Un peu de philo ?

« L’acte est vierge même répété »

Cet aphorisme de René CHAR tiré des « Feuillets d’Hypnos » a, parmi d’autres, retenu mon attention pour cette page philosophie car il sonne comme un défi, comme une provocation à la pensée.
Char lui-même ne définit pas le contenu de ses Feuillets comme des aphorismes mais comme des notes. Nous reviendrons sur les circonstances qui présidèrent à leur rédaction. Dans son court propos d’introduction, c’est en poète, avec la fulgurance et l’énergie propre de son verbe que Char s’exprime. En témoigne le passage conclusif de sa présentation liminaire des Feuillets :
« Ces notes marquent la résistance d’un humanisme conscient de ses devoirs, discret sur ses vertus, désirant réserver l’inaccessible champ libre à la fantaisie de ses soleils, et décidé à payer le prix pour cela. »
Ce passage, s’il nous signale avec force l’engagement du poète, sa dimension morale, indique aussi le point extrême et le risque inhérent à la manifestation, l’expression de cet engagement. Par leur concision, leur caractère énigmatique, ces notes et particulièrement celle dont j’ai choisi de tenter de creuser le sens, participent pleinement de ce genre philosophique pratiqué par maints philosophes depuis l’Antiquité.

« Texte court constituant un tout de signification » (définition empruntée au dictionnaire de philo de C. Godin), l’aphorisme, par sa brièveté, le caractère extrêmement ramassé, parfois énigmatique de sa formulation, me semble, en la circonstance, adapté aux notes des Feuillets. L’aphorisme se refuse en effet, à tout développement discursif explicatif, à tout commentaire et par cette réserve même, ouvre un espace, crée une attente, nous invite à le penser, le méditer. Il suscite chez qui le reçoit, quelque chose comme un écho, une approbation, une contradiction, un questionnement. Reprenons chacun des termes pour les relier en un même mouvement discursif pour le coup !
Approbation constituerait, à un premier niveau d’analyse, une adhésion (au sens physique de : coller à), un accord, la reconnaissance d’une vérité communément partagée… Assentiment, l’aphorisme ne revendique-t-il pas par ce caractère fortement assertif, voire performatif (qui contient en lui-même parfois une potentialité d’action), l’énergie interne qui le soutient, un caractère d’évidence ? Pourtant, dans le même temps, cette assise n’est-elle pas d’emblée ébranlée dans sa formulation même, ne contient-elle pas en germe, sa propre négation ?
Contradiction donc, c’est-à-dire opposition terme à terme à la proposition initiale, un énoncé qui prendrait l’exact contre-pied de l’aphorisme. Par exemple, ici « En tant qu’il est répété, l’acte ne saurait être vierge ». Cette négation de ce qu’affirme Char dans sa note, signifierait que le fait même d’être répété est de nature à disqualifier le caractère vierge de l’acte. Vierge donc nouveau, pur, « intact », « qui n’a été soumis à aucun usage, à aucun travail » débarrassé de tout soupçon de reproduction du même. Autrement dit, en tant qu’il est répété, l’acte contiendrait en lui une histoire ou la trace d’une histoire qui serait la négation même de sa nouveauté. Le qualificatif « vierge », nous renvoyant aussi aux connotations plus directement liées à la sexualité comme continence, chasteté, et bien sûr, à la religion. On voit déjà dans cette énumération, le caractère à la fois polysémique et problématique de ce terme, problématique en ce sens qu’il apparaît d’emblée comme chargé de connotations morales, religieuses. Le choix de ce terme par Char nous fait signe pour ne pas éluder cette complexité et nous renvoyer sinon à une lecture mystique ou spirituelle de l’aphorisme, du moins ce qui peut s’en rapprocher, poétique (cousinage pointé par Yves Bonnefoy), morale, et somme toute philosophique. Nous voici donc engagés dans le troisième terme évoqué en introduction, celui de questionnement.
« Mettre à la question » c’était mettre à la torture dans le but de forcer l’accusé à l’aveu.
Questionnement pour nous à propos de l’aphorisme de Char qui consiste à tenter d’en déployer (expliciter) la complexité qui s’y trouve contenue (impliquée, c’est-à-dire enfouie, engrammée dans ses plis), d’en exprimer toute la substance. Cet itinéraire, ô combien fastidieux, ayant peut-être pour but moins de nous apporter les lumières de la raison que de nous apprendre quelque chose sur nous-même et, singulièrement dans le registre de l’agir, nous aider comme ce fut le projet de la sagesse antique, à nous gouverner nous-même. N’oublions pas la définition du terme même de philosophie « amour de la sagesse »

Revenons à présent, à l’aphorisme de Char « L’acte est vierge même répété » : un questionnement philosophique consiste par conséquent, à tenter de s’élever au-dessus des évidences premières ; nous avons vu aussi que l’aphorisme et singulièrement celui de Char, par son caractère paradoxal, énigmatique provoque lui-même ce mouvement. On appellera ce mouvement, interprétation, ce qui nous permettra de laisser le champ ouvert à d’autres possibles, à des objections.
Comment alors aborder ce caillou noir, cet aérolite ? Extraire les mots de leur gangue, de strates de sens accumulées par l’histoire de la langue, autrement dit l’étymologie ? Une démarche quelque peu laborieuse, pas dénuée d’intérêt…. mais que les fulgurances et l’opacité du verbe de Char ne manqueraient pas de décourager le tâcheron que je suis ! D’ailleurs n’entendons-nous pas le poète nous dire au début des feuillets « Ne nous attardons pas à l’ornière des résultats » ou pire pour notre propos, « Curiosité glacée. Evaluation sans objet ».
Un détour historique ne manque pourtant pas d’intérêt, détour historique et contextuel pour sonder les circonstances qui ont amené le poète de la Sorgue à rédiger ces fameux « Feuillets ». Nul n’ignore à présent, peu après ces moments désormais ritualisés et dûment monnayés par notre système éditorial, la rafale de célébrations, commémorations et autres hommages qui ont pris pour cible notre poète à l’occasion du centenaire de sa naissance, c’était en 2007, il y a bien longtemps déjà dans notre monde pressé et stressé. _ La circonstance majeure qui préside, en effet, aux « Feuillets d’Hypnos », est la Résistance, l’engagement du poète entré en lutte contre l’occupant nazi. Sous les traits du capitaine Alexandre, Char met en veilleuse son écriture pour se consacrer à l’action, diriger, animer, inspirer un réseau de Résistance. Il rédige donc ses aphorismes sous l’empire, l’emprise de l’action et ses urgences, la tension physique et psychique qu’elle provoque. Echo (le fameux Verbe performatif !) à l’action, aux dangers encourus dans le maquis par lui et ses hommes. Circonstance qui nous permet d’orienter notre lecture et de comprendre l’énergie et la concentration de cette écriture. En parcourant les 237 aphorismes des « Feuillets » on voit qu’au-delà de cette première approche, le poète nous livre lui-même une piste d’interprétation possible au numéro 207, il nous dit en effet : « Certains de mes actes se frayent une voie dans ma nature comme le train parcourt la campagne, suivant la même involonté, avec le même art qui fuit. ». Je relève « se frayent une voie dans ma nature », « involonté » et « art qui fuit ».

« Ma nature » si elle peut se retrouver dans des équivalents approximatifs comme caractère, tempérament etc.…, l’expression « mes actes se frayent une voie dans ma nature » semble nous amener au-delà d’une simple indication psychologique. La connotation très physique qu’induit l’expression nous entraîne à dépasser le fameux dualisme corps/esprit ou psyché et à considérer ces deux entités comme un tout engagé dans l’acte, sans prééminence de l’un par rapport à l’autre, comme le pensait Descartes de la raison dominant le corps « comme un pilote en son navire ». Le néologisme « involonté » semble lui aussi nous conduire dans cette voie d’interprétation. On peut, paradoxalement, rapproché cette involonté de la notion nietzschéenne de volonté de puissance, autrement dit, pour l’auteur d’ « Ainsi parlait Zarathoustra », cette notion doit être entendue comme une notion dynamique qui participe de la nature universelle de la vie c’est-à-dire, une force éminemment créatrice (non ce travestissement opéré par les nazis avec la complicité de la sœur de Nietzsche, de volonté de domination). Avec la métaphore du train Char renforce, redouble son expression et conclut par cette notation, « avec le même art qui fuit », qui ouvre à une autre dimension, plus énigmatique. « Un art qui fuit » évoque la fuite du temps, l’impermanence mais aussi le geste poétique, cet art qui fuit n’est plus verbe, il s’incarne, se manifeste, se prolonge directement dans l’action.
Tous ces éléments réunis semblent entrer en résonance avec deux philosophes forts éloignés de nous dans le temps et presque contemporains l’un, qui participe de l’origine de la philosophie occidentale, Héraclite (VIème siècle avant J.C.) et l’autre, chinois, Lie Tseu (Vème siècle avant J.C.) Tous deux affirment que « tout change, tout se transforme », à l’image du fragment célèbre d’Héraclite « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ». Tout change, tout se transforme » signifie aussi que nous sommes pris dans le flux des choses. On peut en déduire que nos actes, même s’ils semblent se répéter à l’identique, sont appelés à se transformer. Leur valeur, leur tonalité change, en fonction des circonstances, leur signification se déplace sans que nous en ayons, le plus souvent, conscience.

Il me paraît opportun d’évoquer à ce stade de notre développement, la conception psychanalytique (ou tout au moins portée par une partie des psychanalystes) de la notion de répétition. Freud en premier lieu, voit dans cette tendance qu’a le sujet à revivre symboliquement et de manière inconsciente des situations traumatiques (ce qu’il appelle compulsion de répétition) une expression de la pulsion de mort. Char, au contraire, nous indique que l’acte même répété est toujours vierge, on pourrait dire neuf, dans le sens où comme d’autres psychanalyste l’acte dans son authenticité absolue est d’abord traversé par des forces inconscientes, le désir, (mes actes se frayent une voie dans ma nature dit-il), avant que d’être acte conscient, soumis à notre volonté et à la raison raisonnante.
C’est assez dire, la puissance de l’intuition, notamment dans les moments où notre être est comme débordé de toutes parts par l’urgence de l’action. Certains moments critiques que Char a connu, l’inclinent à penser ainsi l’acte (comme production d’une ou d’une séries d’action) comme la décision (on pourrait ici parler de moment décisif) qui le prépare comme largement soumis et conduit par des forces qui le dépassent. Répétition n’est ici pas à entendre comme routine, piétinement, répétition mécanique des mêmes gestes, la répétition amène au contraire à redécouvrir à chaque instant la puissance (au sens aristotélicien) contenue dans l’acte. Acte qui signifie ici, agir et être agi dans une dialectique vécue par l’être dans le mystère du lien qui le lie indéfectiblement au Tout, au monde. Comme le geste de l’archer Zen (ou celui du peintre calligraphe) dépourvu de toute volonté, en quelque sorte branché sur l’énergie (Ki ou Yi) universelle, parvient à toucher le centre de sa cible. L’archer (ou le calligraphe) parvient ainsi à atteindre cette plénitude du geste en deçà ou au-delà de toute technique. Ceci n’est rendu possible qu’au prix d’une abdication de toute intention et de toute volonté donc acceptation de la dilution du moi dans le Tout (ce que les japonais appellent satori, les Chinois, le Tao), donc acceptation d’être re-lier. L’archer Zen, étant à la fois, la flèche et la cible.

Bergson tout en n’allant pas aussi loin dans cette ordre de pensée, la rejoint par ce qu’il appelle « l’acte libre » dont il dit que « seul l’acte qui émane de notre moi profond « fondamental » et non cette croûte faite de sensations vagues, d’impressions, de mentalisation » croûte qu’il compare à un magma, à une sorte d’agrégat. Pour l’auteur de « l’évolution créatrice », « seul l’acte où l’âme entière est engagée dans une décision libre apparaît comme libre » et précisant sa pensée, il poursuit : « l’acte est d’autant plus libre que la série dynamique à laquelle il se rattache tendra davantage à s’identifier avec le moi fondamental ». Bergson oppose l’acte libre à la somme de nos actions quotidiennes qu’il assimile à « des actes réflexes ».

Je ne peux enfin résister à propos de la répétition, à évoquer ce que représente répétition dans le monde du théâtre, du spectacle vivant. Cette pratique que l’on voit déjà directement évoquée dans un passage (à la scène 1 de l’Acte III) du « Songe d’une nuit d’été » de Shakespeare où un groupes d’artisans s’efforce de mettre en scène avec un moyen fort rustique, la fameuse scène où Pyrame courtise Thysbé en vue de la présenter devant la cour de Thésée.
La pratique de la répétition au théâtre n’est pas seulement le fait d’un entraînement, d’un perfectionnement de l’œuvre comme l’artisan mettant tout son art à former l’objet le plus fini, elle est d’abord, un saut dans l’inconnu, une quête, une recherche, une expérimentation à partir d’un texte, c’est-à-dire d’êtres de papier, (ou à partir de tout autre matériau). La répétition, en ce sens vise, à rentrer dans la compréhension la plus haute d’un texte, à tenter d’en saisir la complexité, à casser les évidences d’une première lecture littérale, en expliciter la richesse des enjeux. Il s’agira aussi de mettre en mouvement un collectif d’acteurs, de mobiliser l’intelligence collective, comme la singularité de la personne de l’acteur pour tendre vers la représentation qui est à la fois aboutissement d’une recherche mais aussi idéalement réactivation de cette recherche par l’interaction toujours risquée, renouvelée avec le public. Dans cette pratique qu’est le spectacle, l’acte lui aussi doit tendre à rester vierge… même s’il a connu beaucoup de répétitions. Peut-être, le but ultime de la répétition est-il non de perfectionner une mécanique mais de faire advenir, à chaque représentation, du nouveau.

Ce court essai n’avait d’autre but que d’esquisser quelques pistes de réflexion à partir d’un énoncé a priori paradoxal résistant à l’analyse, à une compréhension immédiate, comme beaucoup de notes ou de poèmes de R. Char. Ce que j’ai voulu montrer c’est que ce genre de provocation à la pensée peut nous conduire loin des territoires balisés du rationalisme et nous inviter à nous aventurer à penser autrement, nous donnant la chance d’approcher des pratiques aussi diverses que la littérature, les arts, d’approfondir notre relation à nous-même, l’art presque oublié des premiers philosophes, l’art de nous gouverner nous même.

J’attends bien entendu vos réactions à cet article, vos suggestions ! Christian Zimmermann/juin 08

Lectures : R. Char – Feuillets d’Hypnos – folio plus Héraclite – les fragments coll. GF Lie Tseu – Traité du vide parfait – idées Gallimard E. Herrigel – Le Zen dans l’art chevaleresque du Tir à l’Arc – Ed. Dervy H. Bergson – Essai sur les données immédiates de la conscience – PUF


 

Le Maître Penseur et le novice
récit

Parcourant le long couloir éclairé par de mornes néons, il se dirige vers la salle, passant devant des portes closes entr’ouvertes çà et là sur des bureaux inoccupés, des portes à double battant, flanqués le plus souvent d’un numéro ou d’une plaque portant des inscriptions. Ils sont déjà une bonne vingtaine massés devant la porte, attendant un signal, probablement son arrivée à LUI. La grande salle est encore inoccupée. Autour, courant le long des murs et des baies vitrées donnant sur une cour intérieure, des tables aux plateaux de bois clair usés par des générations de laborieux, des rangées de chaises dont on aperçoit les dossiers en contreplaqué écaillé.
Ils se sont engouffrés dans la salle, se sont installés à SA suite après que son accompagnateur LUI a ménagé un passage au milieu d’eux. Au fond de la salle, devant le tableau en stratifié blanc, un grand espace libre l’isole LUI, alors qu’ils ont pris place, entassés sur les chaises alentour, se faisant des politesses, se faisant de petits signes de reconnaissance, ne pas être les derniers à occuper les bonnes places comme s’ils voulaient tous le voir, LUI, assis seul au milieu d’un espace vide. Saisi brusquement par le trac, Il est resté planté là sur le seuil de la salle, par crainte d’être placé trop près de LUI, d’être exposé aux regards de l’auditoire, près de l’Autre là-bas en train d’étaler quelques notes éparses. Une chaise était encore libre, entre un barbu chaussé de grosses lunettes de myope, à la barbe envahissante, broussailleuse, et une frêle jeune femme au teint diaphane, aux cheveux blond vénitien. Il s’y installe dans la précipitation, à distance respectable, noyé dans la masse de ceux qui se sont pressés pour venir l’écouter LUI. Puis, toutes les places laissées libres ont été occupées par eux, ceux qui semblent constituer sa garde rapprochée à LUI. Il se dit « garde rapprochée », puis se ravisant pense « disciples » bien que la scène n’ait rien à voir avec la sainte Cène, quoique…
Il n’entend rien à ce qu’il dit LUI, l’autre, là-bas, du haut de sa chaire –quoique rien ne le distingue des autres – du haut de son magister, du haut de son savoir spécialisé et encyclopédique, capable de se mouvoir avec aisance dans des domaines de la connaissance, éloignés, tout en restant fermement aimanté au fil de son raisonnement, malgré les digressions surprenantes, quoique toujours éclairantes qu’il apportait à son sujet. Il se demande comment tout cela s’était accumulé dans sa tête à LUI, qu’est-ce qui avait pu déclencher cet appétit de savoir, pour suivre cette trajectoire où une pensée se forme au fil des jours, à coups de prises de notes, de réflexions, de rêveries, de questions, d’hypothèses comme un tout ordonné par un lent processus de coagulation en un amas cohérent, en quelque chose qui ne sera pas tout à fait nommé mais qui porte en lui déjà latent, un sens, ouvre une voie, une voie nouvelle pour de nouvelles questions. Sens qui ne peut naître que d’une certaine confusion avant qu’un concept nouveau ne soit formé. Il se demandait comment cet Autre là-bas, qui parlait comme en un long monologue distillé dans une conversation entre amis, était parvenu à suivre ou plutôt à tracer son chemin dans l’épaisse forêt des notions, des références, des problématiques récurrentes abordées depuis des millénaires avant LUI. Il se demande quel trajet, LUI, l’Autre avait effectué pour en arriver là, là où Il en était maintenant, à incarner cette parole dans cette voix, ce flux verbal fluide avec ses tours et ses détours, ses incises, ses commentaires, ses questions envoyées à l’encan comme si de rien n’était, à un auditoire pétrifié. Il se demande si cette aisance, cette virtuosité de l’intellect qui rayonne autour de LUI, avait un corps, s’enracinait, trouvait son lieu de germination dans un corps auquel il fallait une respiration, ce que les anciens appelaient une complexion particulière qui facilitait la métabolisation de ce savoir, son alchimie – métaphore éculée, faible convenue trop peu subtile pour saisir la complexité de ce processus génétiquement, viscéralement enclenché depuis l’enfance.
LUI, l’autre là-bas, entouré de sa cour, de ses affidés qui ne pouvaient revendiquer autre chose que de n’être que de pâles copies du Maître, de simples faire-valoir, intelligents certes, qui avaient déjà gravi quelques échelons de sa pensée à LUI, des initiés qui parfois d’une question chantournée pouvaient embarrasser l’auditoire mais qui ne parvenaient jamais à le déstabiliser LUI, qui avançait imperturbable dans son discours, sans hésitation ou marquant parfois une légère hésitation, une hésitation feinte, comme la feinte de corps d’un boxeur ou d’un joueur de football pour mieux prendre l’adversaire, le questionneur imprudent, à contre-pieds, le prendre à son propre piège, non pour l’humilier mais pour englober sa question dans le fil de sa démonstration à LUI, entraînant toute cette meute d’assoiffés de savoir, là où ils ne l’attendaient pas, LUI. LUI, leur révélant impitoyablement, quoique toujours avec élégance, tendresse presque, leur inaptitude relative, pour certains, à le suivre sur les sommets de la pensée qu’IL leur faisait brusquement entrevoir. LUI, avec son sourire énigmatique, « voltairien », épithète que l’un de ses commentateurs attitrés avait accolée à son nom, signe même de son style de pensée qui, lorsqu’IL parlait en public donnait l’impression d’être improvisé sans qu’à aucun moment, on ne pût jamais le soupçonner de sacrifier aux effets de manche d’une rhétorique truquée mais qui, au contraire, apparaissait comme la quintessence d’un long travail souterrain, d’une longue et minutieuse recherche. À l’instar du guide de haute montagne, cherchant méthodiquement une voie dans un chaos rocheux et s’exposant en première ligne au risque de se perdre ou de dévisser, LUI, s’aventurait dans des espaces qu’il était le premier à explorer, au bord de s’égarer dans des aberrations, dans la complexité inouïe, surhumaine des sujets auxquels Il s’affrontait. Parfois c’était au prix de méandres ou de sautes brutales de raisonnement, qu’IL parvenait à faire ressortir une question, une hypothèse essentielle qui comme par magie illuminait le chemin hasardeux qu’il venait de parcourir. Victoire toujours provisoire qui l’amenait sans s’y attarder, en aventurier de la pensée, à plonger avec délectation dans d’autres matières opaques. Et tous étaient là, médusés, cessant de griffonner nerveusement leurs notes, écoutant la musique des sphères, le silence fécond où les disciples pouvaient à loisir, pour les plus experts d’entre eux, puiser leur miel, avancer d’un degré supplémentaire dans leur propre cheminement, esquisser quelque contre-argument, objection, qui serait immanquablement, quoique toujours avec une exquise politesse, repoussés par LUI, renvoyant l’audacieux à ses interrogations, l’invitant à s’aventurer plus loin encore. Ceux qui s’efforçaient simplement de le suivre, ils étaient saisis, fascinés par ce brio, cette profondeur insondable, inaccessible, de Sa pensée et se bornaient la plupart du temps à n’en accrocher que quelques bribes, quelques éclats, n’en écouter que la ligne mélodique, le haut chant. Parole vive, musique qui les imprégnerait à tout jamais, se logeant au fond de leurs oreilles comme la mélopée d’un chaman. Elle s’insinuerait dans leur histoire, dans leur vie, malgré eux, au-delà de l’oubli, au-delà d’eux-mêmes, leur ouvrant d’autres portes que celles que leur ouvrait le jeu des contingences, des déterminismes qui les avaient façonnés. Cette musique de la parole se réveillerait de temps à autre en eux, les accompagnant dans leur vie, se frayant une place particulière dans les plis de leur cerveau, de leur être, modifiant leur manière d’être au monde.
Final de la conférence, volcan jetant ses dernières étincelles. LUI, plongé dans ses pensées, entend à peine les interpellations de ses proches, salue machinalement les têtes connues. Assis, immobile, le dos à la lumière, il efface le barbu à lunettes et la blonde diaphane, il efface les bruits de l’assistance, qui déjà se pressait hors de la salle. La feuille disposée devant lui était blanche.

Christian Zimmermann/ octobre 07

Évocations croisées de mes premiers cours de philosophie, et plus tard des cours de Philippe LACOUE LABARTHE, d’Armand ABECASSIS, d’une conférence d’Umberto ECO, d’enregistrements des cours de Gilles DELEUZE et de la lecture d’un livre d’entretiens (Pourparlers)