« L’œil de verre »

Yanick STEVANT

– Papi, s’il te plaît, raconte– nous une histoire.

– Je vais vous raconter celle du grand– père de mon grand– père, Célestin, qui vivait à l’époque de Laurent Mourguet.

– Dis, Papi, c’est qui, Laurent Mourguet ?

– C’est le créateur de Guignol, la marionnette la plus célèbre de France. Rappelez– vous, nous sommes allés le voir au théâtre du Gourguillon, l’été dernier.

– Ah oui, c’était rigolo, Guignol frappait toujours le gendarme avec son bâton.

– Même que ça claquait drôlement fort ! La première fois, j’ai sursauté.

– Voilà, c’est cela, les enfants… À l’époque, Célestin, c’était un gone, et ses parents étaient assez pauvres. Il n’avait qu’une seule paire de souliers, à la semelle trouée par l’usure.

Un jour, il se rendit à l’inauguration du Parc de la Tête d’Or, à Lyon. Il y avait une foule considérable pour cette grande fête populaire. Des orgues de barbarie jouaient leur musique. Tous les enfants du monde s’arrêtent pour l’écouter, sourire aux lèvres. Des forains vendaient des marrons chauds, brûlants et difficiles à éplucher. Même qu’un marchand lui en avait offert un, parce que c’était la fête. Des banderoles de toutes les couleurs régalaient les yeux. De toutes les couleurs aussi, les robes des dames, les manteaux des enfants, les chapeaux des messieurs. Enfin, on entendait à des dizaines de mètres des cris de singes, des barrissements d’éléphants ou des rugissements de lions donnant des frissons tout le long du dos.

Célestin avait passé la journée à arpenter toutes les allées du Parc. Il était tellement excité, il voulait tout voir. Il avait senti les mille parfums inconnus de fleurs et d’arbres des serres exotiques, admiré des animaux que pour la plupart il n’avait jamais vus en vrai et compté les barques autour de l’étang. Il avait croisé un écureuil et l’avait attiré avec le marron refroidi du marchand, qu’il n’avait pas osé manger jusque– là. Tant mieux, ça n’aurait pas plu à l’écureuil.

Alors que là, l’enfant avait pu le toucher.

Et puis il a vu Laurent Mourguet.

– Il le connaissait, dis Papi ?

– Non. Il était assis près de l’étang, à regarder la lente ronde des barques. Il se disait qu’en ramant, il faudrait au moins trois ans pour descendre le Rhône jusqu’à la mer.

Un peu plus haut, un groupe pique– niquait.

– Il faisait partie du groupe, Laurent Mourguet ?

– Oui, tu as bien deviné. Il racontait qu’il était en train d’écrire des spectacles de marionnettes. Il était sûr qu’on les jouerait encore cent ans plus tard, parce que ça plaît aux enfants et qu’il y aura toujours des parents pour y emmener leurs petits.

– Il avait raison, Papi. Même nous, on en a vus.

– C’est vrai, il avait raison. Ensuite il parla des marionnettes qu’il avait inventées : Gnafron, le gendarme et surtout Guignol. Il était en train de les fabriquer et venait de dégoter, dans une boutique, les yeux parfaits pour Guignol : de jolis yeux en verre, tout ronds, ni trop petits ni trop gros, la bonne couleur. Pour lui, c’était comme s’ils avaient été en or, tellement il avait consacré de temps à leur recherche.

À ce moment précis, un cygne, approché lentement du groupe, se jeta sur un reste de pain. Laurent Mourguet, qui montrait les yeux au public, sursauta si fort qu’il les lâcha. L’un d’eux roula le long de la pente, vers Célestin, qui dans un réflexe, le bloqua en marchant dessus. Par sa semelle trouée, l’œil entra dans sa chaussure. Pendant ce temps, l’on tentait de chasser le cygne voleur. Ah, quelle pagaille ! Ça hurlait, ça piaillait, ça battait des ailes…

Célestin, lui, en profita pour s’éclipser, en boitant à cause de l’œil. Bien sûr, il aurait dû rendre l’objet, mais pour la première fois de sa vie, il possédait un « trésor ». Alors, il l’a gardé. Plus tard, il l’a fait monter en pendentif, un bijou qui se transmet de mère en fille dans la famille…

– Oh, le collier de Mamie.

– Oui, le collier de Mamie. Voilà, les enfants, l’histoire de Célestin, votre ancêtre à cause de qui Guignol n’a jamais eu les yeux qu’il aurait dû avoir.

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