La sienne est comme un café foutu. Une prise de notes. Une prise de rien. Un thermomètre annonce l’arrivée d’une saison, un changement climatique. Le ciel bleu s’est aujourd’hui voilé, Soulet nez en l’air y voit un ciel de traîne.
Soulet est en colère, Soulet ne boira plus à la carafe, prendra un verre, humera les effluves, le traitera comme un bon vin, pas la piquette de rouge ou de rosé mais celui dont on s’humecte d’abord les lèvres. On le goutte mais tout d’abord on se méfie. Elle ne pensera qu’à elle. Elle seule. Son envie. Un long voyage que le vin prépare. Un vin qui accélère la chute et la dégradation. Un souffle unique qui se perd si on ne l’entretient pas. Une odeur de transpiration qui ne la lâche pas. Le vin ne raconte rien sinon qu’il s’altère vite une fois la bouteille ouverte. Consommée, consumé, décatie.
Seule au milieu des convives, elle éternise l’instant, pour dire, pour prier, pour pas être demain.
Bientôt elle dira : je me respecte.
Elle n’est pas à elle, elle n’est à personne, personne n’est à elle.
Elle passe.