« Éléonore »

Marie-Agnès CHAVENT-MOREL

Puis la Mère Supérieure se lève et désigne le fauteuil en face d’elle :
« Asseyez-vous. Avouez devant Dieu que vous avez volé.
– C’est pas ça.
– Avouez, mon petit.
– J’ai faim.
– Demain, vous déjeunerez. Vous devez rester à jeun, prier la nuit entière. Si vous avouez, Dieu vous pardonnera. »
Dehors, le pommier du Japon rosit entre les forsythias taillés ronds par Monsieur Jean. Mais c’est un autre jardin, celui de l’enfance. Entre les sièges du salon de pierre, une colonie de fourmis besogne. La reine pond. Je n’ai jamais vu la reine, peut-être que sa fonction souterraine au bout d’une galerie ressemble à une honte ?
C’est la première fois que j’ai droit à un fauteuil au moment d’une bêtise. Ça me convient.

Éléonore a huit fauteuils. Tous verts. Sauf celui de sa naissance.

C’est l’histoire que j’écris dans mon lit à la lampe électrique. Après la toilette, l’autre soir, j’ai montré à toutes, une serviette hygiénique. Je l’ai placée entre mes jambes, avec mystère. Il faut avoir un air de mystère. Puis je suis allée au lavabo me rincer les mains comme elles le font toutes. Enfin, je me suis glissée sous le drap brodé à mes initiales. On a éteint. Ma nuit d’écriture a commencé. J’écris l’histoire d’Eléonore, vieille comme personne et qui a tant de fauteuils.

Je suis arrivée dans cette pension au sortir d’un tunnel carrelé, un après-midi de septembre. La bâtisse avait une longue odeur. J’enfilais les couloirs sans recoins jusqu’au dortoir. Trois rangées, un lit, une table de nuit, un lit, une table de nuit, un lit, une table de nuit … On m’a attribué n’importe lequel, juste sous un globe piquant. J’ai sorti de la valise deux draps blancs, une taie de traversin et deux rubans bleus. Il y aurait ensuite la semaine des rubans roses puis celle des rubans jaunes.
C’est la seconde nuit que j’ai pleuré. C’est la troisième nuit que j’ai décidé d’écrire pour ne plus pleurer.
J’ai écrit chaque nuit pendant un an, levant la plume aux pas de la religieuse, la ravivant à l’ombre chinoise qui ôtait le voile.

Eléonore a huit fauteuils. Le premier est celui du père. Profond. Avec des bras à odeur de cigarette et de parfum mêlés. Des bras balançoires où l’enfant élance sa tendresse le soir venu vers celui qui dans le fauteuil ne crie jamais parce qu’il n’est pas debout.
J’écris, soulevant de temps à autre draps et couvertures ; avec l’air viennent d’autres mots et d’autres mots. Peut-être que l’écriture est quelque chose qu’il faut étouffer longtemps pour qu’un mince filet d’air lui donne corps et la couche sur un papier ?

« Si vous n’avouez pas, mon enfant, il y a le châtiment de Dieu. Avouez. »
Je la crois. Depuis toujours, je sais que Dieu punit, mais le Diable m’attire, il est bonheur, il est fou-rire. Dieu lacère les corps. On dirait qu’il les creuse jusqu’à l’âme. Le rêve de ma vie, c’est de ne pas avoir d’âme. Ni de conscience. Ni d’estomac. Je crois que la conscience est dans l’estomac. Dieu n’est pas mon ami. Il a le teint ivoire. La même couleur que les mains de mon grand-père croisées sur le chapelet noir luisant à la lueur des cierges. Dieu tempête. J’aime Jésus. Avec sa longue robe, ses cheveux châtain en boucles sur le cou. Il marche pieds nus, traverse à gué une rivière, suivi d’enfants rieurs. Je les reconnais. Dans la cour, ils jouent avec moi à « Je déclare la guerre ». Je trace les nouvelles frontières avec une craie de couleur ; je choisis le Chili et je gagne toujours. Chili, c’est comme guili-guili. Ça tient du Diable.
« Il est tard, mon enfant, vos camarades sont sorties de la chapelle. Elles se préparent au coucher. »
Avant son coucher, un soir, mon père dira, regarde ! Une cigogne ! Le ciel sera rouge orange. Et le tilleul pleurera. Ce sera l’un de nos derniers soirs. A l’heure du repas, je m’assiérai sur son lit, pendant qu’il dînera à sa table, dos tourné, en pyjama bleu. Je regarderai ses cheveux. Il regardera le ciel carré. Nous ne parlerons pas. Jusqu’à la phrase : regarde ! Une cigogne ! L’image sera un cadeau pour lui.
Peut-être que pour la Mère Supérieure, le cadeau c’est moi, cette fillette assise en face d’elle, sur le fauteuil des visiteurs. Une fillette au moment des dévotions. Une fillette à torturer. Elle, servante du Seigneur.
Elle a une mâchoire de cheval, une haleine qui sent l’hostie avec une pointe de poivre. Des cheveux noirs débordent le contour du voile. Les yeux ne sont pas des yeux pour un regard. Ce sont des yeux scalpels. Leur rencontre déchire en vous quelque chose de vital. Je verrai des yeux semblables quelquefois en rêve. Elle a le nez triste et des mains ternes. Elle prononce tous les mots sur le même ton. En colère, elle a l’apparence d’un étang. A peine quelque clapot pour témoigner d’un excès. Aussi glauque que lui. Je m’en détache vite. Je m’oblige à cligner les paupières dix fois d’affilée. Mes cils cognent à mes verres. Je vis. Ou alors, je m’astreins à renifler trois fois de suite. Il y a des petits gestes qui vous rassurent.
Ainsi, quand mon mari tardera à se coucher, son désir empruntant d’autres sentes, j’ouvrirai et je refermerai brutalement le tiroir de mon chevet. J’oublierai les manquements à l’amour et je m’endormirai.
Une Mère Supérieure ne connaît pas l’amour, c’est pour cela qu’elle est supérieure, elle ne traîne pas dans les rigoles boueuses des aventures. Sa seule aventure c’est d’être mère de personne.
Et moi, serai-je mère ?
Oui, j’aurai trois enfants, deux garçons et une fille. J’irai en 2 CV à mon premier rendez-vous chez le gynécologue. Il ressemblera au Major Thompson. Je le trouverai beau, suffisamment âgé pour infléchir immédiatement ma confiance, suffisamment aimant pour que je ne ressente aucune gêne. J’entendrai battre le cœur de mon premier enfant. Je rentrerai à la maison dans un carrosse d’or. Je serai une reine.

« Mon enfant, votre conscience est lourde. Avouez. »

Un jour, mes parents rentrent de pèlerinage. Ils rangent tout en haut d’un placard, une bouteille ronde, avec une étiquette où la Vierge porte une robe bleue. Ils oublient la bouteille. Plus tard, je la prends, la verse entière sur mes yeux en grande myopie. L’eau provient d’une source miraculeuse. Demain, je verrai. Le lendemain, rien, sinon le flou. Et tant mieux. Je n’aurais pas supporté une vie aux arêtes plus vives. Une mauvaise vue ouvre le regard à des indices non communs. Peut-être parce que le regard net est submergé de détails. L’œil myope plonge dans la nébuleuse, en extirpe une poussière et la hisse au rang d’essentiel. Il y a entre le monde et moi, le flou nécessaire à mes replis. La mère Supérieure a des lunettes larges. Un trait noir borde le verre tout en haut. On dirait un autre sourcil. Elle est laide. La beauté, c’est maman, la voix de maman. Ses mains, son rire.

« Pourquoi souriez-vous, Mademoiselle ? Vous vous moquez ?
– …
– J’ai envie de vous gifler. »
La claque part. Sur ma joue droite. Je tends l’autre joue. Rien. Sinon un léger tremblement aux commissures de ses lèvres. Elle croise les mains. Qu’elle est vieille ! Elle se penche en avant au-dessus du bureau. La croix de buis frappe l’encrier. Un bruit que j’aime.

J’écris bleu ourlé d’or dans l’ombre de mes draps, sous la lampe électrique. Il y a peu d’espace. Je pose le cahier bien à plat sur le matelas. La lampe, guidée par la main gauche suit le stylo. J’ai le poids du drap et des couvertures à l’arrière de ma tête. J’utilise un stylo argent grand comme ma main. Je le tourne et la mine sort. Je le tourne et elle rentre. L’ombre sur la page, on dirait une fusée. L’ombre de ma main, on dirait une colline. Quand j’ai fini d’écrire sept lignes, j’éteins la lampe, je la pose. De ma main gauche, je crée une ouverture, je respire. Puis je continue.

Éléonore a huit fauteuils. Tous verts. Le deuxième est un fauteuil tournant. Elle ne l’occupe que pour chanter. Elle monte sur l’assise, se tient accroupie, puis pendant des heures, elle déroule chant après chant. Celui qu’elle préfère, c’est la berceuse italienne : « Io ti daro’, ti daro’ una cosa, ti daro’ una cosa, una cosa che Dio solo sa, ole ! ». Eléonore a une voix sans bruit. C’est une voix gouttelette, une voix proche de la nôtre, la voix du dedans, celle gardée uniquement pour soi. Celle que personne n’approchera jamais ou peut-être, si, les enfants, avant leur présence à la Terre. J’imagine la voix d’Eléonore comme l’eau dans l’aqueduc, jusqu’à la première fontaine.

« Suivez-moi, mon enfant, il vous faut la prière. »
La chapelle est froide. Elle sent l’encaustique et la bougie éteinte. Je m’assois mais je dois me mettre à genoux. Ma croûte va se rouvrir. « Acte de Contrition : Mon Dieu, j’ai un très grand regret de vous avoir offensé parce que vous êtes infiniment bon, infiniment aimable et que le péché vous déplaît. Je prends la ferme résolution avec le secours de votre Sainte Grâce de ne plus vous offenser et de faire pénitence. »
Le cabinet de pénitence où je perds Sophie quelques pages coupable d’emportement contre Marguerite de Rosbourg. J’ai honte de poursuivre le plaisir de lire sans elle. Elle réapparaît sur l’illustration suivante, en robe de percale blanche. Cheveux raides. Comme les miens. Sous la pluie, je boucle et dans le miroir, je suis encore plus laide. C’est un apprentissage le regard. Surtout le regard sur soi. Il provient de l’origine, du temps d’un désir en amont qui vous mène à la vie. Un désir qui ressemble peut-être à la lampe rouge au-dessus de l’autel. J’aime bien le rouge. Pour ma communion solennelle, j’ai reçu un portefeuille en cuir rouge. De Cordoue. Il sent l’Espagne.
Depuis, j’ai des portefeuilles en cuir rouge, des gants en cuir rouge, un stylo à plume rouge et son étui rouge. Le cuir est rouge. Sauf pour les chaussures.
La Mère Supérieure porte des chaussures félonnes mais sa toux sèche la trahit. On l’entend arriver du bout d’un couloir. Et même si je ne l’entends pas, il y a d‘abord son odeur, une odeur de cheveux sous le voile. Je ne pourrai croiser une religieuse dans la rue sans immédiatement me souvenir de cette odeur de cheveux sous le voile, écœurante comme lorsqu’on a trop faim. C’est une odeur que l’on ne sent que de loin, sitôt qu’on approche, elle se transforme en autre chose, selon les jours ou selon les religieuses, ce peut être une odeur de bouillon, de fruits confits ou de Javel.

Le troisième fauteuil est un fauteuil de soleil où l’après-midi bourdonne. Eléonore attrape les papillons. Le fauteuil est sa vitrine.
« Lequel désirez-vous, Madame ? Celui aux ailes jaune citron ou son voisin à ailes noires et rouges.

C’est pour offrir ?

Voilà, Madame. Merci. Bonne soirée. »

Au bord de la pièce d’eau, je suis une marchande de lait. J’emplis des pots avec une mesure d’un demi-litre. J’ai de nombreux clients. Tous discutent longtemps. Du temps, des enfants, des maladies. Il y en a même qui parlent d’amour. Je leur réponds. Je sais de longues choses sur l’amour, par exemple qu’il faut rester vierge jusqu’au mariage. Les hommes ne se marient pas avec des filles faciles. Mais un homme, lui, doit mener sa vie de garçon. C’est une garantie à la fidélité. Puis je deviens bouchère. Je vends des beefsteaks. Ce sont des feuilles de laurier. Là, ce n’est pas comme le lait. J’ai des clients masculins. La viande est une histoire d’homme. Je parle à mon époux dans l’arrière boutique. Il a beaucoup de travail et ne peut pas toujours répondre. J’annonce le prix. C’est toujours un prix rond pour ne pas avoir à rendre de monnaie. Il y a peu de cailloux dans le jardin.

La chapelle garde l’odeur de la prière du soir. La Mère Supérieure est assise sur le prie-Dieu. Je regarde droit devant mais je la vois. Laide, boutonneuse, poilue. Seigneur, je la hais. Je voudrais, Seigneur, que tu la condamnes. Je sais que tu es bon. C’est écrit dans mon livre de catéchisme. Si tu es juste, c‘est elle que tu dois punir. C’est elle, n’est-ce pas, Seigneur ?

Dans toute ma vie, je n’entrapercevrai jamais la justice de Dieu. De visage en visage, je regarderai flétrir l’espoir. De mère en fille, j’observerai l’œuvre de distance. Il est des arrachements vitaux, il est des arrachements inutiles. Rencontres de tendresse non reconduites. Piège tombé.

Dans la Chapelle, je prie. On dirait que la Mère Supérieure dort. Je me signe. Je me lève. Rien. J’avance jusqu’à la porte. Rien. Je l’ouvre, la referme, marche précipitée sur le dallage blanc et noir jusqu’à la première volée d’escaliers. Je grimpe à toute allure. Les ombres tremblent sous la lueur des veilleuses. A mi-étage, j’entre dans les toilettes de la tourelle. Je ne tire pas la chaîne. Je sors. Deuxième volée. Troisième volée. J’ai faim. Je sors de ma poche sale les deux pains d’épices dérobés au dessert, cause de ma punition. A pleins doigts, je les fourre dans ma bouche triste. Je n’en sais pas le goût. J’avale rond. J’entre dans le dortoir. On dort en respirations dysharmoniques. Ça sent la soupe froide et le sommeil. Mon lit. Ma lampe. Mon cahier. Mon odeur.

Éléonore a huit fauteuils.
Le quatrième est vert doré. Massif. Il gît dans une rue de New York, sous un platane. L’un des pieds est brisé. Et l’on voit le crin cascader jusqu’au trottoir. Eléonore s’assoit. Elle chausse une paire de lunettes de soleil. Elle est une star incognito dans la ville aux courants d’air à angles droits, une star venue de France. Tout à l’heure, elle ira près du lac et son château tout à l’envers et l’ombre plus longue des gratte-ciel gondolant et les nuages désordre quand les barques et les pagaies créent la perturbation. En attendant, elle a tout l’or du fauteuil.

Laisser un commentaire...

Vous devez vousconnecter; pour laisser un commentaire.